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Une conception chrétienne sur la société économique?

 

C’est au sein de la société économique, dans la situation de la classe ouvrière, que Solidaritatea identifie les injustices les plus évidentes. D’ailleurs, comme il a été déjà dit, les membres du groupe social-chrétien acceptent comme absolument légitimes les signaux d’alarme tirés par les socialistes. On ne trouve pas dans les articles de la revue l’exposé systématique d’une doctrine portant sur la société économique. En revanche, ce que l’on peut y identifier, c’est une série de réflexions, assez disparates et parfois contradictoires, concernant la coopération, le travail, le droit de propriété et les devoirs socio-économiques de l’Etat.

 

Coopération et travail

 

Invoquant une société fondée sur l’harmonie et la solidarité de ses membres, Solidaritatea refuse de manière explicite tant la «lutte de classes», que la «concurrence effrénée».

Dans l’économie politique, nous affirmons le principe de la solidarité, qui se traduit par la lutte contre la concurrence instituée par le capitalisme militariste et impérialiste et par la réalisation de cette vie de coopération, qui incite l’action volontaire, qui donne à chacun ce qui est sien [1] .

En effet, «la coopération n’est qu’un chapitre de christianisme social». Elle apparaît comme «la solution économique la plus adéquate pour résoudre le problème d’une vie meilleure sur la terre, l’expression d’un sentiment de solidarité morale, de juste revendication de certains droits naturels rudement ignorés, et d’un sentiment de meilleure gestion de soi» [2] . De la sorte, la coopération réunit les avantages du système libéral, résidant dans la stimulation de l’action individuelle, en écartant à la fois le danger de l’apparition du désordre, puisqu’elle implique la réalisation de la justice - comprise comme volonté de donner à chacun ce qui lui est dû. A remarquer que, dans ce cas - même si elle ne fait pas l’objet d’un discours plus détaillé - à la différence de l’approche proposée par }erban Ionescu, la justice est mise en relation étroite avec les droits naturels de l’individu dont elle exige impérativement le respect.

La coopération est à même de pourvoir du sens à l’activité économique, qui, dans une perspective similaire à celle abordée par la doctrine sociale catholique, ne se définit pas comme une finalité en soi. Mais, tandis que pour l’enseignement social catholique la vie économique est censée fournir les prémices matérielles visant l’épanouissement de la personne humaine, pour le cercle de Solidaritatea, la même activité économique est ordonnée à une «tâche supérieure, de moralisation et d’éducation de l’individu» [3] , qui, à la suite de ce processus est capable de se découvrir comme personne digne.

Dans le même sens, la coopération est plus qu’un principe appelé à présider l’organisation de la vie économique, «elle est, complétée par le sens de la justice, le véritable moyen du salut de l’humanité contemporaine, afin que la société terrestre ressemble le plus possible avec la cité céleste» [4] . Mais la mise en oeuvre d’un tel principe s’avère extrêmement difficile parce que «la justice sociale ne peut être réalisée par le simple changement de la société libéral-capitaliste, mais par une transformation de l’homme» [5] . Reste à nous demander de quelle manière s’accorde l’appel au respect des droits naturels - non pas explicités - avec l’exigence de la transformation de l’homme.

«La coopération représente la valorisation maximale du travail» [6] .« Le travail, saint, créateur de tous les biens de ce monde» [7] , est déclaré être le seul moyen capable d’aboutir à une sélection des valeurs véritables au sein de la société. Et cela parce que «le travail est une loi de la nature» [8] . C’est à travers le travail au sein de la coopération organisée - capable de produire une «égalisation des conditions objectives d’existence» [9] - qu’est assuré le triomphe de la valeur personnelle, valeur qui n’est pas respectée dans une société régie par la concurrence et définie par «l’inégalité des armes» [10] . En opposant coopération et concurrence, Solidaritatea fait appel à une «compétition loyale» qui se distingue de la «guerre menée selon le principe brutal du combat entre les animaux» et qui exige, au contraire, «la réalisation de la justice réparatrice définie comme volonté d’amélioration des inégalités sociales» [11] . Le sens vague de la justice réparatrice, l’exigence d’«égalisation des conditions objectives d’existence», tout comme les réformes préconisées pour l’éliminations des injustices, nous font nous demander de nouveau si Solidaritatea ne refuse finalement pas le principe même de la concurrence, penchant plutôt vers une organisation planifiée de l’économie d’une manière similaire à celle proposée par les socialistes.

 

La propriété

C’est un certain C. Pavel qui nous offre une réflexion plus cohérente sur «L’idée de droit et de propriété selon l’esprit de l’enseignement chrétien» [12] . Il est à remarquer que son argumentation s’inscrit dans une logique pour ainsi dire renversée par rapport à celle suivie par la doctrine sociale catholique. Ainsi, à son avis, «le droit découle du devoir qu’a l’homme de s’épanouir et d’atteindre la perfection. La notion de droit est engendrée par celle du devoir, car nous devons nous demander en quelles conditions pourrait mon semblable jouir des droits si je n’avais tout premièrement des devoirs envers lui». Par conséquent, le devoir précède et conditionne le droit, car, «par mon droit et par le droit d’autrui, je comprend la possibilité d’accomplir, tous deux, notre devoir». L’argumentation de ces droits n’est donc pas faite par rapport à la personne - qui serait ainsi  définie en soi-même, pourvue de droits, il est vrai abstraits, avant toute considération de ses rapports avec ses semblables - mais par rapport à l’extérieur, sous le rapport de la possibilité de valorisation effective de ces droits. De plus, si l’on cherche à identifier un élément définitoire pour l’homme, pris en tant que tel, on trouve toujours un devoir qu’il est censé accomplir - le devoir de s’épanouir et d’atteindre la perfection, un devoir qui lie l’homme à la divinité. De cette manière, l’épanouissement de l’homme est vu comme l’accomplissement d’une série de devoirs : devoirs envers la divinité, devoirs envers ses semblables. C’est pour répondre à ce devoir supérieur, qu’il est muni de droits, et c’est pour pouvoir jouir de ces droits qu’il a des devoirs envers les semblables. De surcroît, c’est la connaissance du devoir qui mène à la prise de conscience du droit car «en connaissant mon devoir, je sais vite quel est mon droit».

Toutefois, après avoir argumenté sur les droits en prenant comme prémisse la vie sociale, C. Pavel semble changer de logique, affirmant que «le droit de propriété est antérieur, sinon chronologiquement, du moins logiquement, à toutes les lois et les institutions sociales, et, donc, la société ne peut ni créer, ni détruire, ni altérer ce droit qu’a l’homme de devenir le maître de soi-même, par le développement de sa raison et de sa volonté». La société ne doit «qu’assurer ce développement de l’activité de chacun et le maintenir à l’intérieur de certaines limites afin que la liberté d’autrui ne soit pas atteinte». Pour cela faire, la société, elle-aussi, jouit de certains devoirs et droits. «Elle a le droit et le devoir de faire respecter la justice; mais cette justice est engendrée toujours par le devoir. Donc - finalement - le droit de propriété, lui-aussi, trouve sa source toujours dans l’idée de devoir».

Ce droit de propriété devient effectif par le travail, à travers lequel «la personne humaine s’exprime en extérieur, en imprimant aux choses son caractère et en se les appropriant de sorte que la propriété, quelle que soit sa forme, est légitime». Si dans cette définition du travail comme extériorisation de la personne, la réflexion de C. Pavel pourrait se rapprocher de celle de la doctrine sociale catholique, en fondant la propriété sur le travail, elle s’en éloigne considérablement. On sait bien que l’enseignement social catholique refuse catégoriquement de déduire la propriété du travail, considérant qu’un tel fondement n’est pas capable d’argumenter solidement le caractère fondamental du droit de propriété. Lier d’une telle manière la propriété, premièrement propriété sur la terre, et le travail c’est supposer que «chaque fois qu’un homme commence à travailler la terre est encore vierge (...); c’est supposer de plus que le travail estlogiquement antérieur à la propriété et qu’il ne peut y avoir de titre de propriété antérieur au travail; c’est enfin supposer qu’il ne peut y avoir de titre de propriété indépendamment du travail, ce qu’une société d’hommes qui ne sont pas tous aptes au travail, ni aptes à fournir un travail égal, ne saurait tolérer» [13] .

Il est vrai, ces critiques sont partiellement acceptées. Ainsi, C. Pavel reconnaît que la terre est insuffisante pour assurer à tous la jouissance d’un droit de propriété. Mais, d’autre part, il affirme qu’il y a bien d’autres possibilités capables d’offrir un effet équivalent, c’est-à-dire la possibilité de pourvoir aux besoins de l’existence - «le commerce, l’industrie etc». De plus, «ces façons de gagner la vie doivent être assurées par l’Etat, par le gouvernement de la société, car, autrement, les individus se sentiraient complètement désorientés». Par conséquent, il en résulterait que l’individu, à part la possession de la terre, n’est pas capable d’imaginer lui seul un autre moyen d’existence et, donc, il doit nécessairement être tutellé, au moins temporairement, par l’Etat. Cela faisant, l’Etat et la société accomplissent un devoir puisque «la société est censée garantir la vie et la tranquillité de ses membres».

D’autre part, cette garantie fournie par la société est, elle aussi, le résultat d’un devoir qu’a l’homme envers la société, devoir d’y sacrifier une partie de sa propriété. Ce dernier devoir est d’autant plus contraignant, que la société, qui ne peut subsister sans cette élément de communauté, a, elle aussi, indépendamment de l’individu, «le droit à l’existence» - issu même de la nature sociale de l’homme - qui subordonne pour ainsi dire les droits de ses membres. «En tant qu’être social, on est tenu subordonner son droit d’existence à la société dont on fait partie et, si l’on refuse, on commet une grave injustice». De nouveau, dans son existence même, la personne est ordonnée à la société.

 

«Les devoirs socio-économiques de l’Etat» [14]

 

Le discours de Bartolomeu Stănescu, évêque de Râmnic, sur les devoirs socio-économiques de l’Etat intervient après la présentation au Sénat de la loi sur la commercialisation des biens publiques. A l’égard des droits qui sont attribués à l’Etat au moyen de cette loi, l’évêque entend soumettre à l’épreuve la légitimité de cette attribution et, à la foi, préciser le sens véritable de l’action étatique. En effet, sa réflexion s’avère d’autant plus intéressante pour notre étude du moment qu’elle appartient à un membre du clergé et, par conséquent, pourrait nous aider à nous former une idée de la position que prendrait l’Eglise orthodoxe dans un problème d’une telle nature, problème qui, au moins dans le discours de la revue Solidaritatea ne semble pas trop préoccuper l’autorité ecclésiastique. D’ailleurs, ce sont justement «les vues de notre Sainte Eglise dans cette question» que l’évêque Stănescu entend exposer, et cela parce que «l’Eglise de notre nation a, parmi ses responsabilités principales, le soin de la vie humaine pour l’éternité, mais aussi pour son existence terrestre, et, par conséquent, il est de son devoir de contribuer à l’amélioration de la vie de ses fidèles dans ce monde».

Le premier pas à faire réside dans la définition du rapport véritable qui doit s’établir entre l’individu, la société et l’Etat. A remarquer que Bartolomeu Stănescu organise sa réflexion en faisant appel à des éléments propres au discours libéral, comme, par exemple, individu, intérêt personnel, initiative individuelle... De même, l’argumentation déployée dépasse les simples considérations économiques, se situant plutôt sur le terrain de la réflexion sociale et de la philosophie politique.

«Ce  qui est sacré dans ce monde est l’être humain, si menu, si faible soit-il». On pourrait déduire de cette affirmation la déclaration implicite de la valeur ontologique de la personne humaine, qui, indépendamment de ses capacités existentielles - «si petit, si faible soit-il» - constitue le repère dernier pour tout jugement des réalités de ce monde. C’est dire que ce qui est humain est sacré et, par conséquent, s’élève au-dessus de la logique de l’existence terrestre, en ordonnant tous les éléments de celles-ci et en constituant leur point de convergence.

L’homme n’est pas seulement un être primordial, il est aussi, un être indépendant: «Seul l’homme s’est reconnu dans ce monde comme être primordial et indépendant». A l’avis de B. Stănescu, cette indépendance ne se réduit pas à l’ordre axiologique, mais, bien au contraire, elle est l’expression d’une réalité. Il va de cette façon parce que, dans l’accomplissement de son devoir d’épanouissement de sa personnalité, l’homme se suffit à soi-même. «Les énergies de l’être humain sont plus amples que le nécessaire pour la satisfaction des besoins de l’existence et de l’épanouissement de la personne et de sa famille» [15] . Par conséquent, il en reste même un surplus et «ce surplus d’énergie est destiné par Dieu à être socialisé, ,,altruisé”, il est donc censé contribuer à la formation de l’être national de notre peuple (neam)». De cette manière, la sociabilité de l’homme n’est aucunement motivée, ni même partiellement, par une insuffisance concrète de l’individu de pourvoir à son développement par ses propres forces, mais elle est le résultat de la volonté divine, qui commande l’orientation d’une partie des efforts individuels vers la constitution d’un espace commun. En effet, cette communauté de forces dépasserait la société, pour engendrer quelque chose de plus haut - «l’être national», dont l’existence repose sur un commandement divin et qui se manifeste à travers les «moeurs spécifiques, les traditions, la langue».

D’autre part, même si suffisant quant aux capacités de son épanouissement, l’individu n’est toutefois pas susceptible d’un développement véritable en dehors de la société. C’est envers la société, envers ses semblables, qu’il est censé déployer son «surplus d’énergie» car, concentré tout sur soi-même, celui-ci acquiert une valeur négative en suscitant la manifestation du mal, partie constitutive de la nature humaine : «Toutes ces énergies, destinées à l’affermissement de notre corps social, si retournées vers la personne individuelle, la poussent vers une activité négative qui réside dans le réveil de ses différentes passions, parmi lesquels on compte en premier lieu la quête du bien-vivre, la cupidité etc.».

Pour pouvoir pourvoir de manière efficace à ses besoins, les individus créent l’Etat.

Par son besoin de sociabilité, l’homme s’est créé un organe capable de le servir avec une compétence et un pouvoir plus grand que ceux des individus et, de cette façon, en vertu de cette nécessité d’association, les individus ont créé l’Etat.

Contrairement à tout les autre points de vue exposés entre les pages de Solidaritatea, il semble que Bartolomeu Stănescu donne crédit à la conception contractuelle qui met au fondement de l’Etat la volonté des individus, en assignant à cette institution une valeur purement humaine, sans aucun lien immédiat avec un ordre transcendant. «L’Etat est le produit d’un droit naturel de l’individu» et il est censé répondre, tout d’abord, à un besoin supérieur de celui-ci, le besoin de sociabilité. Par conséquent, l’Etat apparaît comme naturel seulement dans la mesure où il est l’expression de la sociabilité, dimension de la nature humaine. Mais,

l’Etat ne couvre pas tout le besoin naturel de sociabilité de l’être humain parce que, en tant que pouvoir collectif, il n’est que l’effort commun des individus et des peuples légalement organisés. Mais l’effort commun des individus et des peuples n’est pas tout renfermé dans les lois, qu’elles soient constitutionnelles ou non, mais il reste cristallisé dans les moeurs, les traditions, la communauté de langue etc., qui sont des liens plus solides que les lois de l’Etat, surtout quand ils sont devenus traditionnels pour l’agrégation de la société et donc pour la concrétisation de la sociabilité humaine. L’Etat qui n’a son fondement que dans les lois, est bien plus incomplet dans l’expression de la sociabilité humaine, représentant seulement la partie de surface de cette agrégation, c’est-à-dire seulement l’effort commun légalement organisé.

Par conséquent, l’Etat n’est pas identique à la société [16] dont il ne forme qu’une partie. Dans la conception de Bartomeu Stănescu, l’Etat ne se présente qu’en tant qu’expression juridique de la sociabilité et de la solidarité humaine. A remarquer que c’est une conception assez singulière parmi les membres du cercle social-chrétien roumain pour lesquels l’Etat n’est pas seulement et premièrement l’architecture juridique d’une société, mais, bien plus, l’expression la plus haute de la nation roumaine à laquelle il donne corps et assure la pérennité.

Produit humain, censé répondre à des exigences précises, l’Etat est essentiellement une «création modifiable», car c’est «l’homme qui fait l’Etat et ce n’est pas l’Etat qui fait l’homme». On peut déceler ici une affirmation similaire à celle de l’ancien adage germanique - «l’homme est plus vieux que l’Etat» - au moyen duquel les catholiques allemands ont exprimé la primauté de l’humain dans leur effort de reconstruction d’un Etat subsidiaire après la chute du régime nazi.

Conséquemment, le rapport qui s’établit entre individu et Etat est un rapport de subordination qui place d’un côté le créateur - l’individu, et de l’autre, la création - l’Etat.

Quelque important que soit l’Etat, il est important par sa fonction, non pas par sa personne, car il n’a pas de personnalité primordiale, mais seulement dérivée. Dans ce monde, l’Etat ne s’est pas trouvé comme être primordial et indépendant, c’est seulement l’homme qui s’est reconnu comme tel. (...) L’Etat n’est qu’un simple serviteur et rien de plus. Et s’il a des droits, il les a parce qu’il a tout d’abord des devoirs et parce que ses droits sont reconnus et octroyés par le peuple, comme un complément à ses devoirs. Il s’agit donc d’un serviteur tout à fait spécial, un serviteur qui jouit des droits, mais non pas des droits organiques, mais des droits fonctionnels,

qui ne se justifient que dans la mesure où ils sert à l’accomplissement des tâches assignées à l’instance étatique. De surcroît, il s’agit d’un «serviteur» tout à fait spécial parce qu’il est destiné à «orienter, contrôler et soutenir ceux qui l’ont créé, leur étant supérieur en compétence et pouvoir».

«L’Etat est destiné à faire le bonheur de ses citoyens, et, pour cela faire, il doit tenir compte de la justice et de la pitié». Il y a deux interprétations possibles pour cette affirmation. Ou bien, l’on considère que l’Etat est effectivement censé apporter le bonheur aux membres de la société, ce qui mènerait à une conception despotique où l’instance étatique, pour pouvoir remplir cette fonction, devrait tout d’abord définir ce bonheur, en ne laissant, par conséquent, aux citoyens qu’une liberté réduite, tout au plus, au simple choix des moyens nécessaire à l’atteinte d’une finalité préétablie. Ou bien, l’on considère que l’Etat n’est tenu qu’assurer les conditions du bonheur individuel, les prémices nécessaires pour rendre possible l’épanouissement des personnes. Nous considérons que cette dernière interprétation est plus adéquate, tenant compte du discours sur la primauté de l’être humain qui précède l’affirmation en discussion. Celle-ci soulève un autre problème. L’évêque Bartolomeu parle de la justice et de la pitié qui doivent régir l’action étatique. De nouveau, cela peut engendrer des interprétations divergentes. Si la justice comme critère de l’action étatique se légitime, pour ainsi dire, de soi, nous pouvons nous demander quel est le rôle qu’est appelée jouer la pitié. La pitié est une vertu qui relève essentiellement de l’espace privé, qui exige de l’individu, dans les rapports avec ses semblables, une attitude imprégnée d’amour, de compassion et de bienveillance. Transposée dans l’espace public, espace régit par le droit, qui devient visible à travers la sanction dont il est nécessairement accompagné, la pitié peut engendrer des effets pervers, pour venir finalement à l’encontre de la justice, en annulant son efficacité. D’autre part, si l’attitude de l’Etat envers les citoyens doit être imbue de pitié, alors le rapport établi entre ces deux placerait l’Etat dans une position de supériorité évidente face à l’individu, qui, par une raison quelconque devrait inspirer pitié et justifier une action étatique exigée par la charité.

Toutefois, considérant la réflexion de Bartolomeu Stănescu, nous devons écarter plutôt cette interprétation et réexaminer l’affirmation. Il est possible qu’en associant justice et pitié, l’évêque ait voulu donner une conception plus ample de la justice. En ce sens, la justice serait exclusivement justice commutative, régissant exclusivement les rapports entre les membres de la société, tandis que la pitié se rapprocherait plutôt du sens de la justice distributive mettant en rapport le bien des parties avec le bien de l’ensemble. Serviteur des citoyens, l’instance étatique serait ainsi tenu par la pitié à s’acquitter des obligations de protection et d’assistance sociale, en déployant ses secours là où les individus s’avéreraient incapables de faire face par leur propres forces et en assurant à tous une récompense équitable à la mesure de leur contribution au bien commun de la société.

Mais le terrain privilégié de la rencontre entre l’individu et l’Etat est l’espace économique. Avant de considérer le sens de cette rencontre, l’on s’applique à définir la place que doit occuper l’activité économique dans l’ensemble de la vie sociale. Tout d’abord, il est précisé que l’objectif économique, capable de canaliser les énergies individuelles, aussi important qu’il soit, n’est finalement, qu’un moyen de la vie. Ainsi, «notre vie économique doit se développer d’une telle manière qu’elle soit capable d’assurer l’existence et l’épanouissement de chaque individu, valide ou invalide, de chaque institution, ancienne ou nouvelle, et qu’elle fournisse au responsables de la vie sociale les moyens pour une pleine satisfaction de nos besoins culturels dont la mise en valeur est censée produire la force la plus puissante de notre nation (...). Conséquemment, le développement de la vie économique doit offrir un moyen d’existence pour l’individu, pour les institutions nationales, mais surtout pour notre culture, la seule capable d’offrir la solidité et la pérennité de notre nation».

De cette façon, la tâche essentielle des «responsables de la vie sociale» est constituée par la « pleine satisfaction de nos besoins culturels dont la mise en valeur est censée produire la force la plus puissante de notre nation». Cette tâche, relevant de la vie économique, s’inscrit, en effet, dans le cadre d’une responsabilité plus ample assignée à l’Etat, à savoir celle de «mettre en valeur les énergies créatrices de la nation, non seulement par l’orientation et le contrôle, mais aussi par la stimulation à travers l’impulsion». Mais, on remarque que l’Etat, pour pouvoir faire face à la totalité des tâches qu’il est appelé à accomplir, doit nécessairement et premièrement s’assurer les ressources financières suffisante pour mener à bien ses entreprises.

Dans ce sens, l’Etat a à sa disposition plusieurs moyens. Premièrement, il y a la politique fiscale. Mais, dans les conditions de l’époque, le revenus fournis par les impôts s’avèrent insuffisantes pour pouvoir satisfaire la totalité des besoins publics. D’autre part, à l’avis de Bartolomeu Stănescu, une augmentation du taux de l’impôt ne s’avère pas recommandable, puisque cette augmentation est «cause de désastre pour les citoyens et pour l’Etat, car elle engendre le dégoût pour la vie». Dans ce cas, le recours à d’autres sources de revenus devient impérieusement nécessaire. L’hypothèse de la «socialisation des biens» est d’emblée écartée puisque «là où elle a été mise en oeuvre, elle n’a pas offert les résultats attendus, mais biens les résultats contraires. (...) On s’est rendu compte très vite qu’elle tue quelque chose dans l’homme, à savoir l’initiative créatrice, c’est-à-dire, la source même du travail et de la valorification humaine». Bartolomeu Stănescu avance à ce point de l’argumentation un jugement catégorique sur le communisme :

Voilà donc le communisme condamné par les réalités mêmes de la vie, qui ont prouvé l’impossibilité de son application, non seulement au moment où il a été mis en pratique selon la loi civile, qui ne peut ne pas avoir à son fondement des intérêts et des passions, mais même lorsqu’il a été mis en oeuvre selon la loi de la conscience, c-est-à-dire, d’après les plus pures et plus hautes règles de l’âme, au sein de la prèmière société chrétienne. Le communisme est donc une idée et un système social hybride et meurtrier, qui doit être complètement abandonné.

Conséquemment, l’Etat doit recourir à une autre solution. «Il doit mettre en valeur les biens qu’il considère être siens, en employant, pour leur exploitation économique, les énergies créatrices de la nation». La meilleure solution, est, à l’avis de Bartolomeu Stãnescu, la mise en valeur simultanée des biens publics et des énergies nationales. Le moyen le plus efficace pour mettre en relation ces deux termes de l’équation est l’initiative privée.

L’Etat doit s’adresser à l’initiative privée. Il doit lui offrir un mobile, un stimulus adéquat, capable de la mettre en marche, et, on le sait bien, ce stimulus est, sur le terrain économique, l’intérêt personnel.

Par conséquent, l’instance étatique est censée agir d’une telle manière afin d’orienter l’action individuelle au bénéfice de la société tout entière. Cela faisant, elle est supposée faire converger les surplus d’énergie individuelle destinés à être socialisés, et contribuer de cette façon au développement de la société en son ensemble. Ainsi, la solution pour la pleine satisfaction des besoins de la société réside, finalement, dans un partenariat entre l’individu et l’Etat.

Bartolomeu Stănescu se déclare conscient des dangers qu’implique une telle association - dangers que court premièrement l’individu -, issus de la disproportion évidente entre les deux acteurs appelés à jouer ensemble. C’est pourquoi, «cette association doit s’opérer d’une telle manière que l’Etat soit attentif non seulement à ses droits, mais aussi, et surtout, à ses devoirs». Il faut, donc, que le rapport naturel entre individu et Etat soit à tout prix préservé par la présence permanente à l’esprit du fait que les droits étatiques ne sont que des droits fonctionnels, dérivés des devoirs qu’il est tenu remplir.

En effet, le discours de l’évêque intervient, comme nous l’avons déjà dit, après la présentation de la loi sur la commercialisation des biens publics. De même, nous avons vu que la solution envisagée par l’auteur devait combiner les biens que l’Etat considère siens et les énergies nationales. Or, le problème soulevé par Bartolomeu Stãnescu concerne justement ces biens considérés appartenir à l’Etat. La loi en discussion semble attribuer à l’Etat «le droit sur les biens qui ne sont pas la création de l’énergie du propriétaire, mais de la nature». Cette attribution s’avère être pleine de signes d’interrogation et capable d’engendrer une multitude d’interprétations au moyen desquelles les droits des individus soient fortement contestés.

Pensez qu’il peut arriver qu’à la place du gouvernement actuel, qui conçoit ces choses en vertu d’un besoin temporaire, vient un autre qui les envisage autrement et les généralise au sens de l’extension du droit de l’Etat sur tout objet, même sur les vêtements qui nous habillent, puisque faits de matière créée par la nature et fabriquée par la technique. Et alors je vous demande : où se trouve le droit sacré de la personne humaine qui pose limite infranchissable à l’Etat? quel est le seuil que l’Etat ne peut transgresser ni de point de vue politique, ni de point de vue économique?

D’autre part, si l’on associe création et propriété, alors l’attribution des biens créés par la nature ne saurait viser l’Etat. Si l’on associe création et propriété, «le mérite de la création annule dans la même mesure la prétention de propriété et de l’Etat et du particulier. (...) Par conséquent, si le particulier ne peut avoir en propriété ces biens, l’Etat non plus ne le peut puisque ni l’un, ni l’autre ne se confondent avec la nature qui les a créé». A qui donc ces biens? A l’avis de Bartolomeu Stănescu, ils appartiennent à la nation, puisque «la nation les a payé au plus cher prix, rompu de son être même, c’est-à-dire au prix des humiliations et de sa dignité. (...) L’Etat, en tant que couche modifiable à la surface de la nation ne peut y prétendre». Il s’ensuit donc que «les biens publics sont à la nation, et si la nation décide de les confier à l’Etat, elle ne les offre à un propriétaire, mais à un serviteur tenu accomplir ses devoirs envers les individus et le peuple qui constituent la nation et à travers lesquels il a été capable de les préserver. Il en résulte que l’Etat doit exercer ses droits sur ces biens non pas comme un propriétaire, mais de manière fonctionnelle, c’est-à-dire en pensant toujours non pas au droit en soi, mais surtout à ses devoirs».

Toutefois Bartolomeu Stănescu ne nous offre pas la signification générale des devoirs étatiques, ni les critères essentiels en vertu desquels ces devoirs acquièrent une valeur universelle. En revanche, il déduit, à la fin de cette réflexion, trois devoirs très précis que l’Etat est censé accomplir sur le terrain économique. A remarquer que ceux-ci se justifient, contrairement au sens posé au début de l’argumentation, non pas par rapport à la personne, mais par rapport à la nation et à l’appartenance des citoyens à celle-ci. Ainsi, l’Etat a, premièrement le devoir d’assurer l’abondance des produits sur les marchés du pays. Il serait inconcevable que les «marchés intérieures» en soient dépourvues, du moment que «la nation entière, et surtout les pauvres, ont payé si cher pour la défense du territoire du pays et, donc, pour la possibilité de se réjouir des fruits de cette terre». Cette abondance doit être doublée par l’établissement d’un prix équitable de ces produits. Le caractère équitable de ce prix, qui se traduit par la préservation d’un niveau inférieur par rapport au prix établi sur la marché mondial, ne se justifie pas en rapport avec la capacité de l’individu de couvrir les nécessités de sa personne et de sa famille. Le niveau de ce prix découle du fait qu’il serait «illogique que les citoyens qui ont défendu cet avoir national, achètent ses produits au même prix que ceux qui ne l’ont pas défendue, mais, bien au contraire, ont essayé de lui les arracher par la force et qui peuvent à tout moment les employer au détriment la nation roumaine». Si les deux premiers devoirs pourraient relever d’une exigence de redistribution au niveau de la société, le troisième invoque une action de suppléance. Ainsi, l’Etat a le devoir de réserver une partie des bénéfices issus de l’exploitation de l’avoir national, pour soutenir les invalides, les malades, tous ceux qui sont incapables de gagner leur existence par leurs propres forces.

L’Etat doit partager de ce gain aux invalides, aux malades et aux pauvres de la nation, à tous ceux qui ne peuvent travailler et qui ne sauraient donc assurer leur existence et leur épanouissement spirituel au moyen de leur travail. Ceux-ci doivent eux-aussi pouvoir en profiter, et l’on ne peut les négliger car il seront toujours partie de la nation.

«Voilà, donc, trois devoirs de l’Etat, il est vrai d’ordre plutôt social que purement économique, mais que l’Etat ne peut accomplir que par une voie économique (...), et qui relèvent de son rôle et de sa fonction de serviteur du bien public». En dernière instance, ce qui fait la singularité du texte de Bartolomeu Stănescu parmi les autres réflexions de la revue c’est le fait que au fil de l’argumentation qui lie individu, État, nation, cette dernière, la nation se présente finalement comme un espace de redistribution, défini par la solidarité et dont les individus et l’Etat sont en égale mesure les agents.

 



[1] «După un an», Solidaritatea, II, no. 1-3, 1921, p. 2.

[2] P. Chiricuşă-Galaşi, «Cooperaţia şi creştinismul», Solidaritatea, V, no. 7-9, 1924, 90.

[3] I. Mladenaş, «Cooperaţia şi creştinismul », Solidaritatea, V, no. 7-9, 1924, p. 87.

[4] N. Drăghicescu, «Cooperaţia şi creştinismul », S., V, no. 7-9, 1924, p. 86.

[5] P. Chiricuşă-Galaşi, «Cooperaţia şi creştinismul », Solidaritatea, V, no. 7-9, 1924, p. 91.

[6] Ibidem, loc.cit.

[7] V.G. Ispir, «Armonizarea claselor sociale prin religiune», Solidaritatea, I, no. 2, 1921, 77.

[8] C. Dron, «Munca», Solidaritatea, I, no. 3-4, 1920, p. 135.

[9] Şerban Ionescu, «Mişcarea social-creştină şi reforma vieţii sociale», Solidaritatea, IV, no. 4-6, 1923, p. 72.

[10] Ibidem, loc.cit.

[11] Ibidem, p. 80.

[12] C. Pavel, «Despre ideea de drept şi de proprietate», Solidaritatea, I, no.11-12, 1921, pp. 370-373. Les citations de cette partie du texte, sauf indication contraire, sont extraites de cette article.

[13] J.-Y.Calvez, J.Perrin, op.cit., p. 264.

[14] Bartolomeu al Râmnicului, «Datoriile economico-sociale ale statului din punct de vedere creştin», Solidaritatea, V, no. 1-3, 1924, pp. 12-32. Les citations de cette partie du texte, sauf indication contraire, sont extraites de cette article.

[15] A remarquer qu’ici, tout comme dans le cas de la doctrine sociale catholique, l’existence de la personne et les nécessités qu’elle implique, sont indissolublement liées à celles de la famille.

[16] Cf. Ion Mihălcescu Cf. Ion Mihălcescu, «Rolul social daritatea, I, no. 1, 1920, pp. 4-11.

 

 

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Last update: January 2003
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