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L’État.  Le  principe  de  subsidiarité

 

Le fondement de l’autorité étatique

 

«Toute autorité vient de Dieu». L’affirmation paulicienne préside à la réflexion que les Souverains Pontifes construisent autour de l’autorité, y compris de l’autorité étatique. En effet, les changements politiques intervenus dans le sillage de la Révolution ne modifient pas le fond de l’argumentation de l’Eglise en la matière, mais déterminent plutôt une réinterprétation des thèses déjà énoncées. D’ailleurs, il ne saurait en être autrement du moment que, «si l’on admet l’existence de Dieu, cause première de tout être réel du monde d’ici-bas, il faut aussi reconnaître en Lui le dernier et suprême fondement réel de toute autorité dans la sphère humaine»[1].

En effet, le discours que le magistère construit à l’égard de l’autorité étatique en ce contexte s’inscrit dans la logique invoquée par l’Eglise qui affirme l’indifférence de celle-ci à l’égard des formes de gouvernement sans, pour cela, impliquer un désintérêt pour le fond du problème. Ainsi, dans le contexte qui se dessine depuis la Révolution, «la nouveauté se résume à la forme politique du pouvoir civil ou à sa modalité de transmission. Elle ne touche en rien au pouvoir pris en soi-même. Celui-ci continue d’être immuable et digne de respect»[2]. Dans le même sens, la doctrine sociale approfondit en affirmant que, bien que «le ou les détenteurs de l’autorité soient désignés librement selon les constitutions, les âges, les pays, l’autorité elle-même n’est pas donnée par le peuple ni acquise de «droit divin» par un individu ou un parti»[3]. Implicitement, l’enseignement des papes réfute ici en tant que pure fiction l’idée selon laquelle l’autorité serait acquise à la suite d’un contrat fondateur entre individus : «Il n’est pas un homme qui ait en soi ou de soi ce qu’il faut pour enchaîner par un lien de conscience le libre vouloir de ses semblables. Dieu seul, en tant que créateur et législateur universel, possède une telle puissance»[4]. D’ailleurs, cette autorité, pour être légitime, ne pourrait être que surdéterminée du moment qu’elle s’exerce effectivement sur des personnes dont la dignité est, elle aussi, surdéterminée.

Pour l’Eglise, l’Etat en soi n’est pas un problème. Il compte parmi les «structures essentielles» de l’existence humaine. Cela n’équivaut pas à dire que toute institution étatique ne poserait pas problème. Au contraire, «structure essentielle» veut dire qu’il est tout à fait naturel que, comme toute association humaine exige une autorité, la société, en tant que «communauté de fin et d’action» exige l’Etat. Mais, cette «structure essentielle» est susceptible de se manifester dans des formes institutionnelles diverses, sans se rencontrer jamais à l’état pur dans le monde historique dont elle sert de critère de jugement. Aussi, au moment où elle parle d’Etat, l’Eglise entend «non point tel ou tel gouvernement établi chez tel peuple en particulier, mais tout gouvernement qui réponde aux préceptes de la loi naturelle et des enseignements divins»[5]. C’est pourquoi, il faut distinguer soigneusement entre «autorité» et «commandement», ce dernier n’étant que le moyen par lequel s’exprime l’autorité et il peut arriver qu’il n’en donne pas l’expression exacte. Aussi, «on doit tenir compte de la distinction essentielle entre pouvoir constitutif et législation»[6]. Si le premier demande le respect et l’obéissance, l’autre doit être soumise à la critique et, en dernière instance, refusée.

 

La société et l’Etat

 

Ce jugement est d’autant plus nécessaire que l’autorité de l’Etat se situe au sommet de la hiérarchie des autorités qui existent au sein de la société et qui font sa structure. En effet, l’autorité étatique est «maxima» en son espace - humanae res (par opposition à l’Eglise dont l’autorité est dernière quant aux divina res). Il est naturel qu’il soit ainsi du moment que l’Etat représente «la manière où les personnes et les groupements arrivent à un degré de solidarité auquel ils ne pourraient tendre avec leurs moyens propres»[7]. Dans cette perspective, l’Etat apparaît, par rapport aux autres sociétés qui organisent le corps social en son ensemble, comme une «société parfaite», c’est-à-dire la seule capable de se suffire à elle-même.

Autorité dernière, l’Etat l’est aussi dans la logique sociale au sens du primat ontologique de la société sur l’Etat, prééminence que l’on peut résumer au moyen de l’ancien adage germanique «l’homme est plus vieux que l’Etat»[8]. C’est ainsi que Léon XIII exhorte «qu’on n’appelle pas à la providence de l’Etat..., car l’Etat est postérieur à l’homme, et avant qu’il pût se former, l’homme avait déjà reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence»[9]. D’emblée, par l’affirmation de l’antériorité logique de la personne et, implicitement, de la société, par rapport à l’Etat, une précision importante est fournie quant à la fonction assignée naturellement à l’instance étatique. Celle-ci n’est en aucun cas censée agir en source des droits des membres de la société car ceux-ci existent indépendamment d’elle; elle n’est pas supposée remodeler la société car celle-ci jouit d’une dynamique interne qui serait entravée, voire éteinte, par l’intervention étatique.

En effet, l’Etat reste essentiellement une autorité sociale ce qui veut dire qu’il ne peut être détaché de la société ni dans le sens d’une finalité générale qui serait extérieure à celle-ci, ni dans le sens d’une indépendance par rapport aux règles générales qui la régissent. La doctrine sociale définit comme finalité dernière de l’activité politique la garantie de la dignité de toutes les personnes qui constituent la société. C’est pourquoi, «c’est la noble prérogative et la mission de l’Etat que de contrôler, aider et régler le activités privées et individuelles de la vie nationale, pour les faire converger harmonieusement vers le bien commun, lequel ne peut être déterminé par des conceptions arbitraires, ni trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l’homme, à quoi le Créateur a destiné la société en tant que moyen»[10]. Dès lors, l’Etat se définit essentiellement comme moyen, dépourvu de finalité propre, au service de l’épanouissement de la personne, à travers le bien commun dont il est responsable en dernier recours. Aussi, toute déviation de l’accomplissement de cette tâche mène inévitablement à une perversion de la fonction de l’instance étatique qui cesse ainsi d’être une autorité sociale pour devenir une autorité contre la société.

Assignant à l’Etat une responsabilité en dernier recours, la doctrine sociale invoque une société structurée, au sein de laquelle les corps intermédiaires articulées de bas en haut sont capables de médier entre individu et Etat. En effet, la perversion de l’autorité étatique est déterminée, à l’avis des auteurs de l’enseignement social, justement par la disparition des instances intermédiaires, disparition qui met face à face individus et Etat : «Depuis que l’individualisme a réussit à briser, à étouffer presque cet intense mouvement de vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus diverses, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’Etat»[11]. Or ce rapport est de loin trop disproportionné pour pouvoir soutenir véritablement la dynamique sociale. Il favorise, invite presque l’Etat à s’assumer des tâches qui ne lui incombaient pas de droit, le portant finalement à une prise en charge meurtrière de la société en son ensemble. Ce sont justement ces déviations que l’on tâche d’évincer à travers l’encouragement d’une société articulée, dont les autorités multiples et concurrentes empêchent un développement excessif de la sphère des compétences étatiques.

Mais, le discours sur la société et l’Etat fait surgir deux problèmes. L’Etat est responsable du bien commun. Mais bien commun signifie autant respect de la liberté et de l’autonomie des membres du corps social - qui implique de la part de l’Etat un devoir de non-ingérence dans les affaires de la société, que réalisation de la justice sociale - qui demande nécessairement l’intervention de l’instance étatique pour la correction et même la prévention des injustices. D’autre part, l’Etat a la charge du bien commun dans une société structurée qui travaille en son ensemble, de manière diffuse, à la mise en oeuvre de ce bien. Par conséquent, il faut fournir une réponse à la question concernant la répartition des compétences entre Etat et autorités intermédiaires.

La doctrine sociale surmonte ces problèmes à travers le principe de subsidiarité.

 

La signification du principe de subsidiarité

 

«Subsidiarité» procède du latin subsidium qui signifie «réserve», «appoint en cas de besoin»[12]. La doctrine sociale catholique affirme que toute autorité est subsidiaire. Par conséquent, toute autorité, quelle que soit sa dimension, de l’autorité du père de famille jusqu’à celle de l’Etat (bien que celles-ci sont essentiellement différentes), est censée compléter, si besoin en est, une insuffisance dans l’espace qu’elle régit. Or, le complément n’est pas l’équivalent de la substitution. Secourir un acteur qui, dans une situation donné, s’est avéré incapable de mener à bonne fin son entreprise ne signifie nullement que l’autorité qui apporte le secours est censée se substituer à lui, l’annihiler en fin de compte, parce que, en procédant de cette manière, elle efface la raison même de son existence. De la sorte, «l’autorité vise à suppléer les manques des communautés et des personnes libres, responsables de leurs destin, mais insuffisants dans la poursuite de leur plein épanouissement»[13].

Le principe de subsidiaire représente la clé de voűte de la réflexion que l’Eglise construit sur le terrain sociopolitique. D’emblée, l’affirmation du principe délimite l’espace du discours. En accord avec l’indifférence déclarée de l’Eglise quant à la forme du régime politique, il déplace le problème du registre de la recherche du meilleur régime, du véritable fondement de l’autorité ou de la manière d’attribuer le pouvoir, dans celui organisé autour de la question du rôle et de la portée des tâches que doit assumer l’autorité et, par excellence, l’autorité étatique. «Le principe est normatif. Il indique ce que doit être l’autorité, quelle est sa raison d’être, à quelles exigences elle répond, à quelle finalité elle court»[14].

La subsidiarité revoie à l’idée de suppléance. Mais la doctrine sociale se refuse d’affirmer l’identité de contenu entre les deux termes. En effet, dans la réflexion sur l’autorité, l’idée de suppléance, présente autant chez Locke, que chez Althusius, évolue en deux directions différentes. Assumée par le libéralisme classique, dans le sillage de Locke, et se fondant sur l’individualisme philosophique, elle engendre l’idée de suppléance libérale au strict sens négatif de non ingérence. D’autre part, récupérant la réflexion d’Althusius, surtout le tableau qu’il dresse d’une société organisée, constituée d’une multiplicité de corps intermédiaires, et, de plus, subordonnant la notion de liberté à la dignité de la personne, la suppléance est repensée par le catholicisme social, faisant naître la subsidiarité moderne[15].

De cette manière, le principe de subsidiarité se fonde sur une vision chrétienne de la personne et de la société, constituée progressivement chez Althusius, chez Ketteler et dans les encycliques de la doctrine sociale. Sa logique se déploie autour de l’axiome : «autant de liberté que possible, autant d’autorité que nécessaire»[16]. Il apparaît claire, que ce principe jouit d’un double sens : liberté - non-ingérence, autorité - intervention. D’ailleurs, la doctrine sociale catholique a mis l’accent sur l’un ou sur l’autre, en fonction des problèmes de l’époque. Ainsi, Léon XIII s’est vu justifier une intervention plus poussée de l’Etat, visant la solution de la «question sociale». Au contraire, Pie XI, devant l’extension de l’étatisme, s’est appliqué à tracer les limites nécessaires à cette intervention dans une compréhension juste des fonctions de l’Etat.

En effet, c’est Pie XI qui donne, dans son encyclique Quadragesimo Anno, l’expression claire et synthétique du principe :

On ne saurait ni changer, ne ébranler ce principe si grave de philosophie sociale; de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de seule initiative et par leurs seuls moyens, ainsi ce serait commettre une injustice en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ou de les absorber[17].

Le principe de subsidiarité préside ainsi à la répartition des compétences au sein d’une société structurée qui s’articule de bas en haut, plaçant entre individus et Etat une multitude de corps intermédiaires, médiant entre ces deux acteurs majeurs, instances capables de suppléer et de se faire suppléer dans la mesure de leurs capacités, situant véritablement l’Etat dans la posture de responsable en dernier recours du bien commun. La subsidiarité distingue entre ingérence et non-ingérence en fonction d’un critère bien pragmatique : l’espace de non-ingérence est essentiellement défini par la capacité des acteurs; au-delà, l’ingérence se déploie dans la sphère de l’incapacité. Or, dans une vision semblable à celle d’Aristote, c’est justement ce couple capacité/incapacité qui caractérise toute acteur social, à l’exception de l’Etat, qu’il soit individu ou «communauté mineure».

La doctrine sociale s’adresse à la personne humaine qui, bien que reconnue comme insuffisante - dans l’ordre des moyens -, est conçue comme capable et responsable. «Etre en acte», selon une conception qui remonte à Aristote par Thomas d’Aquin, la personne se définit comme personne libre, qui s’exprime et s’épanouit de la meilleure manière à travers ses actions propres. Dans cette perspective, la réalisation de la dignité trouve son support dans la liberté de la personne et toute atteinte injustifiée de l’autorité à cette liberté se transforme, de façon immédiate, dans une atteinte à la dignité humaine - la seule capable de donner sens à la société. La dépossession par l’autorité de la liberté de la personne équivaut à une «privation d’être», elle mène à jouer avec des «hommes laissés virtuels par un pouvoir qui les sépare de leurs réalisations»[18].

Une des sources du penchant naturel de l’homme pour la vie en société est justement la conscience de son insuffisance en tant qu’entité solitaire. Par conséquent, le cas se présente où l’individu - ou, mieux, la famille - s’avère incapable de mener à bonne fin son entreprise. A ce moment-là, il est secouru par l’autorité immédiatement supérieure - la communauté locale, par exemple - qui est censée, au moment de l’appel, remplir le vide de capacité ainsi créé. De cette manière, l’aide est déployée de haut en bas, graduellement, à travers l’échelle dressée par les groupes sociaux emboîtés qui se contiennent sans s’annihiler. Ce schéma fait preuve d’efficacité car le secours venu de la proximité pourra être dimensionné à la mesure du besoin et dirigé de façon précise pour compléter l’insuffisance. Sur cette échelle, l’appel à l’Etat est dernier, conséquence de l’incapacité avérée des instances inférieures.

Toutefois, même si de dernière instance, le recours à l’Etat ne saurait se constituer dans un acte pour ainsi dire contre gré, parce qu’assurer l’aide demandée fait partie de la mission assignée à l’Etat. Remplir une fonction subsidiaire c’est, pour l’Etat, aider, au nom du bien commun universel et au nom de la justice distributive, les sociétés inférieurs, qu’il ne supprime pas pour autant. Mais le caractère subsidiaire de l’autorité étatique ne la transforme en aucun cas dans une réalité secondaire dont on peut bien se passer s’il n’y a pas un strict besoin à satisfaire. Au contraire, il y a des compétences et des responsabilités que seul l’Etat, en vertu de sa qualité de «société parfaite» peut assumer et accomplir, des tâches relevant du bien commun universel et de la réalisation de la justice distributive. Pour cela, l’Etat a le droit et le devoir de travailler à la prospérité de la communauté et de ses membres, le droit et le devoir de limiter la liberté des citoyens et des familles par les exigences du bien commun et, particulièrement, l’obligation de protéger les droits des plus faibles et des plus pauvres[19]. Dans ce sens, l’action de l’Etat devient plus efficace et, en effet, plus facile, au moment où les instances qui lui sont inférieures s’acquittent correctement de leurs tâches propres. C’est pourquoi, il est expressément recommandable que «l’autorité publique abandonne aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement, les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité»[20].

Comme l’indiquent les propos de Pie XI, l’aide déployée par l’Etat aux personnes et aux communautés prend essentiellement la forme d’un stimulus. «L’action des pouvoirs publics a un caractère d’orientation, de stimulant, de suppléance et d’intégration»[21]. Il s’en suit que l’Etat est censée inciter les actions au sein de la société et non pas prendre la charge. A l’aide en résultat est préférée de loin l’aide en moyens, capable d’assurer les conditions dans lesquelles «les personnes et les groupes, dans leur juste autonomie, puissent accroître et développer toujours davantage leur action libre et responsable dans le cadre du bien commun»[22]. De cette manière, l’Etat subsidiaire de la doctrine sociale se distingue essentiellement de l’Etat socialiste distributeur de créances. Si le dernier entend prendre en charge la société en accomplissant une tâche de régénération, le premier agit visant une autonomie accrue des acteurs sociaux.

Bien que supposée suppléer aux défaillances, l’action de l’Etat, telle qu’elle est conçue par la doctrine sociale n’est ni exceptionnelle ni accidentelle. L’Etat a un devoir d’ingérence et ce devoir est fondé toujours sur l’idée de dignité. De cette manière, l’action de l’Etat correspond à une «oeuvre normale de développement humain»[23]. Oeuvre normale, car l’Etat est responsable du bien commun universel qui se définit comme garantie des droits fondamentaux de la personne. En intervenant dans la société, il ne dévie pas de son but, comme l’Etat libéral dont la finalité unique est la garantie et la protection de la liberté. Son action n’est pas accidentelle, comme dans le cas du libéralisme, mais définie en principe et non pas seulement en fonction des circonstances historiques. Ainsi, les documents pontificaux affirment que l’intervention de l’Etat est exigée par la justice sociale, composante essentielle du bien commun. En intervenant, l’Etat ne fait pas oeuvre de charité, mais de justice, qui implique un devoir : «Quand la moralité, la justice, la dignité humaine (...) se trouvent menacées ou compromises, les pouvoirs publics, en intervenant comme il convient et dans une juste mesure, feront oeuvre de salut social, car à eux il appartient de protéger et de sauvegarder les vrais intérêts des citoyens, leur subordonnés»[24]. Une «juste mesure» invoque une ingérence limitée et, en effet, «les limites de l’intervention sont déterminées par la fin même qui appelle le secours des lois; c’est-à-dire que celles-ci ne doivent pas s’avancer au-delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers»[25]. On voit bien qu’ici le sens accordé à l’intervention est négatif - réprimer les abus, écarter les dangers -, mais cette intervention acquiert d’emblée une dimension positive en tant qu’expression de la garantie du bien commun et de la réalisation de la justice distributive. Il ne s’agit pas seulement d’une intervention ponctuelle, mais, aussi, d’une ingérence préventive et, à la fois continue. Ici, la réflexion sur le rôle de l’autorité étatique rejoint la «philosophie de la finitude» qui, décrivant la société comme essentiellement imparfaite et soumise à la corruption, interdit toute possibilité de règlement définitif aux problèmes sociaux.

Bien que le principe de subsidiarité puisse être vu comme relevant finalement d’un bon sens proprement européen[26], la définition de l’Etat subsidiaire, Etat qui s’assume de soi une position pour ainsi dire «humble» par rapport à une société effervescente, semble rencontrer bon nombre de difficultés. Peut être la plus importante, saisie autant par Montesquieu que par Tocqueville, tient en quelque sorte d’une commodité de l’esprit : il paraît être plus aisé d’imaginer un Etat tout compétent, que d’envisager un Etat respectueux de la société et retiré dans un domaine bien délimité. En effet, l’Etat subsidiaire refuse la logique centralisatrice qui envisage un Etat omnipotent et omniscient, il se refuse les moyens susceptibles de mettre en cause la finalité par rapport à laquelle il se définit comme moyen : la garantie de la dignité de la personne.

Au moment où l’Etat transgresse l’espace délimité à travers la subsidiarité, l’édifice entier est détruit. «Ce serait un absolutisme dur, un véritable esclavage de l’esprit et des âmes, si l’Etat abusait de ce que j’appelle le droit subsidiaire»[27]. C’est contre un tel abus violent de l’Etat, contre la «statolatrie payenne» qui pervertit et falsifie l’ordre naturel, que la doctrine sociale accomplit sa réflexion sur l’autorité, en traçant le contour d’un Etat articulé selon le principe de subsidiarité, qui, s’assumant comme principe ontologique la garantie de la valeur humaine, «protège autre que soi»[28] et, par conséquent passe au second plan.

 

 



[1] Arthur Utz, op. cit., p. 166.

[2] Léon XIII apud Gianpaolo Romanato, op. cit., p. 51.

[3] Patrick de Laubier, op. cit., p. 17.

[4] Léon XIII apud Patrick de Laubier, op. cit., p. 17.

[5] Léon XIII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 398.

[6] Léon XIII apud Gianpaolo Romanato, op. cit., p.  51.

[7] Daniel Barbu, «Democraþia creºtinã în politica româneascã. Un caz de nepotrivire?», Sfera Politicii, An. V, nr. 43, 1996.

[8] Chantal Millon-Delsol, L’Etat subsidiaire..., p. 10.

[9] Léon XIII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 399.

[10] Pie XI apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 417.

[11] Pie XI apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 413.

[12] Chantal Millon-Delsol, L’Etat subsidiaire..., p. 10.

[13] Chantal Millon-Delsol, Le principe de subsidiarité, p. 3.

[14] Ibidem, p. 6.

[15] Chantal Millon-Delsol, L’Etat subsidiaire..., pp. 84-89.

[16] Ibidem, p. 171.

[17] Pie XI apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 414.

[18] Chantal Millon-Delsol, op. cit., p. 69.

[19] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 411.

[20] Pie XI apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 415.

[21] Jean XXIII apud Chantal Millon-Delsol, op,cit., p. 142.

[22] Ibidem, pp. 142-143.

[23] Chantal Millon-Delsol, op,cit., p. 120.

[24] Léon XIII apud Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, op. cit., p. 396.

[25] Ibidem, p. 404.

[26] Chantal Millon-Delsol, Le principe de subsidiarité, p. 4.

[27] Wilhelm von Ketteler apud Chantal Millon-Delsol, L’Etat subsidiaire..., p. 131.

[28] Chantal Millon-Delsol, Les idées politiques au XXe siècle, p. 197.

 

 

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