<<Page précédente Sur l'auteur



La doctrine sociale au sein d’une société secularisée

 

Les prolongements sociaux de la foi

 

L’enseignement social que l’Eglise Catholique entend élaborer en partant des vérités révélées dont la propagation et l’interprétation lui appartiennent en exclusivité, ne saurait pas être considéré comme «une doctrine à mettre sur le même plan que le libéralisme et le socialisme. Il n’est pas un ,,système” de la société, élaboré à partir d’une quelconque vision philosophique du monde, mais la déclaration des implications sociales d’une foi religieuse» [1] . Cela étant, il serait, toutefois, faux de croire que cet enseignement se réduit àune simple énumération des exigences essentielles puisées au christianisme, susceptibles d’une traduction plus ou moins précise dans des comportements individuels et collectifs.

Construite sur les fondements théoriques jetés par Léon XIII à la fin du XIXe siècle, la doctrine sociale catholique s’est progressivement développée et enrichie au moyen des interventions ultérieures que les Souverains Pontifes ont eu à l’égard des problèmes spécifiques de leur temps. De cette évolution graduelle témoigne même l’émergence du syntagme doctrine sociale. D’abord philosophie chrétienne, chez Léon XIII, ensuite philosophie sociale, chez Pie XI, elle n’emprunte cette forme que dans le discours de Pie XII.

De cette manière, au fil d’une centaine d’années, a pris clairement corps, dans l’espace catholique, une conception chrétienne de la vie politique et sociale qui, en vertu de sa cohérence, peut prétendre à un véritable projet de société. Toutefois, il serait difficile d’affirmer que les Souverains Pontifes mettent au point, jusqu’au dernier détail, un modèle précis de vie économique et sociale. Capable d’inspirer des actions politiques spécifiques, l’enseignement social de l’Eglise, en vertu de l’autonomie reconnue du monde du César, ne pourrait être, en lui-même, doctrine politique. Ainsi, «lorsque des précisions plus grandes sont fournies à propos de l’économie ou de la politique, ce n’est pas d’un point de vue technique, mais plutôt pour fournir un support concret à des normes d’essence éthique» [2] dont l’application ne dépend nullement des conditions politiques en place.

De cette nature témoigne même le sens que le pape Léon XIII, conséquent avec l’indifférence affirmée de l’Eglise quant à la forme des régimes politiques, confère à la «démocratie chrétienne» dans l’encyclique Graves de communi (1901): «La démocratie chrétienne (...), par le seul fait qu’elle se dit chrétienne, doit s’appuyer sur les principes de la foi divine comme sur sa propre base», mais «il serait condamnable de détourner le terme (...) de sa signification première pour lui donner un sens politique. Sans doute, la démocratie, d’après l’étymologie même du mot et l’usage qu’en ont fait les philosophies, indique le régime populaire; mais dans les circonstances actuelles, il ne faut l’employer qu’en lui ôtant tout sens politique et en ne lui attachant aucune autre signification que celle d’une bienfaisante action chrétienne parmi le peuple. En effet, les préceptes de la nature et de l’Evangile étant, par leur autorité propre, au-dessus des vicissitudes humaines, il est nécessaire qu’ils ne dépendent d’aucune forme de gouvernement civil» [3] .

 

Une intervention motivée

 

L’élaboration d’une doctrine sociale par l’Eglise catholique a été souvent interprétée dans les termes d’une immixtion d’une autorité purement spirituelle dans les affaires du temporel. En reprenant l’argumentation exposée par J.-Y. Calvez et J. Perrin, on peut déceler la justification que le magistère a formulée, devant de telles objections, quant à son droit imprescriptible d’avancer un tel enseignement. En ce sens, le Saint Siège fait, en effet, appel à deux types d’argumentation, l’une médiée - en invoquant l’univers de la morale, et l’autre immédiate - en vertu de la vérité qu’il détient sur la nature de l’homme et de la société, qui, à part l’autorité des sources invoquées, sont à même de démontrer la «licéité» de son intervention.

L’Eglise entend parler des questions sociales en vertu de l’intérêt qu’elle porte aux choses humaines en général. «Dieu n’est jamais neutre envers les choses humaines, en face du cours de l’histoire; et à cause de cela, son Eglise non plus ne peut l’être» [4] . Mais, l’autorité ecclésiastique s’intéresse aux problèmes économiques et sociales en sa qualité de gardienne de l’ordre moral qui s’impose à tout domaine de la vie humaine en refusant, en effet, l’hypothèse de la neutralité morale et religieuse des aspects socio-économiques. Ainsi, l’Eglise, dont la compétence relève de l’ordre spirituel, prétend ne pas s’assumer une tâche proprement temporelle au moment où elle élabore sa doctrine sociale, s’adressant, par l’invocation des exigences de la morale à la société entière à l’égard de laquelle elle joue le rôle d’un éducateur dont les prérogatives doctrinales ne se réduisent pas au domaine de la vie individuelle.

De plus, l’Eglise se sent complètement motivée dans ses actes du moment qu’elle parle au nom d’une connaissance supérieure de la nature humaine. Il est vrai qu’en ces occurrences, elle ne se résume pas à une simple justification, mais prétend bien fournir l’unique solution vraie et efficace aux problèmes sociaux puisqu’en accord avec l’ordre naturel et surnaturel. Détentrice de clé de la nature humaine, elle se présente ainsi non pas seulement comme la «consolatrice et la rédemptrice des âmes», mais, encore, comme «l’éternelle source de la justice et de la charité et la propagatrice en même temps que la gardienne de la liberté véritable et de la seule égalité qui soit possible ici-bas. En appliquant la doctrine de son divin fondateur, elle maintient un sage équilibre et trace de justes limites entre tous les droits et tous les privilèges dans la société» [5] .

S’appliquant à construire cette argumentation, l’Eglise, «dépositaire et maîtresse de la doctrine du Christ», sans «vouloir «usurper les droits de l’autorité civile» dont le rôle est de «servir» et non de «dominer»» [6] ,  est amenée à affirmer la nette supériorité du spirituel sur le temporel dans une expression qui peut rappeler l’ancienne logique gélasienne. «Pour que soit respectée la loi naturelle qui a pour fondement Dieu créateur, les Etats doivent reconnaître une autorité supérieure; il ne sont pas eux-mêmes ,,la fin ultime de la vie” ni les ,,arbitres souverains de l’ordre morale et juridique”. Le véritable ultime arbitre, la véritable autorité est le Christ» [7] .

 

Une «troisième voie»

 

La doctrine sociale catholique est indissolublement liée à un problème historique : la «question sociale», qui exprime la crise des relations socio-économiques comme conséquence de l’industrialisation. C’est à partir de ce point précis que l’Eglise a commencé à structurer sa doctrine portant sur la «société économique», partie spécifique de son enseignement, concernant «l’application aux rapports sociaux de la règle de la foi et de la règle des moeurs» [8] .

Ainsi, c’est pour soulager les maux d’un monde en crise que l’Eglise, assumant le rôle d’un «médecin privilégié en pathologie sociale» [9] , décide de parler sur un sujet à l’égard duquel, inclinée qu’elle était à regretter le passé, elle avait, jusque là, gardé le silence. Evidemment, la «question» dont parle l’Eglise ne se pose pas seulement dans les termes d’une crise économique appelant des solutions de circonstance, mais bien dans le langage d’une crise des valeurs qui se traduit dans un désordre social sans précédent. D’ailleurs, les troubles sociaux seront toujours invoqués pour motiver les interventions des Pontifes en la matière et, progressivement, l’objet traité prendra ampleur. Les propos de Léon XIII concernaient seulement la condition des ouvriers, les positions de Pie XI et de Pie XII porteront sur «la norme de la société économique dans son ensemble», sur «le problème de ses structures et de ses institutions» [10] .

Le rapport étroit qui s’établit entre les aspects pratiques et les prises de position du magistère ne déterminent pas une réduction de la portée de celles-ci parce que, à tout moment, l’Eglise prétend donner expression à des principes immuables puisés dans la Révélation dont elle détient le monopole de l’interprétation légitime. En effet, c’est au nom de la Révélation que l’Eglise formule sa doctrine sociale, mais, du point de vue matériel, on peut y identifier deux sources dont le fondement est, d’ailleurs, postulé être identique : la vérité révélée et le droit naturel.

C’est à travers l’insistance sur la loi naturelle que l’Eglise entend justifier l’universalité du projet qu’elle propose et, en même temps, affirmer la profondeur de son enseignement, fondé sur «les préceptes de la nature et de l’Evangile». C’est dire qu’en se rapportant à des vérités accessibles à la raison humaine, elles s’adresse à tous et non pas exclusivement à ceux qui reconnaissent son autorité. Mais, de surcroît, détenteur d’une connaissance plus élevée et plus certaine, «son enseignement déborde toute vision simplement naturelle ou philosophique sur l’aménagement des rapports sociaux» [11] .

C’est en partant de ces fondements que le magistère, en commençant avec Léon XIII, propose une solution spécifiquement chrétienne aux problèmes sociaux, rejetant comme fausses et infondées les propos libérales et socialistes. Devant les mutations sociales provoqués par l’industrialisation, l’Eglise refuse de s’adresser à l’individu, mu par l’intérêt, ou à la masse annihilant les particularités. Elle dialogue avec la personne humaine dont l’essence se dévoile dans le rapport intime entre celle-ci et Dieu et dont le destin ne s’épuise pas au cours de son existence terrestre.

Sans prétendre à un retour à une société de type médiéval, la doctrine sociale catholique invoque, refusant la solution d’une société individualiste ou d’une société égalitaire, une société structurée, dont la texture serait constituée par une multiplicité d’autorités diverses et concurrentes, capables d’assurer la solidité des liens sociaux et de valoriser la liberté individuelle au moyen de l’association entre personnes.

Plus tard, en partant toujours de cette vision de l’homme comme image de Dieu, Pie XI proposera, au-delà de l’alternative Etat minimal/Etat totalitaire, un Etat subsidiaire dont la fonction serait de pourvoir aux obligations imposées par la justice sociale et par le bien commun de la société, sans pour cela entraver le déploiement libre des capacités particulières et dont les compétences et l’action seraient toujours à redéfinir.

La solution que propose ainsi le magistère est, en effet, une solution particulière dans le sens qu’elle ne se prend pas pour solution définitive, mais, plutôt, pour une solution continue des problèmes dont l’apparition même tient à la nature imparfaite et finie de ce monde. Au moyen d’une refondation des valeurs de liberté et égalité - rendues relatives par leur rapport aux circonstances - sur la valeur de la dignité de la personne humaine, et au moyen d’une définition positive du rôle de l’Etat, qui, à travers le principe de subsidiarité, se met au service de la concrétisation de cette dignité ontologique, la réflexion sociale catholique réussit à «glisser entre le socialisme et le libéralisme, sans concéder ni à l’un, ni à l’autre» [12] .

 

 



[1] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 11.

[2] Patrick de Laubier, La pensée sociale de l’Eglise catholique, Fribourg, 1984, p. 11.

[3] Ibidem, pp. 48-49.

[4] Pie XII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 37.

[5] Léon XIII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 43.

[6] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 53.

[7] Pie XII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., pp. 52-53.

[8] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 20.

[9] Ibidem, p. 25.

[10] Ibidem, p. 23.

[11] Ibidem, p. 59.

[12] Chantal Millon-Delsol, L’Etat subsidiaire. Ingérence et non-ingérence de l’Etat: le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire européenne, Paris, 1992, p. 126

 

 

<<Page précédente Sur l'auteur


© University of Bucharest 2002. All rights reserved.
No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the University of Bucharest, except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
Comments to:Alexandra Ionescu
Last update: January 2003
Text editor&Web design: Raluca OVAC