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La société : solidarité, bien commun et justice sociale
La société : naturelle et solidaire
Vue par l’Eglise, la société est un fait de la nature de l’homme. Mais, dire que l’homme est social par sa nature ne signifie nullement qu’il ne peut exister que dans et par la société. Comme on l’a déjà vu, il est personne avant même d’être membre de la société et, quant à ce point, les documents pontificaux sont catégoriques en affirmant qu’«il n’y a société que de personnes». En effet, en assimilant nature et nécessité, l’Eglise postule que la société est naturelle pour l’homme parce que c’est seulement à travers l’organisation sociale que l’individu peut viser son perfectionnement «terrestre», dans le sens d’une mise en oeuvre de sa dignité de personne.
Dans cette perspective, la société apparaît, par rapport à la personne, comme un «moyen naturel» au service de son épanouissement. En ce sens, Pie XI affirme que «Dieu destina l’homme à vivre dans la société comme sa nature le demande. Dans le plan du Créateur, la société est un moyen naturel dont l’homme peut et doit se servir pour atteindre sa fin, car la société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société»[1]. Ce n’est que la société serait de cette manière considérée simplement comme un outil à la porté des individus censés seulement en tirer un profit personnel. Bien davantage, elle représente en tout premier lieu une sorte de «miroir» à travers lequel, dans les rapports avec ses semblables, chacun se découvre comme personne : «La société est ce monde où la personne trouve de quoi reconnaître l’autre comme personne, assurant ainsi à sa propre richesse intérieure une extériorisation adéquate à elle»[2]. C’est ainsi qu’est mise en exergue et valorisée d’emblée l’égalité en valeur de chaque personne au sein de la société parce que la noblesse de la personne comme créature ne trouve son correspondant que dans une autre personne.
De cette manière, la société répond à une nécessité d’accomplissement de l’individu, qui dépasse la considération des simples besoins d’ordre matériel. Bien évidemment, ce caractère naturel et nécessaire de la société témoigne d’une certaine imperfection et insuffisance de l’individu isolé. D’ailleurs, la doctrine sociale catholique refuse l’idée d’une autosuffisance individuelle et toute conception sur la société qui en découlerait. L’individu est reconnu comme insuffisant, dans l’ordre des moyens et non pas dans celui de la finalité, et la communauté apparaît comme l’unique moyen d’obvier à cette imperfection.
Certainement, cette sociabilité de l’individu est, dans la conception de l’Eglise, pour ainsi dire surdéterminée dans le sens qu’elle se fonde, en fin de compte, sur la similitude d’origine et de destinée de tous les hommes. Ces fondements amènent en effet le magistère à contourner l’image d’une société fraternelle et solidaire en opposition irréductible avec le tableau social individualiste qui leurs est offert depuis le XIXe siècle. C’est contre une telle perspective que Léon XIII dresse les arguments d’une union naturelle entre les membres de la société, surmontant toute division et hostilité sociale : «C’est dans l’amour fraternel que s’opérera l’union (...), les hommes sont tous absolument issus de Dieu, leur père commun, Dieu est leur unique et commune fin (...), ils ont tous été également rachetés par Jésus-Christ et rétablis par lui dans leur dignité d’enfants de Dieu et ainsi un véritable lien de fraternité les unit, soit entre eux, soit au Christ leur Seigneur, qui est le premier né de beaucoup de frères»[3]. Cette fraternité fondée sur la «communauté d’origine», qui lie tous les hommes, rend la société essentiellement solidaire, la «loi de la solidarité humaine» étant censée régir toute société au sens propre du terme, sa disparition entraînant une aliénation meurtrière.
Naturellement, le principe régulateur d’une société fraternelle et solidaire ne saurait être exclusivement une poursuite de l’intérêt individuel. «La société n’est pas une arène où chacun cherche son plus grand avantage»[4]. L’affirmation exclusive de l’intérêt individuel mène à envisager une société dont les membres n’ont rien de commun sinon la tentative permanente de s’«utiliser» les uns les autres dans la poursuite de leurs buts particuliers et distincts. Or, c’est justement cette atomisation de la société qui mène à la massification, que déplore l’Eglise et les courants de pensée catholiques en général. La société en tant que simple somme des individus, voire association utilitaire, n’est plus société, mais un «simulacre et une caricature»[5] au sein de laquelle l’affirmation de la suprématie théorique de l’individu va de paire avec la destruction pratique de la personne et des liens organiques censés tisser un véritable tissu social et mène, finalement, à la victoire d’un Etat abusif que condamnera plus tard Pie XI.
Devant ces défis, la doctrine sociale affirme que la substance des liens sociaux réside dans la collaboration entre les membres du corps social. Or, collaboration implique plus qu’une simple coopération afin que chacun puisse atteindre sont propre but. Une telle réduction signifierait que les partenaires se comprennent réciproquement comme des instruments dans la visée des finalités individuelles distinctes. Cela signifierait en premier lieu une déconsidération généralisée de la valeur de la personne puisqu’elle rabaisserait celle-ci, image de Dieu, au niveau d’un simple moyen à s’en servir. Au contraire, la collaboration entre les membres de la société dépasse cette conception renvoyant à l’union des efforts des hommes à valeur égale vers une tâche commune dont les partenaires pourraient tous tirer des bénéfices, non seulement d’ordre matériel, mais aussi et surtout spirituel.
La primauté du bien commun
Dans cette conception d’une société fraternelle et solidaire dont le dynamisme est essentiellement pacifique, les membres ne pourraient en aucun cas former un «troupeau d’individus séparés et sans intime connexion»[6], mais, bien au contraire, ils constituent ensemble une «unité vivante», qui, à la manière de la personne - qui trouve en son sein son épanouissement -, est censée être orientée vers des fins non seulement matérielles, mais aussi, et surtout, spirituelles. L’expression «unité vivante» ne doit aucunement renvoyer à une analogie biologiste et organiciste, parce que «la société n’est pas un être physique dont les parties seraient les individus, mais une communauté de fin et d’action»[7].
La société est fondée naturellement en vue de la personnalisation des êtres humains. Celle-ci est sa fin essentielle et c’est par rapport à cette fin que l’on peut juger de son degré de perfection : «La perfection de toute société consiste à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée, en sorte que tous les mouvements de la vie sociale naissent du même principe d’où est née la société. Aussi, s’écarter de la fin c’est aller à la mort; y revenir c’est reprendre la vie»[8].
Mais, d’autre part, étant censée assurer l’épanouissement de chaque membre en particulier et de tous à la fois et étant tenue de ne privilégier personne en raison de l’égalité fondamentale de tous ses membres, la société devra nécessairement s’élever et se définir, dans la poursuite de ses fins, au-delà de la diversité des biens particuliers que ses membres pourraient viser. De cette manière, la société, unité vivante, devient elle aussi, dans un certain sens, «personnelle». Cela veut dire que, tout comme la personne, la société comporte par elle-même un certain nombre de «droits fondamentaux» dont l’expression se retrouve dans le bien commun. Principe ordonnateur de toute agrégation humaine qui prétend être une véritable société, le bien commun est présupposé être le fondement du droit concret de toute société.
Si la société est naturellement et nécessairement orientée vers le perfectionnement de la personne, le bien commun ne saurait être autre chose que la garantie des droits fondamentaux à travers lesquels l’individu déploie ses capacités. Aussi, le bien commun se définit comme «cet ensemble de conditions de vie sociale qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de s’accomplir plus complètement et plus facilement». C’est pourquoi «il faut rendre accessible à l’homme tout ce dont il a besoin pour mener une vie vraiment humaine, par exemple : nourriture, vêtements, habitat, droit de choisir librement son état de vie et de fonder une famille, droit à l’éducation, au travail (...), au respect (...), droit d’agir selon la droite règle de sa conscience, droit à la sauvegarde de la vie privée et à une juste liberté, y compris en matière religieuse»[9].
Certainement, ce bien commun ne se réduit pas simplement aux conditions matérielles de la vie. Bien évidemment, ces aspects matériels l’intéressent directement car, la doctrine sociale reconnaît, en reprenant Saint Thomas, qu’un minimum de bien-être est nécessaire pour la poursuite de la vertu[10]. De surcroît, définir le bien commun comme un «ensemble de conditions» ne mène pas à la saisie de la totalité de son contenu. Autrement, il pouvait facilement se confondre avec l’intérêt général invoqué par le libéralisme, compris comme la somme des conditions générales au moyen desquelles l’individu peut atteindre son propre bien-être[11].
Le bien commun tel qu’il est compris par la doctrine sociale catholique subordonne toutes ces conditions matérielles et, d’ailleurs, rend possible cette subordination, en s’affirmant comme un bien moral. Cela n’équivaut pas à dire que le bien commun serait, pour ainsi dire, relégué dans l’ordre moral et dépourvu de toute sanction concrète, dépassant les normes effectives censées régir la société en son ensemble, mais, tout simplement, que l’existence de ce bien commun est essentiellement exigé par l’ordre moral. Ainsi «l’ordre moral requiert que le bien commun, c’est à dire une condition de vie digne, assurée et pacifique pour toutes les classes du peuple, soit maintenu comme norme constante»[12].
Fondement du droit concret de toute société et garantie des droits personnels, le bien commun est naturellement supérieur aux biens particuliers poursuivis au sein de la société. Cette prééminence peut prendre la forme d’une protection, mais, elle peut impliquer, aussi, certaines limitations, surtout dans l’espace des relations économiques. Par exemple, le droit de propriété représente un droit fondamental, mais, le cas échéant, pour le bien de la communauté, l’expropriation devient motivée et même bénéfique. Mais, en effet, il ne s’agit pas ici d’une limitation, voire une transgression du droit fondamental comme tel, mais uniquement d’une garantie de sa finalité qui implique certaines limitations de son exercice. De cette manière, c’est à travers le bien commun que s’harmonisent «droits personnels» et «obligations sociales».
Il est vrai, la justification de la primauté du bien commun et même la compréhension de ce bien ont subi, graduellement, quelques modifications, requises en effet par la nécessité d’adaptation à des réalités sociologiques et politiques nouvelles.
Traditionnellement, la justification de cette supériorité du bien commun sur les biens particuliers reposait sur le principe thomiste de la totalité, selon lequel le bien de la partie doit naturellement être subordonné à celui du tout. Or, cette conception holiste qui renvoie à l’image d’une société organique, s’avère complètement inadaptée par rapport au tableau social qui se présente aux fondateurs de la doctrine sociale. Elle apparaît comme intimement liée à des données historiques qui ne sont plus celles du présent. De fait, le principe de totalité ressortait comme naturel dans une société dont les membres acceptaient, de manière plus ou moins consciente, un idéal unique. Mais, une fois cette unité de conviction éclatée, ce même principe de totalité et ses suites acquièrent une dimension despotique.
En effet, dans une logique d’accommodation et devant l’impossibilité d’ignorer le caractère individualiste de la société, c’est à Léon XIII que revient la tâche de déceler «un fondement moderne au bien commun (...) en découvrant finalement que cette idée peut trouver ses assises ailleurs que dans la vision organiciste»[13]. Brièvement, on affirme que «le bien commun n’est transcendent à l’individu que parce qu’il lui est aussi immanent»[14]. Ainsi, d’une part, il s’enracine dans la solidarité naturelle des hommes qui pourvoit toute action individuelle d’une dimension sociale. D’autre part, il ne s’agit nullement du primat d’une force plus grande sur une force plus faible, mais de la supériorité d’un droit - de la société - sur un autre droit - de la personne -, donc une supériorité d’ordre spirituel. Cette argumentation demeure valable aussi longtemps que le bien commun trouve sa substance dans la garantie des droits personnels. Autrement, détaché de ceux-ci et devenu «apparent», sa supériorité perd le caractère spirituel menant inévitablement à un primat de la force.
De fait, ce passage d’une société holiste à une société individualiste, d’une société close à une société ouverte, implique aussi un autre type de transformation. Cette seconde refonte est imposée par la nécessité d’intégrer dans la conception du bien commun la liberté de conscience impliquant une reconnaissance de la liberté des finalités individuelles. Si la justification du fondement opérée n’avait pas pratiquement modifié le reste de l’argumentation, ce changement, tardif d’ailleurs au sein de l’Eglise catholique, conduit, en effet, à une reconsidération des implications pratiques de la supériorité affirmée du bien commun, implications concernant essentiellement le sens et la portée de l’intervention de l’autorité étatique au sein de la société.
En défendant la liberté de la personne comme essentielle pour son épanouissement, la doctrine sociale catholique avait longtemps considéré cette liberté uniquement sous le rapport du choix des moyens que la personne est censée faire suivant un trajet pour ainsi dire préalablement établit. En effet, en parlant de la «personnalisation», l’enseignement des documents pontificaux renvoie à une philosophie de l’action qui conçoit l’homme, dans le sillage d’Artistote, comme un «être en acte (...) responsable de son propre destin et capable de l’assumer (...). L’être humain se définit bien davantage par ce qu’il fait, que par ce qu’il reçoit, ou même, possède»[15]. Mais, cette capacité et cette responsabilité se situent essentiellement dans l’ordre des moyens et non pas dans celui de la finalité puisque «chacun se forge sa fin selon ce qu’il est»[16]. Or, la fin de tous les hommes résidant nécessairement dans l’accomplissement de leur nature de personne - image de Dieu -, le problème d’une diversité des fins générales poursuivies par les membres de la société ne se pose pas. Dans cette perspective, les finalités individuelles se dissolvent naturellement dans le «bonum commune» - dont le terme «bonum» indique, en effet, que le facteur commun se situe dans l’ordre de la finalité[17].
Mais, la dynamique de la société de la fin du XIXe et du XXe siècle n’est plus celle d’une chrétienté orientée solidairement vers le salut. Bien évidemment, c’est toujours la modernité à condamner pour l’éclatement de cette unité de finalité dont l’effet politique le plus remarquable a été la consécration de la neutralité religieuse de l’Etat.
Le refus de cette liberté des finalités comprise dans la liberté de conscience a été, peut-être, l’un des points sur lesquels l’Eglise s’est montrée la plus inflexible, bien qu’elle devînt de plus en plus consciente de l’inévitabilité de cette acceptation. Il est vrai que c’est assez tard, par la voix de Pie XII, que le magistère se résigne, pour ainsi dire, et non sans regret, avec cet état des choses : «L’Eglise ne dissimule pas (...) qu’elle regarde comme un idéal l’unité du peuple dans la vraie religion et l’unanimité d’action entre elle et l’Etat. Mais elle sait aussi que depuis un certain temps les événements évoluent plutôt dans un autre sens»[18]. D’ailleurs, ce n’est qu’à la suite du concile Vatican II qu’elle accepte finalement d’intégrer la liberté religieuse parmi les valeurs dont le respect et la protection est exigée dans la doctrine sociale. C’est ainsi que Jean XXIII, le «pape du Concile» peut bien parler de «droit à la sauvegarde de la vie privée et à une juste liberté, y compris en matière religieuse» comme partie essentielle du contenu du bien commun.
Une société structurée
La question qui émerge, au-delà des déclarations et des argumentations doctrinaires, relève de la possibilité de mettre en oeuvre ce bien commun pour la poursuite duquel toute la société est appelée à travailler de manière solidaire. De surcroît, ce même bien commun exige simultanément liberté et devoir et, par la suite, le problème de leur harmonisation dans la dynamique intérieure de la société apparaît comme incontournable.
Comme on l’a déjà vu, les documents pontificaux invoquent une société dont la substance se retrouve à travers la collaboration de ses membres. Or, ces liens de collaboration ne décrivent pas l’organisation sociale qui se présente devant les papes de la doctrine sociale et qu’ils entendent guérir. En effet, à l’avis des promoteurs de l’enseignement social catholique, c’est justement l’individualisme comme principe de fonctionnement de la société qu’est le symptôme de la maladie dont souffre le corps social. C’est contre cette société individualiste, mais aussi contre la société nivelée envisagée par les socialistes, que les Souverains Pontifes entendent invoquer l’image d’une société structurée.
Bien évidemment, la source profonde de cette maladie sociale se trouve dans la disparition de l’inspiration évangélique, inspiration qui avait animé la chrétienté médiévale et avait engendré une civilisation très marquée par les valeurs de la religion. On ne prétend pas de cette manière (au moins non pas explicitement) à un retour à la société corporatiste du Moyen Age[19]. Toutefois, l’Eglise s’assume le devoir de faire renaître, dans les circonstances matérielles et culturelles nouvelles, non pas la forme, mais l’esprit d’une société qui, de par ses vertus, reste un modèle.
Ce qui est à refaire, ce sont tout d’abord les liens organiques qui assurent la consistance et la cohérence de la société et la rend capable de pourvoir à l’épanouissement de la personne humaine. Or, pour cela, la personne a nécessairement et simultanément besoin de liberté et de protection, ce que la société individualiste, fondée sur une trop grande confiance dans l’autosuffisance individuelle, n’est pas à même de lui offrir.
Le remède que les documents pontificaux prescrivent à l’encontre de cette désagrégation sociale fait appel à la reconstitution des corps intermédiaires qu’ils soient groupements, associations ou institutions. Dans cette perspective, les Souverains Pontifes ne cessent pas de rappeler les bénéfices que l’on peut tirer de l’usage de la liberté d’association. C’est au moyen des associations librement constituées que les individus peuvent assurer leur champ d’autonomie à l’intérieur duquel ils s’assument la responsabilité de mener à bien leurs actions dans les limites de leur capacités, et, à la fois, ils peuvent obtenir la protection immédiate et l’aide efficace de la part des instances qui se trouvent dans leur proximité immédiate.
En défendant une telle organisation de la société, l’Eglise le conçoit comme relevant de l’ordre de la nature. D’ailleurs, Pie XII affirme explicitement qu’il y a «un ordre naturel, même si ces formes changent avec l’évolution historique et sociale car les lignes essentielles ont toujours été et demeurent les mêmes : la famille et la propriété comme base de la garantie personnelle, et les institutions locales, les unions professionnelles, et, finalement, l’Etat, comme facteurs complémentaires de la sécurité»[20]. Dans la logique de la doctrine sociale catholique, famille, associations, institutions locales, finalement Etat, apparaissent en tant que «structures essentielles» de la vie sociale que toute véritable société, orientée vers l’épanouissement personnel et régie par le bien commun, devrait nécessairement contenir et développer sagement.
Ce n’est pas par hasard que l’énumération faite par Pie XII part de la famille et s’achève sur l’Etat. En vérité, cette structure de la société ne saurait s’organiser que de bas en haut du moment que la raison de ses articulations est la mise en oeuvre maximale de la dignité de la personne humaine.
De surcroît, cette insistance sur la nécessité du fonctionnement des corps intermédiaires pour la vie harmonieuse de la société ne témoigne nullement d’une défiance avérée dans la capacité des individus de mener à bien leur actions particulières. Bien au contraire, comme il a été déjà dit, elle repose sur une philosophie de l’action qui conçoit l’homme, dans le sillage d’Artistote, comme un «être en acte» responsable de son propre destin et capable de l’assumer. Par conséquent, cet appel à une société structurée ne pourrait nullement contredire la nécessité reconnue de laisser à chaque individu la liberté de déployer au maximum ses capacités.
Mais, cette liberté vitale à la personne resterait en quelque sorte dépourvue de contenu si séparée de la nécessité de coopération au sein des associations libres. Ici, la pensée sociale catholique renoue en quelque sorte avec la réflexion tocquevillienne sur le lien étroit entre déploiement de la liberté et association des individus. Dans l’interprétation de Tocqueville, la liberté ne peut être valorisée dans une société caractérisée par l’émiettement social. En ces occurrences, elle resterait abstraite, destinée seulement à faire l’objet des discours censés justifier la fierté d’hommes libres aux yeux des individus égaux, mais nus et impuissants.
Une argumentation similaire est contenue, aussi, par la doctrine sociale catholique, rejoignant la refondation des valeurs abstractisées de liberté et d’égalité sur l’égalité en dignité des personnes humaines. La liberté nécessaire pour l’épanouissement des individus ne devient effective et ne se déploie de manière maximale qu’à l’intérieur des espaces d’autonomie forgés au sein des associations sociales. Inversement, cette liberté, accompagnée nécessairement par une insuffisance de ses porteurs, est compensée et rendue efficace par la collaboration au sein des groupements, collaboration censée remplir les vides de capacité issues de l’insuffisance.
Ce qui est essentiel c’est que cette structuration de la société en groupements et associations soit spontanée, reposant sur la solidarité naturelle des membres de l’organisation sociale et sur la prise de conscience de leur propre insuffisance en tant qu’entités isolées. Ainsi, l’articulation de la société, pour qu’elle corresponde aux fins générales définies à travers le bien commun, doit nécessairement procéder spontanément de bas en haut et, par conséquent, ne pas être le résultat d’une volonté organisatrice dont la source se situerait à l’extérieur du corps social. Par conséquent, il est nécessaire que «l’Etat ne s’immisce pas dans le gouvernement intérieur de ces groupements des citoyens et ne touche pas aux ressorts intimes qui lui donnent la vie; car le mouvement vital procède d’un principe intérieur et s’éteint très facilement sous l’action d’une cause externe»[21].
Le paysage social qui en résulte témoigne d’une grande complexité. Par l’émergence d’une multiplicité de structures intermédiaires défendant l’autonomie de leurs membres à travers l’organisation de la liberté, la société apparaît comme la scène d’une confrontation féconde et, à la fois, pacifique entre autorités diverses et concurrentes, à dimensions et à capacités variables, qui se recoupent et s’emboîtent les unes les autres, renvoyant à l’image d’un idéal-type de société dont la carte serait tracée par des cercles concentriques qui s’englobent sans s’annihiler. Ainsi, à l’instar de la société allemande du début du XVIIe décrite par Althusius, «chaque corps forme avec d’autres un corps plus vaste, par un contrat assorti de mises en garde, afin de protéger en même temps son domaine de stricte autonomie; chaque corps prend part active au nouveau pouvoir qui se crée au-dessus de lui, il le surveille attentivement et il le dépose s’il le faut»[22].
A titre d’observation, il faut dire que parmi les raisons de l’association invoquées avec insistance par l’Eglise comme remède capable de générer l’union sociale, se trouve, dans une position privilégiée, la solidarité professionnelle. Ainsi, la «guérison» envisagée par la doctrine sociale se dirige vers le remplacement de l’opposition des classes avec la coopération, en proposant comme critère d’association non pas la position occupée par les individus sur le marché, mais l’appartenance aux différentes branches de l’activité sociale. La profession a d’ailleurs un fondement naturel parce qu’elle repose sur une communauté naturelle d’intérêts et, par la suite, l’association en fonction de la profession se constitue comme un résultat attendu de la volonté des membres par la prise de conscience de cette communauté naturelle.
La clé de cette articulation fonctionnelle de la société se retrouve dans le principe de subsidiarité. Développé largement par les Souverains Pontifes, surtout par Pie XI, en rapport avec la question de la portée de l’action de l’Etat, il concerne, en effet, la définition de la fonction de toute autorité, quelle que soit son extension. Or, c’est justement ce principe qui décrit la manière suivant laquelle les autorités concurrentes au sein de la société s’organisent dans la poursuite de la finalité sociale. Comme on l’a déjà souvent dit, du moment que la société est orientée naturellement et nécessairement vers la «personnalisation» de ses membres, elle se constitue, par rapport à ceux-ci, dans un «moyen naturel». En effet, c’est cette manière dont la société s’ordonne à la personne que décrit le principe de subsidiarité : la société est censée apporter une aide - subsidium - à ses membres, elle remplit, par conséquent une fonction subsidiaire par rapport à la personne. Cette fonction, Pie XI l’explicite dans son encyclique Quadragesimo Anno: «... ce que les particuliers peuvent faire par eux mêmes, par leurs propres moyens, ne doit pas leur être enlevé et transféré à la communauté; toute activité sociale est de sa nature subsidiaire : elle doit servir de soutien aux membres du corps social et ne doit jamais les détruire et les absorber»[23].
C’est à travers le principe de subsidiarité, dont la signification est double, concrétisant à la fois le besoin de liberté des individus et leur devoir de participer tous au bien commun, que la société réussit à poursuivre, de manière diffuse, la finalité à laquelle elle est ordonnée. L’autonomie de chaque membre est assurée au sein de l’instance de proximité à laquelle il se rapporte de manière immédiate. Mais, d’autre part, cette même instance, en vertu de l’exigence de solidarité, lui demande la participation au bien commun de ses membres. De cette manière, l’action de l’individu, orientée principalement vers la poursuite de sa fin particulière, acquiert d’emblée une dimension sociale, insérée dans la mise en oeuvre du bien de la société en son ensemble. Ainsi, articulés à travers le principe de subsidiarité, liberté personnelle et bien commun ne se situent pas dans un rapport d’opposition irréductible, mais se soutiennent et s’accomplissent réciproquement.
La justice sociale
Le bien commun se situe dans l’ordre de la finalité poursuivie par la société en son ensemble, tandis que le principe de subsidiarité indique la manière dont la société s’organise pour travailler solidairement à la réalisation de ce bien commun. Mais, de surcroît, la doctrine sociale spécifie aussi la façon dans laquelle les rapports sociaux doivent s’ordonner pour qu’il soit en accord avec la nature et la fonction de la société.
Société des personnes, donc fondée essentiellement sur l’égalité en dignité de ses membres, l’organisation sociale est censée régler les rapports établis en son sein en respectant des obligations de justice, obligations qui consistent, fondamentalement, à «rendre à chacun ce qui lui est dű».
De cette manière la justice devient norme primordiale dans l’espace social, «norme générale, universelle, concernant tous les rapports sociaux, aussi bien que les activités entreprises pour leur aménagement et pour leur amélioration»[24]. Il n’y a pas de domaine qui ne soit pas tenu d’obéir aux règles de la justice. Dès lors, «la justice préside à l’exercice du pouvoir» car, pour avoir force de loi - règle de justice, pourvoyant aux nécessités véritables de la société -, toute «prescription émanant du pouvoir doit être en accord avec les principes de la droite raison»[25]. Bien évidemment, la doctrine sociale porte principalement sur le respect des obligations de justice au sein de la société économique car c’est là que les transgressions sont les plus évidentes. En effet, à l’avis des Souverains Pontifes, seule la mise en oeuvre de la justice permet de résoudre véritablement et durablement la «question sociale».
La justice, critère pour juger de la nature des situations de fait, se voit accordée un contenu précis du moment qu’elle consiste à attribuer à chacun ce qui lui revient. Ainsi, premièrement, donc avant de prendre en compte ses déterminations pratiques, justice signifie respect de la dignité humaine, par conséquent respect des droits fondamentaux qui donnent contenu à cette dignité. De cette manière, la justice devient composante essentielle du bien commun, visant à rendre effectifs les droits de la personne humaine.
En parlant de justice sociale, terme qui récupère, en effet, dans une forme appropriée à l’époque, le contenu de la «justice légale» ou générale de Saint Thomas - qui, conformément au principe de totalité, ordonnait la partie par rapport au tout, le bien du particulier par rapport au bien commun - la doctrine sociale se propose de fournir l’expression de la norme objective des rapports sociaux[26]. Il s’agit bien d’une norme objective - qui ordonne vers le bien commun tous les actions des acteurs sociaux - censée réguler les rapports sociaux, ayant comme contenu toutes les structures naturellement constitutives des relations économiques et sociales.
Dans les documents pontificaux, la justice sociale apparaît tout d’abord en rapport avec la société économique, étant appelée à présider à la répartition des richesses issues de l’activité productrice. Cela étant, il ne faut en aucun cas comprendre par justice sociale l’expression d’un «principe suivant lequel les biens devraient être distribués de manière égalitaire, sans égard aux apports divers et aux situations diverses»[27]. Bien au contraire, la justice sociale, doit nécessairement prendre en compte les inégalités inévitables produites par la structuration fonctionnelle de la société. Ainsi, il apparaît que le véritable objet de la justice sociale réside dans la «détermination du rapport entre les divers titres à la répartition des richesses»[28].
La régulation des rapports socio-économiques s’opère autant sur une coordonnée verticale - la justice distributive -, que sur un axe horizontal - la justice commutative. Justice distributive et justice commutative sont, dans le langage thomiste, les «parties subjectives» de la justice sociale, à travers lesquelles celle-ci est réalisée dans les rapports sociaux. En effet, les relations entre les hommes, en leur qualité de membres de la société, comportent un double aspect : d’une part, il s’agit des relations de «partie à partie», c’est à dire d’individu à individu, et c’est cet ordre que régit la justice commutative qui a pour objet les échanges réciproques entre personnes; d’autre part, il y a des rapports établis entre le tout et ses parties, entre la société et ses membres, rapports auxquels correspond la justice distributive, supposée répartir proportionnellement le bien commun de la société.
De fait, les deux sont inséparables dans le sens que l’on ne peut pas considérer les déterminations concrètes de la justice commutative sans prendre en compte les exigences de justice distributive. De la sorte, la justice sociale ne peut se réduire exclusivement à l’une de ses espèces - surtout à la justice commutative, invoquée par les libéraux - sans déterminer en fin de compte un désordre dans les relations entre les acteurs sociaux. C’est au moyen de la mise en exergue de cette interdépendance nécessaire, que les Souverains Pontifes peuvent parler du juste salaire, calculé non pas comme simple rémunération du travail déployé, en fonction des stipulations contractuelles entre les parties concernées, mais comme le «revenu du travailleur, d’un personne, donc, revenu qu’il reçoit de l’économie nationale toute entière, fűt-ce par de multiples médiations indispensables»[29].
De cette manière, à travers le respect des obligations de justice sociale, comprise comme renfermant justice distributive et justice commutative, la société est censée travailler de manière équilibrée et pacifique à l’atteinte du bien commun. Mais, comme les papes le précisent à maintes reprises, celle-ci doit nécessairement être entendue comme «expression de la droite raison», et non pas comme résultat de la volonté arbitraire d’une entité qui détient l’autorité, à savoir l’Etat - lui aussi soumis aux obligations de justice. Dans ce cas, la justice sociale ne ferait plus spontanément référence à une valeur transcendante, guidant l’action étatique, mais elle serait pervertie, réduite au contenu des lois positives édictées par l’Etat.
Economie et société
«Qui dit vie économique dit vie sociale»[30]. Tel est le postulat qui préside au jugement que les Souverains Pontifes rendent sur l’organisation économique. Dans la perspective de la doctrine sociale, les relations économiques ne s’établissent pas dans un espace autonome, gouverné par des normes particulières, mais, bien au contraire, elles sont essentiellement des relations sociales, soumises par conséquent à la même éthique qui régit l’ensemble de la société, en l’orientant vers sa finalité qu’est la «personnalisation». En effet, le magistère parle de «fonction économique», ce qui implique la subordination de cet ordre à des fins qui lui sont supérieurs et vers la poursuite desquels il doit naturellement s’organiser. Ceci est d’ailleurs facilement compréhensible, du moment que l’enseignement social catholique place le bien-être matériel, censé être fourni par l’activité économique, au service d’un perfectionnement d’ordre spirituel dont la primauté s’explique par la nature même de la personne humaine.
En parlant de la société économique, l’Eglise catholique n’entend pas formuler une doctrine économique, mais mettre en évidence le fait que tout ordre économique s’organise autour d’une série de «structures fondamentales», exigée par la nature même, structures qui, quelle que soit leur détermination positive, sous-tendent toute réalité économique concrète. Définies par les rapports qu’elles établissent, entre l’homme et la nature - besoin, propriété, travail, capital -, ou entre les individus - échange, entreprise, société économique en son ensemble -, ces structures essentielles engendrent des droits et des obligations en fonction desquels la somme des relations économique est censée s’organiser. Par exemple, le besoin, la propriété, le travail, sont conçus par l’enseignement social catholique en tant que «structures constitutives» de la nature humaine, engendrant, par conséquent, des droits fondamentaux de la personne - droit à une vie décente, droit à la propriété, droit au travail. Mais, l’établissement d’un tel droit fondamental, donc inaliénable et imprescriptible, n’équivaut pas à l’établissement d’un droit concret et positif qui serait opposable au sein de la société - en effet, l’Eglise n’entend pas formuler des enseignements quant à ces aspects du problème. De cette manière, la doctrine sociale n’invoque pas la nécessité d’un bien-être généralisé, la répartition administrative des propriétés aux membres de la société ou bien l’orientation de la politique économique en fonction de l’exigence du plein emploi. Ce qu’elle demande, en revanche, c’est le respect des exigences imposées par la justice dans la détermination des institutions concrètes et positives autour desquelles se déploie l’activité économique. De surcroît, toutes ces structures fondamentales, sont pourvues, aux yeux de l’Eglise, d’une dimension sociale qui les rend parties dans la mise en oeuvre du bien commun. Par voie de conséquence, tout droit personnel découlant des structures fondamentales, est nécessairement assortit d’un devoir de son porteur envers l’ensemble de la société dont il est partie solidaire. En vertu de cette solidarité entre les membres du corps social, solidarité manifestée surtout sur le terrain économique, l’enseignement social justifie l’idée d’une redistribution des résultats de l’activité économique en sorte que les prémices matérielles nécessaire à l’épanouissement personnel de tous les membres de la société soient assurées.
L’activité économique, telle qu’elle est conçue par les Souverains Pontifes, doit être orientée vers la satisfaction des besoins des personnes qui y sont impliquées. Ainsi, «la fin de l’organisme économique et social (...) est de procurer à ses membres et à leurs familles[31], tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer»[32]. Par ces affirmations, et aussi par le refus de prendre la règle de la libre concurrence comme principe souverain de l’activité économique, l’Eglise entend rejeter l’idée d’une économie fondée uniquement sur l’équilibrage entre l’offre et la demande, proposant une économie orienté vers la satisfaction des nécessités de la personne. Mais, tous les moyens ne sont pas bons pour atteindre cette finalité, puisque le critère essentiel à respecter est la liberté et la personnalité des individus impliqués. Ainsi, élaborant une échelle des besoins à satisfaire par l’activité économique, l’Eglise est amenée à affirmer le primat du besoin de liberté personnelle par rapport aux besoins que peut satisfaire la dynamique économique.
En défendant toujours la dignité et la liberté de la personne, la doctrine sociale accentue avec insistance sur la signification et l’importance de la propriété en tant que «structure fondamentale» de l’activité humaine, capable d’assurer l’espace de liberté indispensable à la personne. «Tout homme doit pouvoir créer pour soi-même et pour les siens un champs de juste liberté, non seulement économique, mais encore politique, culturelle et religieuse»[33]. En parlant de propriété, les papes entend argumenter, contre les idées socialistes, la place essentielle qu’occupe la propriété privée dans l’épanouissement personnel. «Que Dieu a donné la terre en commun aux hommes, cela signifie, non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier. Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples». Ainsi, la manière d’aménager la propriété relève du droit positif, mais celui-ci doit nécessairement tenir compte des exigences de la nature. Or, «en examinant attentivement la nature, on a découvert dans les lois de celle-ci le fondement du partage des biens; et, par un usage séculaire, l’humanité a consacré les propriétés privées comme étant celles qui s’accommodent le mieux avec la nature de l’homme et une vie de société paisible et calme»[34].
Dans une logique suivant laquelle tout droit individuel implique un devoir envers le bien commun, la doctrine sociale, tout en mettant l’accent sur la propriété privée, n’oublie pas de rappeler le double aspect que comporte celle-ci : individuel et social. Dans cette perspective, la propriété est censée remplir une fonction sociale, à savoir permettre à tous, et à chacun personnellement, de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens. Ainsi, la propriété doit remplir un service social dans le sens que même ceux qui ne peuvent pas jouir effectivement du droit de propriété doivent, eux aussi, avoir assuré par la société l’avantage le plus caractéristique que le propriétaire déduit de sa propriété : la sécurité de l’avenir.
Par conséquent, aspect individuel et aspect social de la propriété doivent s’équilibrer réciproquement au sein de l’organisation sociale, la prévalance de l’un au détriment de l’autre menant nécessairement à une dénaturation de la propriété : «De même que nier ou atténuer à l’excès l’aspect social et public du droit de propriété c’est verser dans l’individualisme ou le côtoyer, de même à contester ou à voiler son aspect individuel on tomberait infailliblement dans le collectivisme ou, tout au moins, on risquerait d’en partager l’erreur»[35].
Si la propriété est censée assurer le champs de liberté nécessaire à la personne, celle-ci valorise sa liberté à travers le travail. «L’homme qui travaille s’exerce pratiquement comme être libre, manifeste sa liberté fondamentale dans le monde extérieur, opère de manière créatrice, non sans rapport avec l’acte créateur de Dieu. Car l’homme est et demeure un être crée comme esprit et comme liberté, c’est-à-dire capable lui-même d’une action analogiquement créatrice»[36]. Il n’est pas besoin d’expliciter alors la valeur que l’Eglise confère au travail. Cela étant, il apparaît naturel que les Souverains Pontifes y font appel dans leur projet de guérison sociale: «Le travail se retrouve au-delà des clivages sociales, comme tâche de la vie personnelle de tous en vue de procurer à la société les biens et les services qui lui sont nécessaires ou utiles. Ainsi compris, le travail est capable, en raison de sa nature même, d’unir les hommes véritablement et intimement; il est capable de redonner forme et structure à la société devenue amorphe et sans consistance, et, par là, assainir à nouveau les réalisations de la société avec l’Etat»[37]. Cette valeur régénératrice du travail est considérée d’autant plus remarquable que le travail représente une activité humaine qui ne peut s’exercer que d’une manière sociale, c’est-à-dire en coopération et de manière organisée. C’est pourquoi, les Souverains Pontifes ne cessent d’exhorter à la constitution d’unions professionnelles, associations libres capables de fournir à la société économique une structure solide puisque naturelle à même d’assurer l’exercice de la liberté de ses membres et, à la fois, d’orienter l’activité économique vers le bien commun.
Bien évidemment, du moment que le travail déployé par la personne est porteur d’une telle signification sociale, il est naturel que la récompense qu’entraîne cette activité soit à la mesure. Plus précisément, dans la vision catholique sur l’économie, pour que la détermination du salaire soit juste, il ne suffit pas de prendre en compte les dispositions du contrat, résultat de la libre volonté des acteurs impliqués, mais, de même il faut, en vertu de sa participation au bien commun, faire en sorte que ce salaire couvre les besoins de la personne et de sa famille parce que les nécessités familiales font partie indissociable de celles de la personne : «La justice sociale - qui implique une redistribution justifiée par la solidarité sociale - demande que les ouvriers puissent assurer leur propre subsistance et celle de leur famille, par un salaire proportionné»[38].
Ceci dit, il va de soi que la doctrine sociale ne saurait accepter l’idée d’un équilibrage automatique des relations économiques à travers le rapport offre - demande tel qu’il est conçu par les libéraux. Le refus de cet automatisme appelant des «lois» dont l’établissement s’opérerait indépendamment de la personne, invoque l’affirmation de la dignité humaine. La valeur de l’homme, par sa surdétermination, transcende et subordonne toute dynamique du système économique. C’est évident alors que l’on ne peut soumettre la personne humaine - image de Dieu - au pur jeu du marché sans commettre l’une des injustices les plus graves. «On est dans un domaine où s’exercent des personnes, où se constitue une société de personnes, où la règle des choses est dans la nature raisonnable de l’homme et non pas dans un mécanisme d’équilibre naturel»[39].
Sans doute, la société économique est constituée essentiellement comme un réseau d’échanges à travers lesquels l’homme est appelée à user de ses droits de personne. Ces échanges ne sauraient être que libres, fondées dans la volonté des participants et, en effet, la société économique se constitue en facteur d’équilibre en tant que système d’échanges libres. Mais, soumises aux exigences de justice, comme l’ensemble de la société, les échanges économiques, tout en restant libres, doivent obéir à la loi du juste prix. C’est à travers la détermination de celui-ci, dans une logique similaire à celle qui préside à l’établissement du juste salaire, que l’activité économique devient capable de procurer aux membres de la société et à leurs familles les biens nécessaires à une «honnête subsistance».
Cela ne veut nullement dire que la doctrine sociale refuse le principe de la libre concurrence. Il est vrai, elle le refuse dans sa conception libérale, mais, en redéfinissant son contenu, elle l’accepte comme fondement de la dynamique économique. Dans la vision catholique, la libre concurrence ne retrouve son sens véritable que dans la mesure où elle se soumet aux règles de justice. «Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile (...). Mais, jamais la concurrence ne pouvait servir réellement de norme régulatrice à la vie économique»[40]. En effet, il ne saurait être autrement du moment que la vie économique, vie sociale, se définit essentiellement par la collaboration et non pas par la confrontation entre membres. Il est vrai, la concurrence fait valoriser les capacités individuelles, mais elle ne doit pas engendrer une guerre entre les participants, guerre dont la rationalité serait le simple gain d’argent - une critique que le socialisme apporte lui-aussi au marché. Il ne faut pas croire pour cela que le projet imaginé par l’Eglise catholique se rapprocherait de la solution socialiste. Au contraire, celle-ci est rejetée d’emblée comme fondamentalement erronée car, par l’appel qu’elle fait à l’Etat, supprimant ainsi la compétition et la liberté des échanges, elle évince le problème en éliminant la question qui le fait naître. Ce n’est pas une solution à prendre en compte parce que, dans l’image la société économique qui en résulte, ce dont on fait abstraction ce sont mêmes les personnes libres qui composent toute société véritable.
[1] Pie XI apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 153.
[2] Ibidem, p. 157.
[3] Léon XIII apud Patrick de Laubier, op. cit., p. 44.
[4] Arthur Utz, op. cit., p. 89.
[5] Léon XIII apud Patrick de Laubier, op. cit., p. 32.
[6] Pie XII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 153.
[7] Pie XII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 175.
[8] Léon XIII apud Patrick de Laubier, op. cit., p. 46.
[9] Chantal Millon-Delsol, op. cit., pp. 141-142.
[10] Arthur Utz, op. cit., p. 88.
[11] Chantal Millon-Delsol, op. cit., p. 142.
[12] Pie XII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 159.
[13] Chantal Millon-Delsol, op. cit., p. 183.
[14] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 165.
[15] Chantal Millon-Delsol, Le principe de subsidiarité, Paris, 1993, p. 6.
[16] Thomas d’Aquin apud Arthur Utz, op. cit., p. 79.
[17] Arthur Utz, op. cit., p. 93.
[18] Pie XII apud Patrick de Laubier, op. cit., p. 31.
[19] D’ailleurs, les documents pontificaux se méfient de faire trop usage du terme de «corporation» autant en tant que trop chargé de significations renvoyant à un passé reconnu comme révolu, mais aussi en tant qu’intimement lié à des projets politiques contemporains qui ne s’accordent pas avec les principes de la doctrine sociale.
[20] Pie XII apud Patrick de Laubier, op. cit., p. 96.
[21] Léon XIII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 506.
[22] Chantal Millon-Delsol, Le principe de Subsidiarité, p. 14.
[23] Pie XI apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 166.
[24] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 179.
[25] Léon XIII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 180.
[26] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 193.
[27] Ibidem, p. 197.
[28] Ibidem, p. 199.
[29] Ibidem, p. 205.
[30] Pie XII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 152.
[31] En parlant de la personne, la doctrine sociale ne la sépare jamais de son milieux familial; ainsi, il s’agira de besoins de la famille, de propriété familiale, d’un calcul du juste salaire en fonction des nécessité de la famille.
[32] Pie XII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 231.
[33] Ibidem, pp. 253-254.
[34] Léon XIII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 263.
[35] Pie XI apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 282.
[36] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 295.
[37] Pie XII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 297.
[38] Pie XI apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 311.
[39] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 347.
[40] Pie XI apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 346.
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