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Solidaritatea voit la société roumaine
des années ´20 comme une société divisée, dépourvue de cohésion, puisque
rongée par un conflit entre les classes sociales. Les conséquences de ce
conflit se font sentir à travers les injustices dont le sujet privilégié
est le milieu ouvrier. Qui plus est, le remède de cette maladie du corps
social est d’autant plus difficile à identifier, que les «énergies de la
nation» semblent, pour le moment, taries. Sans doute, l’on peut remarquer
ici une similitude assez évidente entre le discours de chrétiens-sociaux
roumains et celui de la doctrine sociale catholique, tous deux centrés sur
une question de pathologie sociale et orientés vers l’identification des moyens appropriés
à redonner vie à une société malade. Si la doctrine sociale catholique,
au fil de l’évolution qu’elle connaît de Léon XIII à Jean Paul II, aboutit
à l’élaboration d’un véritable projet de société, reste à voir en quelle
mesure la réflexion roumaine est à même de mener à bien, à son tour, la
tâche qu’elle s’assigne.
L’objectif
essentiel vers lequel est censée converger toute la réflexion menée au sein
du Cercle d’Etudes Social-chrétiennes de Solidaritatea
est définit dans les termes d’un «développement de l’énergie sociale, de
l’épanouissement complet de la personnalité humaine, de la christianisation
de fait de toute la société, et, connaissant les douleurs profondes de la
classe ouvrière, d’une activité sociale aussi intense que possible de l’Eglise»
[1]
orthodoxe.
Pour
cela faire, la tâche à accomplir est double. Il s’agit, d’une part, de mettre
en exergue le pouvoir social du christianisme
et, de l’autre, de combattre le socialisme matérialiste qui - trouvant écho
dans les milieux ouvriers - nie au christianisme toute vocation à résoudre
la question sociale
[2]
. Le défaut principal de la solution marxiste réside,
à l’avis des membres de Solidaritatea, dans le caractère partiel
et réducteur de son approche et, à la fois, dans sa nature utopique. Le
problème à résoudre ne se réduit pas à la gestion des simples conditions
matérielles, il est, au-delà, un problème humain:
Cette
interprétation matérialiste amène la déconsidération des réalités naturelles.
Comme il changent le système social en place et le régime actuel de propriété,
les socialistes croient pouvoir supprimer la misère humaine. Mais le régime
économique n’est pas l’unique cause des maux sociaux. D’ici, une conséquence
importante, qui représente aussi la condamnation de l’utopie marxiste
[3]
.
Ce
n’est pas qu’on contesterait, par cette condamnation, la légitimité
des questions posées par le courant socialiste, quelle que soit sa nature
[4]
. Au contraire, les chrétiens-sociaux roumains affirment,
plus ou moins de concert, que le socialisme représente un mouvement partiellement
motivé et qui pourrait contribuer à la solution des maux de notre
société si, avant tout, il assumait un caractère national
et chrétien
[5]
.
Il
s’agit sur ce point des deux critiques principales que Solidaritatea
entend adresser au socialisme, ou, du moins, à une partie des courants
socialistes. On blâme son caractère internationaliste parce que «cette
idée d’internationalité va à l’encontre de la nature» :
Un peuple, une nation,
une société, ne peuvent s’épanouir qu’à l’intérieur de leurs frontières
naturelles. Chaque peuple possède une âme spécifique, liée à son milieu
naturel où il a pris naissance. Cette âme renferme en son sein les croyances,
les idéaux, les coutumes et les traditions, l’organisation sociale, qui
ne peuvent s’internationaliser ou se généraliser sans affaiblir la cohésion
même de la nation. C’est un commandement de la nature que chacun s’épanouit
à l’intérieur de ses frontières
[6]
.
Mais, une fois
écartée la dimension internationaliste, les «principes du socialisme» restent
valables si l’on les imprègne d’un esprit chrétien :
Tout ce mouvement
social-chrétien tend vers la solution des principes du socialisme comme
la socialisation des moyens de production, la transformation du capital
privé en capital social, le rapport entre le travail et le capital, entre
le travailleur et le patron, la valorification de l’individu par le travail
quantitatif et qualitatif etc. selon l’esprit évangélique. C’est dire que
le premier pas vers la réforme sociale concerne justement ces biens de l’âme
(...) sans lesquels toute transformation de l’organisme social reste une
simple utopie, Voilà pourquoi la question
sociale est, avant tout, une question morale
[7]
.
La
transformation de la société, au sens de l’élimination des injustices, est
censée s’opérer à travers une christianisation du corps social au moyen
duquel y soient consacrées les valeurs chrétiennes véritables, capables
de régir une dynamique naturelle de la société.
La
justice et la conscience, en tant que manifestations d’un principe immanent,
doivent se faire place au sein de l’organisme social actuel, en transformant
et en évinçant les défauts de l’organisation sociale, issus de ses fondements
antérieurs
[8]
.
C’est
par conséquent le principe même de la société qu’il faut changer.
Parce que la société véritable n’est ni celle des socialistes matérialistes,
fondée sur la lutte des classes, ni celle des libéraux de l’école
classique dont la loi est la concurrence effrénée
[9]
. La véritable société, à l’avis des représentants
du groupe social-chrétien, est la société fondée sur le principe de l’amour
fraternel et régie par l’idéal
de la solidarité sociale
[10]
- «non pas la lutte des classes, mais la solidarité
sociale, qui n’est autre qu’une compréhension plus profonde
de l’amour chrétien»
[11]
. Ce n’est qu’au sein d’une telle société,
que peut s’organiser une «véritable vie démocratique»
dont l’essence réside dans «l’harmonisation de tous les
intérêts, dans la solidarisation de toutes les valeurs. Contre les
courants anarchiques, Solidaritatea
ne croie pas à la lutte des classes et la rejette pour le bonheur
de la société, bonheur qui se traduit par la concorde et l’amour unanime»
[12]
.
Il
s’agit, en effet, d’une recherche du bonheur que propose Solidaritatea, acquérant ainsi un caractère aussi utopique
que celui qu’elle condamnait dans le cas du marxisme. C’est
autour de l’idée de l’instauration d’une cité céleste
sur la terre que s’organise la réflexion social-chrétienne roumaine,
idée rejetée par la doctrine sociale catholique, qui, s’inspirant
d’une philosophie de la finitude
[13]
, la condamne en tant que source d’erreurs et
de déviations au plan des actions concrètes
[14]
. Au contraire, Solidaritatea,
bien qu’elle affirme que «le mouvement social-chrétien - dont
elle se fait le porte-parole - suppose une doctrine philosophico-religieuse
élaborée dans le grand laboratoire de l’histoire sociale», s’assigne
comme finalité dernière «les mots de la prière de Dieu
: ’Comme au ciel, aussi sur la terre’. Son fondement est la
conception morale, qui doit imprégner toute réforme et toute pratique sociale:
l’élévation de la valeur de l’homme, la formation de la personne
humaine»
[15]
et son idée directrice est la réalisation de la perfection
humaine, de la justice sociale, de l’amour chrétien entre individus
et des autres vertus...
[16]
.
Par
conséquent, il s’agit plutôt de la construction d’un ordre nouveau, idéal,
que de l’ajustement de l’ordre existent dans le moule d’un ordre naturel.
Il est vrai, on reconnaît que ce projet d’une société fondée sur l’amour
et sur l’harmonie de toutes les classes est un idéal
[17]
, mais il en est un non parce qu’il ne pourrait jamais
être atteint, mais parce qu’il semble assez éloigné dans le temps, irréalisable,
non pas en général, mais dans les circonstances de l’époque.
Le
point de départ de la réalisation de ce projet, tout comme dans le cas de
l’enseignement social catholique, est l’être
humain. En revanche, dans le cas
de Solidaritatea, il s’agit moins d’affirmer
et argumenter le caractère absolu de la dignité de la personne humaine,
que de construire cette dignité, qui semble ne pas être un donné naturel.
Ainsi, le premier pas, le pas essentiel dans la guérison des injustices
sociales, réside dans la moralisation
de l’homme :
il
faut d’abord changer la nature humaine, en l’éclairant par la science et
en la moralisant par l’éducation pour pouvoir modifier les rapports sociaux
[18]
.
Conséquemment,
l’être humain n’apparaît pas d’emblée comme personne,
capable de lire sa dignité dans son statut de créature et de se découvrir
spontanément, au moyen de sa raison confirmée par la Révélation, comme un
être essentiellement moral, constitué de liberté
et conscience. Plus qu’une conséquence
de la création, la personne se définit comme un produit historique, un résultat
de la civilisation, dont la prise de conscience et la mise en valeur sont
le fait de l’éducation. D’ailleurs, l’homme, dépourvu
d’éducation, et donc du raffinement que celle-ci lui offre –une
éducation fournie par la famille et par l’Etat - est, de par sa nature,
une brute que l’on peut retrouver encore dans les villages isolés
[19]
.
Le
discours de Solidaritatea suit
donc, dès son début même, une voie tout à fait différente de celle
que choisissent la doctrine sociale catholique et les constructions politiques
occidentales d’inspiration chrétienne. Car ces dernières s’appuient
sur le présupposé fondamental de la primauté absolue de la personne humaine
en rapport avec les différentes formes historiques d’agrégation sociale
et prennent la personne pour référence essentielle de tout jugement porté
sur l’ordre social. Or, comme elle fait appel à une définition
de la personne en termes de produit historique, de résultat de la civilisation
ou de l’éducation, Solidaritatea lui refuse justement ce statut.
En effet, l’attitude des chrétiens-sociaux roumains devient compréhensible
une fois située dans l’atmosphère intellectuelle générale des années
’20 et ’30 où la nation, plus précisément l’Etat-nation,
constitue l’hypothèse de base de toute analyse politique.
[1]
«Primul nostru cuvânt», Solidaritatea,
I, no.1, 1920, pp. 3-4.
[2]
«În al treilea an», Solidaritatea,
III, no. 1-3, 1922, p. 1.
[3]
Şerban Ionescu, «Socialismul
şi Morala», Solidaritatea, I, no. 3-4, 1920, p. 117.
[4]
Les membres de Solidaritatea,
surtout Şerban Ionescu, insistent beaucoup sur les différences essentielles
qui séparent le marxisme, condamné et rejeté, et le socialisme français,
en principe défendu, et dont le chef de file est déclaré Saint-Simon.
[5]
Ştefan Bogdan, «Internaţionala
a III-a şi socialiştii români», Solidaritatea, I, no. 1, 1920, p. 42.
[6]
Şerban Ionescu, «Cuvinte către
muncitori», Solidaritatea,
III, no. 1-3, 1922, p. 35.
[7]
Şerban Ionescu, «Socialismul
şi Morala», Solidaritatea,
I, no. 3-4, 1920, p. 120.
[8]
Ibidem,
p. 3.
[9]
Şerban Ionescu, «Mişcarea
social-creştină şi reforma vieţii sociale»,
Solidaritatea, IV, no. 4-6, 1923, pp. 72-73.
[10]
«Primul nostru cuvânt», Solidaritatea,
I, no.1, 1920, p. 1-4.
[11]
«După un an», S., II, no. 1-3,
1921, p. 1.
[12]
Ibidem, p. 1.
[13]
Chantal Millon Delsol, L’Etat subsidiaire. Ingérence et non-ingérence
de l’Etat: le principe de subsidiarité au fondments de l’histoire européenne,
Paris, 1992, pp. 170-171.
[14]
Ibidem, loc.cit.
[15]
«După un an», Solidaritatea, II, no. 1-3, p. 1.
[16]
Şerban Ionescu, «Contribuţia
Bisericii la rezolvirea problemii sociale», Solidaritatea,
II, no. 4-6, 1921, p. 94.
[17]
V.G. Ispir, «Armonizarea claselor
sociale prin religiune», Solidaritatea,
I, no. 2, 1921, pp. 76-80.
[18]
Şerban Ionescu, «Socialismul
şi Morala», Solidaritatea, I, no. 3-4, 1920, p. 117.
[19]
Cristu S. Negoescu, «Cazul inginerului
Cristescu», Solidaritatea,
III, no. 4-6, 1922, pp. 76-78.
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