<<Page précédente Sur l'auteur




Chapitre I

Entre l’éthique et la politique

La Doctrine Sociale


 

 

Une  identité  politique  chrétienne

 

 

De nos jours, démocratie chrétienne renvoie presque automatiquement la pensée vers deux adresses, intimement corrélées : l’une, relevant plutôt de la sociologie politique, porte sur l’identification des grandes familles politiques du continent [1] , tandis que l’autre commande la logique de la construction européenne [2] . Ce sont deux associations mentales qui ont parfois trop tendance àépuiser le sujet.

Toutefois, démocratie chrétienne implique, męme à une simple analyse des termes qui s’y rattachent, un problème d’une autre nature. En effet, cette juxtaposition peut apparaître, en fin de compte, paradoxale ou, au moins, difficilement acceptable, puisqu’elle met en relation deux éléments dont l’histoire ne va pas de paire. Démocratie chrétienne soulève la question de la validité de la référence chrétienne au sein d’une société démocratique et sécularisée. D’ailleurs, elle renferme, dans la logique de la question théologico-politique, toute une histoire, l’histoire occidentale de la confrontation entre le citoyen et le fidèle, entre la société laïque et la société religieuse. Du point de vue juridico-institutionnel, elle met en présence deux acteurs, l’Etat et l’Eglise (catholique), une Eglise qui parle et agit toujours comme «antagoniste spirituelle d’un Etat qui tend à devenir tout» [3] .

La démocratie chrétienne, en tant que doctrine politique, est issue essentiellement de la pensée catholique, en se structurant autour de la doctrine sociale renfermée dans les interventions des Souverains Pontifes. «Noyau théorique de la démocratie chrétienne» [4] ou seulement «référence obligée» [5] , le poids de celle-ci reste, quoi qu’il en soit, déterminant. Mais, sa signification doit ętre comprise sur le terrain de la doctrine, comme source d’une conception spécifiquement chrétienne sur la personne humaine, sur l’économie et sur la fonction de l’autorité. Elle n’implique aucunement une subordination à la hiérarchie des partis politiques qui s’en revendiquent. Ceux-ci se définissent comme de véritables sujets politiques dès le moment où ils prônent l’abandon de toute référence confessionnelle [6] . Il est vrai, ces partis sont nés en vue de la défense des valeurs issues de l’âge de la religion, mais ils ne sont cependant jamais devenus des «bras séculiers» de l’Eglise, celle-ci refusant constamment de leur accorder un soutien déclaré et explicite [7] .

L’histoire intellectuelle de la démocratie chrétienne remonte jusqu’à la Révolution française, moment qui fait surgir les problèmes dont on essayera de formuler des réponses spécifiquement chrétiennes. En effet, la Révolution met le civil et le religieux dans un rapport antagonique insurmontable,  lançant ainsi des défis devant lesquels le silence est, en quelque sorte, interdit. Elle  rompt avec un univers où la référence au christianisme est incontournable, fondant un monde dont les réalités sociales et politiques affirment leur valeur autonome et se refusent toute justification par rapport à la religion. Au-delà d’une simple coupure nette entre la société civile et la société religieuse, la Révolution se propose de subordonner cette dernière et de la remodeler à l’instar de la société civile qu’elle engendre. Dans une perspective de continuité avec les pratiques de l’ancien régime, plus que dans un effort de rupture, le peuple souverain de la Révolution, par le biais de l’Assemblée Constituante, n’hésite pas de «légiférer aussi in sacris» [8] .

De tels bouleversements et l’évolution qui s’en suit n’auraient pas pu laisser indifférents l’Eglise et les milieux catholiques. Cette rupture violente, opérée contre le catholicisme, ammena l’Eglise, dans une première phase, à se refuser un regard audacieux vers l’avenir, vers la possibilité d’une cohabitation pacifique et féconde avec la nouvelle société et ses institutions, et à pencher plutôt vers un regret de l’ancien régime. En effet, longtemps, le Saint Siège a rejeté la possibilité d’une implication directe dans ce nouveau monde, sécularisé et non-chrétien sinon anti-chrétien, bien que de nombreuses voix se sont élevée pour y faire appel.

Dans les milieux catholiques, ce bouleversement suscita de vives réactions autant (et surtout) dans le sens d’un refus inconditionné de cette modernité anti-chrétienne - le catholicisme dit intransigeant, dont la source d’inspiration est la pensée traditionaliste et ultramontaine, qui imprègne le discours de Joseph de Maistre ou de Donoso Cortès -, que dans le sens d’une acceptation partielle de la société libérale et même d’une utilisation bénéfique des instruments que celle-ci peut mettre à la portée de l’Eglise - le catholicisme dit libéral, par la voix de Lamennais. Dans ce dernier cas, les libertés modernes ne sont plus considérées comme reprobables, mais comme des outils dont l’Eglise peut bien profiter en vue d’une redéfinition de son rôle au sein de l’espace social nouvellement établi. «C’était pour la première fois que les catholiques jugeaient positivement la modernité, même si ce n’était que de façon instrumentale et dans la visée d’une restauration chrétienne finale» [9] . Mais l’Eglise, fidèle à son refus, condamna cette tentative (Mirari Vos - 1832).

En effet, l’attitude du Saint Siège comporte deux étapes : une première, caractérisée par un refus ouvert d’accepter les réalités mises en place par la Révolution française, et une seconde, inaugurée par Léon XIII, qui est marquée par une tentative, de plus en plus manifeste, d’accommodation et de reconquête de sa place dans la société par la définition d’un statut et d’un rôle nouveau pour l’Eglise. Plusieurs encycliques, d’une extrême importance, donnent le ton à chacune des ces périodes. Il s’agit de Mirari Vos (Grégoire XVI, 1832), qui résume la thèse du refus de la culture et de la civilisation moderne, et, bien évidemment, de Rérum Novarum (Léon XIII, 1891) qui, conférant une dimension sociale au catholicisme, ouvre la voie vers la structuration d’un véritable projet de société élaboré par les Souverains Pontifes.

Grégoire XVI est catégorique en ses propos : «toute nouveauté est un coup mortel pour l’Eglise universelle, (...) des choses qui ont été régulièrement définies, aucune ne doit changer, rien ne doit être ajouté; il faut que l’on veille à ce que tout reste dans l’état où il est, pur, en forme et en sens» [10] . Tournée vers le passé, rêvant au retour d’un Etat confessionnel allié et d’une identification entre le civil et le religieux, glacée dans une conscience de société parfaite et immuable, l’Eglise Catholique semble ignorer l’évolution des choses. Condamnant les libertés modernes - la liberté de conscience est vue comme «l’erreur la plus vémineuse» -, blâmant fortement la séparation entre Etat et Eglise, Mirari Vos peut apparaître comme tournée vers le passé, dans une époque où la société et l’Etat libéral sont des réalités incontournables.

Cela étant, il n’y a rien d’étonnant à ce que, à l’avènement de Léon XIII, en 1878, «l’impression de beaucoup fût qu’un fossé impossible à combler s’était définitivement creusé entre l’Eglise et le monde moderne, et même entre l’Eglise et les problèmes de ce monde» [11] . Avant d’élaborer ce que l’on appelle la «charte sociale» des catholiques - Rerum Novarum - Léon XIII s’appliqua à contourer une nouvelle position de l’Eglise par rapport aux problèmes que ses prédécesseurs avaient constamment refusés de prendre réellement en compte : le régime républicain - persuadant les catholiques français de se rallier à la IIIe République, bien que le Non expedit de Pie IX interdit toujours aux catholiques italiens de prendre part à la vie politique -, la nature de l’Etat, les libertés modernes, la relation Eglise - Etat. Léon XIII affirme la séparation essentielle entre la société religieuse et la société politique, dans le sens que «les deux sont supręmes, chacune dans son ordre; les deux ont leurs limites propres, déterminées par leur nature et leur finalité immédiate; par conséquent, à l’intérieur de ces limites prend forme une sphère au sein de laquelle chacune dispose d’un iure proprio» (Immortale Dei, 1885 ). Ainsi, «l’Eglise, disposant de son propre droit et dans le respect entier du droit de l’autre, est indifférente aux diverses formes de gouvernement et aux institutions civiles des Etats chrétiens, à condition qu’elles respectent la religion et la morale chrétienne» (Sapientiae Christianae). De la sorte, est reconnue au pouvoir politique sa légitimité en soi-męme et en son domaine propre, bien que l’idée d’une supériorité du spirituel persiste à travers le respect, dont la traduction en pratique n’est pas précisée, que les Etats doivent à la religion (catholique). De plus, l’Eglise marque son écart, non pas par rapport aux problèmes de la société en général, à l’égard desquelles elle va argumenter la légitimité de sa position, mais face aux vicissitudes de la vie politique, refusant ainsi son support à toute opinion qui invoquerait son soutient: «La société chrétienne (...) a le droit et le devoir de ne pas devenir l’outil des partis et de ne pas se plier servilement devant les exigences changeantes de la politique» [12] .

En fait, à la fin du XIXe siècle, le Pontife ne se trouve plus devant le męmes problèmes que ses prédécesseurs du début du siècle. L’atmosphère intellectuelle des dernières décennies du XIXe siècle est dominée par l’ascension des idées socialistes. Contre celles-ci, et contre le libéralisme aussi, Léon XIII, récupérant la pensée des catholiques sociaux comme Wilhelm von Ketteler ou Luigi Taparelli, va construire sa critique, mettant en branle une réflexion qui tendra à surmonter l’opposition jugée comme réductrice entre le collectivisme socialiste et l’individualisme libéral.

Qu’elle va dans le sens d’un refus passif ou d’une affirmation audacieuse de son statut, l’attitude de l’Eglise Catholique et de ses fidèles reste, dans son essence, anti-moderne, dans la mesure où la modernité est vue comme le porteur d’une dynamique qui favorise le développement excessif de l’Etat sur le fond d’une désagrégation des liens organiques de la société.

L’Eglise a, en effet, devant soi, d’une façon consécutive, deux types d’Etat, qui lui sont, tous deux, hostiles, chacun à sa manière. Le XIXe siècle l’oppose à un Etat dont le caractère principal, dans cette perspective, est la laïcité et dont la fonction essentielle est d’exclure la religion de la société politique. Le XXe siècle la situe devant un Etat d’une autre nature, l’Etat totalitaire, dont la logique intrinsèque le pousse vers une absorption du transcendent à son bénéfice. C’est surtout par rapport à ce dernier que la doctrine sociale catholique acquiert une cohérence et une valeur accrue.

Critiquant de manière systématique les régimes totalitaires, fasciste (Non abbiamo bisogno, 1931) et, ultérieurement, national-socialiste (Mit brennender Sorge, 1937) et communiste (Divini Redemptoris, 1937), le pape Pie XI les qualifie, sans aucune réticence, de «véritables statolatries payennes» [13] , la condamnation ne se résumant pas ainsi à un simple constat de la dimension anti-chrétienne assumée par ceux-ci, mais, partant, à la mise en exergue de l’invasion inacceptable de l’Etat sur le territoire de la société et contre la liberté de ses membres, d’un abus de l’Etat qui se refuse toute définition instrumentale pour se prétendre objet de culte. Cette image négative sert, en effet, comme plaidoyer pour un projet, qui, tout en étant spécifiquement chrétien, prétend à l’universalité, projet d’une société structurée et solidaire, une société des personnes dont la dignité est fondée de manière absolue dans la relation intime homme-divinité, une société régie par le bien commun et gouvernée par un Etat dont l’action s’exerce en vertu du principe de subsidiarité.

La faillite des tentatives totalitaires en Occident, mise à côté d’une faiblesse vue comme avérée des régimes démocratiques libéraux, a donné presque implicitement gain de cause aux adeptes de la démocratie chrétienne, qui se sont imposés en Italie et en Allemagne après la guerre. Leur succès pourrait être vu comme «une revanche de l’Europe traditionnelle et chrétienne marginalisée» au XIXe, revanche fondée sur un projet anti-moderne, dont les objectifs sons formulés dans le langage de la modernité (...) revanche des ,,libertés” multiples, diverses et contrastantes d’origine médiévale, contre la ,,Liberté” indivisible qui se revendique des Lumières et de la Révolution française» [14] .


 



[1] La démocratie chrétienne, sous les différentes manifestations partisanes qu’elle emprunte selon le pays, est considérée encore être, dans un tableau global et dans une perspective rétrospective, le mouvement politique ayant le succès le plus notoire; de la sorte, elle fournit l’identité doctrinaire aux principaux partis non-socialistes d’au moins cinq pays de l’Europe Occidentale (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, les Pays Bas et l’Italie) et domine, sous la forme institutionnelle du Parti Populaire Européen et à côté des socialistes, le Parlement européen, Stathis N. Kalyvas, The Rise of Cristian Democracy in Europe, Ithaca and London, 1996, p. 2.

[2] Il est déjà notoire que le processus de la construction européenne, tant sous le rapport de l’imagination politique que sous l’angle de la mise en oeuvre politique est du à la démocratie chrétienne et à la social-démocratie de l’Europe occidentale.

[3] Luigi Sturzo apud Gianpaolo Romanato, Biserica şi Statul laic în Religie şi Putere, Bucarest, 1996, p. 11.

[4] Daniel Barbu, «De ce nu este posibilă o Democraţie Creştină în România?», Dilema, An.1, nr. 194., 1996.

[5] Jean Dominique Durand, L’Europe de la Démocratie chrétienne, Paris, 1995, p. 113.

[6] Les recherches de généalogie partisane identifient à l’origine démocratie chrétienne le clivage clérical/anti-clérical et, dans une mesure variable, celui entre centre et périphérie, Daniel-Louis Seiler, Partis et familles politiques, Paris, 1980.

[7] Les partis d’inspiration catholique refusent souvent eux-mêmes de lier directement leur identité de l’Eglise Catholique. E.g. Luigi Sturzo qui affirme que «La démocratie chrétienne n’est pas l’Eglise», in Stathis N. Kalyvas, The Rise of Cristian Democracy in Europe, p. 222.

[8] Gianpaolo Romanato, op.cit., p. 17.

[9] Ibidem, p. 32.

[10] Ibidem, p. 44.

[11] Jean-Yves Calvez, Jacques Perrin, Eglise et Société Economique, Paris, 1959, I, p. 104.

[12] Léon XIII apud Gianpaolo Romanato, op.cit., pp. 50-51.

[13] Pie XI, Non abbiamo bisogno, apud Gianpaolo Romanato, op.cit., p. 61.

[14] Daniel Barbu, «Democraţia creştină în politica românească. Un caz de nepotrivire?», Sfera Politicii, An.V, nr. 43, 1996.

 

 

<<Page précédente Sur l'auteur


© University of Bucharest 2002. All rights reserved.
No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the University of Bucharest, except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
Comments to:Alexandra Ionescu
Last update: January 2003
Text editor&Web design: Raluca OVAC