![]() |
<<Page précédente | Sur l'auteur |
Une
conception chrétienne
C’est
au sein de la société économique, dans la situation de la classe ouvrière,
que Solidaritatea identifie
les injustices les plus évidentes. D’ailleurs, comme il a été déjà
dit, les membres du groupe social-chrétien acceptent comme absolument
légitimes les signaux d’alarme tirés par les socialistes. On ne trouve
pas dans les articles de la revue l’exposé systématique d’une doctrine
portant sur la société économique. En revanche, ce que l’on peut y identifier,
c’est une série de réflexions, assez disparates et parfois contradictoires,
concernant la coopération, le travail, le droit de propriété
et les devoirs socio-économiques
de l’Etat.
Invoquant
une société fondée sur l’harmonie et la solidarité de ses membres,
Solidaritatea refuse de manière
explicite tant la «lutte de classes», que la «concurrence
effrénée».
Dans
l’économie politique, nous affirmons le principe de la solidarité, qui
se traduit par la lutte contre la concurrence instituée par le capitalisme
militariste et impérialiste et par la réalisation de cette vie de coopération,
qui incite l’action volontaire, qui donne à chacun ce qui est sien
[1]
.
En
effet, «la coopération n’est qu’un chapitre de christianisme
social». Elle apparaît comme «la solution économique la plus
adéquate pour résoudre le problème d’une vie meilleure sur
la terre, l’expression d’un sentiment de solidarité morale,
de juste revendication de certains droits naturels rudement ignorés, et
d’un sentiment de meilleure gestion de soi»
[2]
. De la sorte, la coopération réunit les avantages du
système libéral, résidant dans la stimulation de l’action
individuelle, en écartant à la fois le danger de l’apparition
du désordre, puisqu’elle implique la réalisation de la justice -
comprise comme volonté de donner à chacun ce qui lui est dû.
A remarquer que, dans ce cas - même si elle ne fait pas l’objet
d’un discours plus détaillé - à la différence de l’approche
proposée par }erban Ionescu, la justice est mise en relation étroite avec
les droits naturels de l’individu dont elle exige impérativement
le respect.
La
coopération est à même de pourvoir du sens à l’activité économique, qui,
dans une perspective similaire à celle abordée par la doctrine sociale
catholique, ne se définit pas comme une finalité en soi. Mais, tandis
que pour l’enseignement social catholique la vie économique est censée
fournir les prémices matérielles visant l’épanouissement de la personne
humaine, pour le cercle de Solidaritatea,
la même activité économique est ordonnée à une «tâche supérieure, de moralisation
et d’éducation de l’individu»
[3]
, qui, à la suite de ce processus est capable de se
découvrir comme personne digne.
Dans
le même sens, la coopération est plus qu’un principe appelé à présider
l’organisation de la vie économique, «elle est, complétée par le sens
de la justice, le véritable moyen du salut de l’humanité contemporaine,
afin que la société terrestre ressemble le plus possible avec la cité
céleste»
[4]
. Mais la mise en oeuvre d’un tel principe s’avère extrêmement
difficile parce que «la justice sociale ne peut être réalisée par le simple
changement de la société libéral-capitaliste, mais par une transformation
de l’homme»
[5]
. Reste à nous demander de quelle manière s’accorde
l’appel au respect des droits naturels - non pas explicités - avec l’exigence
de la transformation de l’homme.
«La
coopération représente la valorisation maximale du travail»
[6]
.« Le travail, saint, créateur de tous les biens
de ce monde»
[7]
, est déclaré être le seul moyen capable d’aboutir
à une sélection des valeurs véritables au sein de la société. Et
cela parce que «le travail est une loi de la nature»
[8]
. C’est à travers le travail au sein de
la coopération organisée - capable de produire une «égalisation
des conditions objectives d’existence»
[9]
- qu’est assuré le triomphe de la valeur personnelle,
valeur qui n’est pas respectée dans une société régie par la concurrence
et définie par «l’inégalité des armes»
[10]
. En opposant coopération et concurrence, Solidaritatea
fait appel à une «compétition loyale» qui se distingue
de la «guerre menée selon le principe brutal du combat entre les
animaux» et qui exige, au contraire, «la réalisation de la
justice réparatrice définie
comme volonté d’amélioration des inégalités sociales»
[11]
. Le sens vague de la justice réparatrice, l’exigence
d’«égalisation des conditions objectives d’existence»,
tout comme les réformes préconisées pour l’éliminations des injustices,
nous font nous demander de nouveau si Solidaritatea ne refuse finalement pas
le principe même de la concurrence, penchant plutôt vers une organisation
planifiée de l’économie d’une manière similaire à
celle proposée par les socialistes.
C’est un
certain C. Pavel qui nous offre une réflexion plus cohérente sur «L’idée
de droit et de propriété selon l’esprit de l’enseignement
chrétien»
[12]
. Il est à remarquer que son argumentation s’inscrit
dans une logique pour ainsi dire renversée par rapport à celle
suivie par la doctrine sociale catholique. Ainsi, à son avis, «le
droit découle du devoir
qu’a l’homme de s’épanouir et d’atteindre la perfection.
La notion de droit est engendrée par celle du devoir, car nous devons
nous demander en quelles conditions pourrait mon semblable jouir des droits
si je n’avais tout premièrement des devoirs envers lui».
Par conséquent, le devoir précède et conditionne le droit, car,
«par mon droit et par le droit d’autrui, je comprend la possibilité
d’accomplir, tous deux, notre devoir». L’argumentation
de ces droits n’est donc pas faite par rapport à la personne
- qui serait ainsi définie en soi-même,
pourvue de droits, il est vrai abstraits, avant toute considération de
ses rapports avec ses semblables - mais par rapport à l’extérieur,
sous le rapport de la possibilité de valorisation effective de ces droits.
De plus, si l’on cherche à identifier un élément définitoire
pour l’homme, pris en tant que tel, on trouve toujours un devoir
qu’il est censé accomplir - le devoir de s’épanouir et d’atteindre
la perfection, un devoir qui lie l’homme à la divinité. De
cette manière, l’épanouissement de l’homme est vu comme
l’accomplissement d’une série de devoirs : devoirs envers
la divinité, devoirs envers ses semblables. C’est pour répondre
à ce devoir supérieur, qu’il est muni de droits, et c’est
pour pouvoir jouir de ces droits qu’il a des devoirs envers les
semblables. De surcroît, c’est la connaissance du devoir qui mène
à la prise de conscience du droit car «en connaissant mon
devoir, je sais vite quel est mon droit».
Toutefois, après
avoir argumenté sur les droits en prenant comme prémisse la vie sociale,
C. Pavel semble changer de logique, affirmant que «le droit
de propriété est antérieur, sinon chronologiquement, du moins logiquement,
à toutes les lois et les institutions sociales, et, donc, la société ne
peut ni créer, ni détruire, ni altérer ce droit qu’a l’homme de devenir
le maître de soi-même, par le développement de sa raison et de sa volonté».
La société ne doit «qu’assurer ce développement de l’activité de chacun
et le maintenir à l’intérieur de certaines limites afin que la liberté
d’autrui ne soit pas atteinte». Pour cela faire, la société, elle-aussi,
jouit de certains devoirs et droits. «Elle a le droit et le devoir de
faire respecter la justice; mais cette justice est engendrée toujours
par le devoir. Donc - finalement - le droit de propriété, lui-aussi, trouve
sa source toujours dans l’idée de devoir».
Ce droit de propriété
devient effectif par le travail, à travers lequel «la personne humaine
s’exprime en extérieur, en imprimant aux choses son caractère et en se
les appropriant de sorte que la propriété, quelle que soit sa forme, est
légitime». Si dans cette définition du travail comme extériorisation de
la personne, la réflexion de C. Pavel pourrait se rapprocher de celle
de la doctrine sociale catholique, en
fondant la propriété sur le travail, elle s’en éloigne considérablement.
On sait bien que l’enseignement social catholique refuse catégoriquement
de déduire la propriété du travail, considérant qu’un tel fondement n’est
pas capable d’argumenter solidement le caractère fondamental du droit
de propriété. Lier d’une telle manière la propriété, premièrement propriété
sur la terre, et le travail c’est supposer que «chaque fois qu’un homme
commence à travailler la terre est encore vierge (...); c’est supposer
de plus que le travail estlogiquement antérieur à la propriété et qu’il
ne peut y avoir de titre de propriété antérieur
au travail; c’est enfin supposer qu’il ne peut y avoir de titre de propriété
indépendamment du travail, ce qu’une société
d’hommes qui ne sont pas tous aptes au travail, ni aptes à fournir un
travail égal, ne saurait tolérer»
[13]
.
Il est vrai,
ces critiques sont partiellement acceptées. Ainsi, C. Pavel reconnaît
que la terre est insuffisante pour assurer à tous la jouissance d’un droit
de propriété. Mais, d’autre part, il affirme qu’il y a bien d’autres possibilités
capables d’offrir un effet équivalent, c’est-à-dire la possibilité de
pourvoir aux besoins de l’existence - «le commerce, l’industrie etc».
De plus, «ces façons de gagner la vie doivent être assurées par l’Etat,
par le gouvernement de la société, car, autrement, les individus se sentiraient
complètement désorientés». Par conséquent, il en résulterait que l’individu,
à part la possession de la terre, n’est pas capable d’imaginer lui seul
un autre moyen d’existence et, donc, il doit nécessairement être tutellé,
au moins temporairement, par l’Etat. Cela faisant, l’Etat et la société
accomplissent un devoir puisque «la société est censée garantir la vie
et la tranquillité de ses membres».
D’autre part,
cette garantie fournie par la société est, elle aussi, le résultat d’un
devoir qu’a l’homme envers la société, devoir d’y sacrifier une partie
de sa propriété. Ce dernier devoir est d’autant plus contraignant, que
la société, qui ne peut subsister sans cette élément de communauté, a,
elle aussi, indépendamment de l’individu, «le droit à l’existence» - issu
même de la nature sociale de l’homme - qui subordonne pour ainsi dire
les droits de ses membres. «En tant qu’être social, on est tenu subordonner
son droit d’existence à la société dont on fait partie et, si l’on refuse,
on commet une grave injustice». De nouveau, dans son existence même, la
personne est ordonnée à la société.
«Les
devoirs socio-économiques de l’Etat»
[14]
Le
discours de Bartolomeu Stănescu, évêque de Râmnic, sur les devoirs
socio-économiques de l’Etat intervient après la présentation au Sénat
de la loi sur la commercialisation
des biens publiques. A l’égard des droits qui sont attribués à l’Etat
au moyen de cette loi, l’évêque entend soumettre à l’épreuve la légitimité
de cette attribution et, à la foi, préciser le sens véritable de l’action
étatique. En effet, sa réflexion s’avère d’autant plus intéressante pour
notre étude du moment qu’elle appartient à un membre du clergé et, par
conséquent, pourrait nous aider à nous former une idée de la position
que prendrait l’Eglise orthodoxe dans un problème d’une telle nature,
problème qui, au moins dans le discours de la revue Solidaritatea
ne semble pas trop préoccuper l’autorité ecclésiastique. D’ailleurs, ce
sont justement «les vues de notre Sainte Eglise dans cette question» que
l’évêque Stănescu entend exposer, et cela parce que «l’Eglise de notre
nation a, parmi ses responsabilités principales, le soin de la vie humaine
pour l’éternité, mais aussi pour son existence terrestre, et, par conséquent,
il est de son devoir de contribuer à l’amélioration de la vie de ses fidèles
dans ce monde».
Le
premier pas à faire réside dans la définition du rapport véritable qui
doit s’établir entre l’individu, la société et
l’Etat. A remarquer que Bartolomeu
Stănescu organise sa réflexion en faisant appel à des éléments propres
au discours libéral, comme, par exemple, individu,
intérêt personnel, initiative individuelle...
De même, l’argumentation déployée dépasse les simples considérations économiques,
se situant plutôt sur le terrain de la réflexion sociale et de la philosophie
politique.
«Ce
qui est sacré dans ce monde est l’être humain, si menu, si faible
soit-il». On pourrait déduire de cette affirmation la déclaration implicite
de la valeur ontologique de la personne humaine, qui, indépendamment de
ses capacités existentielles - «si petit, si faible soit-il» - constitue
le repère dernier pour tout jugement des réalités de ce monde. C’est dire
que ce qui est humain est sacré et, par conséquent, s’élève au-dessus de la logique
de l’existence terrestre, en ordonnant tous les éléments de celles-ci
et en constituant leur point de convergence.
L’homme
n’est pas seulement un être primordial, il est aussi, un être
indépendant: «Seul l’homme
s’est reconnu dans ce monde comme être primordial et indépendant».
A l’avis de B. Stănescu, cette indépendance ne se réduit pas
à l’ordre axiologique, mais, bien au contraire, elle est
l’expression d’une réalité. Il va de cette façon parce que,
dans l’accomplissement de son devoir d’épanouissement de sa
personnalité, l’homme se suffit à soi-même. «Les
énergies de l’être humain sont plus amples que le nécessaire
pour la satisfaction des besoins de l’existence et de l’épanouissement
de la personne et de sa famille»
[15]
. Par conséquent, il en reste même un surplus
et «ce surplus d’énergie est destiné par Dieu à être
socialisé, ,,altruisé”, il est donc censé contribuer à la
formation de l’être national de notre peuple (neam)». De cette manière, la sociabilité de l’homme
n’est aucunement motivée, ni même partiellement, par une insuffisance
concrète de l’individu de pourvoir à son développement
par ses propres forces, mais elle est le résultat de la volonté divine,
qui commande l’orientation d’une partie des efforts individuels
vers la constitution d’un espace commun. En effet, cette communauté
de forces dépasserait la société, pour engendrer quelque chose de plus
haut - «l’être national», dont l’existence
repose sur un commandement divin et qui se manifeste à travers
les «moeurs spécifiques, les traditions, la langue».
D’autre
part, même si suffisant quant aux capacités de son épanouissement, l’individu
n’est toutefois pas susceptible d’un développement véritable en dehors
de la société. C’est envers la société, envers ses semblables, qu’il est
censé déployer son «surplus d’énergie» car, concentré tout sur soi-même,
celui-ci acquiert une valeur négative en suscitant la manifestation du
mal, partie constitutive de la nature humaine : «Toutes ces énergies,
destinées à l’affermissement de notre corps social, si retournées vers
la personne individuelle, la poussent vers une activité négative qui réside
dans le réveil de ses différentes passions, parmi lesquels on compte en
premier lieu la quête du bien-vivre, la cupidité etc.».
Pour
pouvoir pourvoir de manière efficace à ses besoins, les individus créent
l’Etat.
Par
son besoin de sociabilité, l’homme s’est créé un organe capable de le
servir avec une compétence et un pouvoir plus grand que ceux des individus
et, de cette façon, en vertu de cette nécessité d’association, les individus
ont créé l’Etat.
Contrairement
à tout les autre points de vue exposés entre les pages de Solidaritatea,
il semble que Bartolomeu Stănescu donne crédit à la conception contractuelle
qui met au fondement de l’Etat la volonté des individus, en assignant
à cette institution une valeur purement humaine, sans aucun lien immédiat
avec un ordre transcendant. «L’Etat est le produit d’un droit naturel
de l’individu» et il est censé répondre, tout d’abord, à un besoin supérieur
de celui-ci, le besoin de sociabilité. Par conséquent, l’Etat apparaît
comme naturel seulement dans la mesure où il est l’expression de la sociabilité,
dimension de la nature humaine. Mais,
l’Etat
ne couvre pas tout le besoin naturel de sociabilité de l’être humain parce
que, en tant que pouvoir collectif, il n’est que l’effort
commun des individus et des peuples légalement
organisés. Mais l’effort commun des individus et des peuples n’est
pas tout renfermé dans les lois, qu’elles soient constitutionnelles ou
non, mais il reste cristallisé dans les moeurs, les traditions, la communauté
de langue etc., qui sont des liens plus solides que les lois de l’Etat,
surtout quand ils sont devenus traditionnels pour l’agrégation de la société
et donc pour la concrétisation de la sociabilité humaine. L’Etat qui n’a
son fondement que dans les lois, est bien plus incomplet dans l’expression
de la sociabilité humaine, représentant seulement la partie
de surface de cette agrégation, c’est-à-dire seulement l’effort commun légalement organisé.
Par
conséquent, l’Etat n’est pas identique à la société
[16]
dont il ne forme qu’une partie. Dans la conception
de Bartomeu Stănescu, l’Etat ne se présente qu’en tant qu’expression
juridique de la sociabilité et de la solidarité humaine. A remarquer
que c’est une conception assez singulière parmi les membres du cercle
social-chrétien roumain pour lesquels l’Etat n’est pas seulement et premièrement
l’architecture juridique d’une société, mais, bien plus, l’expression
la plus haute de la nation roumaine à laquelle il donne corps et assure
la pérennité.
Produit
humain, censé répondre à des exigences précises, l’Etat est essentiellement
une «création modifiable», car c’est «l’homme qui fait l’Etat et ce n’est
pas l’Etat qui fait l’homme». On peut déceler ici une affirmation similaire
à celle de l’ancien adage germanique - «l’homme est plus vieux que l’Etat»
- au moyen duquel les catholiques allemands ont exprimé la primauté de
l’humain dans leur effort de reconstruction d’un Etat subsidiaire après
la chute du régime nazi.
Conséquemment,
le rapport qui s’établit entre individu et Etat est un rapport de subordination
qui place d’un côté le créateur - l’individu, et de l’autre, la création
- l’Etat.
Quelque
important que soit l’Etat, il est important par sa fonction, non pas par
sa personne, car il n’a pas de personnalité primordiale, mais seulement
dérivée. Dans ce monde, l’Etat ne s’est pas trouvé comme être primordial
et indépendant, c’est seulement l’homme qui s’est reconnu comme tel. (...)
L’Etat n’est qu’un simple serviteur et rien de plus. Et s’il a des droits,
il les a parce qu’il a tout d’abord des devoirs et parce que ses droits
sont reconnus et octroyés par le peuple, comme un complément à ses devoirs.
Il s’agit donc d’un serviteur tout à fait spécial, un serviteur qui jouit
des droits, mais non pas des droits organiques, mais des droits
fonctionnels,
qui
ne se justifient que dans la mesure où ils sert à l’accomplissement des
tâches assignées à l’instance étatique. De surcroît, il s’agit d’un «serviteur»
tout à fait spécial parce qu’il est destiné à «orienter, contrôler et
soutenir ceux qui l’ont créé, leur étant supérieur en compétence et pouvoir».
«L’Etat
est destiné à faire le bonheur de ses citoyens, et, pour cela faire, il
doit tenir compte de la justice et de la pitié». Il y a deux interprétations
possibles pour cette affirmation. Ou bien, l’on considère que l’Etat est
effectivement censé apporter le bonheur aux membres de la société, ce
qui mènerait à une conception despotique où l’instance étatique, pour
pouvoir remplir cette fonction, devrait tout d’abord définir ce bonheur,
en ne laissant, par conséquent, aux citoyens qu’une liberté réduite, tout
au plus, au simple choix des moyens nécessaire à l’atteinte d’une finalité
préétablie. Ou bien, l’on considère que l’Etat n’est tenu qu’assurer les
conditions du bonheur individuel, les prémices
nécessaires pour rendre possible l’épanouissement des personnes. Nous
considérons que cette dernière interprétation est plus adéquate, tenant
compte du discours sur la primauté de l’être humain qui précède l’affirmation
en discussion. Celle-ci soulève un autre problème. L’évêque Bartolomeu
parle de la justice et de la
pitié qui doivent régir l’action étatique. De nouveau, cela peut engendrer
des interprétations divergentes. Si la justice comme critère de l’action
étatique se légitime, pour ainsi dire, de soi, nous pouvons nous demander
quel est le rôle qu’est appelée jouer la pitié. La pitié est une vertu
qui relève essentiellement de l’espace privé, qui exige de l’individu,
dans les rapports avec ses semblables, une attitude imprégnée d’amour,
de compassion et de bienveillance. Transposée dans l’espace public, espace
régit par le droit, qui devient visible à travers la sanction dont il
est nécessairement accompagné, la pitié peut engendrer des effets pervers,
pour venir finalement à l’encontre de la justice, en annulant son efficacité.
D’autre part, si l’attitude de l’Etat envers les citoyens doit être imbue
de pitié, alors le rapport établi entre ces deux placerait l’Etat dans
une position de supériorité évidente face à l’individu, qui, par une raison
quelconque devrait inspirer pitié et justifier une action étatique exigée
par la charité.
Toutefois,
considérant la réflexion de Bartolomeu Stănescu, nous devons écarter
plutôt cette interprétation et réexaminer l’affirmation. Il est possible
qu’en associant justice et pitié, l’évêque ait voulu donner une conception
plus ample de la justice. En ce sens, la justice serait exclusivement justice commutative, régissant exclusivement
les rapports entre les membres de la société, tandis que la pitié se rapprocherait plutôt du sens de
la justice distributive mettant
en rapport le bien des parties avec le bien de l’ensemble. Serviteur des citoyens, l’instance étatique serait ainsi tenu par
la pitié à s’acquitter des obligations
de protection et d’assistance sociale, en déployant ses secours là où
les individus s’avéreraient incapables de faire face par leur propres
forces et en assurant à tous une récompense équitable à la mesure de leur
contribution au bien commun de la société.
Mais le terrain
privilégié de la rencontre entre l’individu et l’Etat est l’espace économique.
Avant de considérer le sens de cette rencontre, l’on s’applique à définir
la place que doit occuper l’activité économique dans l’ensemble de la
vie sociale. Tout d’abord, il est précisé que l’objectif économique, capable
de canaliser les énergies individuelles, aussi important qu’il soit, n’est
finalement, qu’un moyen de la vie. Ainsi, «notre vie économique
doit se développer d’une telle manière qu’elle soit capable d’assurer
l’existence et l’épanouissement de chaque individu, valide ou invalide,
de chaque institution, ancienne ou nouvelle, et qu’elle fournisse au responsables
de la vie sociale les moyens pour une pleine satisfaction de nos besoins
culturels dont la mise en valeur est censée produire la force la plus
puissante de notre nation (...). Conséquemment, le développement de la
vie économique doit offrir un moyen
d’existence pour l’individu, pour les institutions nationales, mais
surtout pour notre culture, la seule capable d’offrir la solidité et la
pérennité de notre nation».
De cette façon,
la tâche essentielle des «responsables de la vie sociale» est constituée
par la « pleine satisfaction de nos besoins culturels dont la mise en
valeur est censée produire la force la plus puissante de notre nation».
Cette tâche, relevant de la vie économique, s’inscrit, en effet, dans
le cadre d’une responsabilité plus ample assignée à l’Etat, à savoir celle
de «mettre en valeur les énergies créatrices de la nation, non seulement
par l’orientation et le contrôle, mais aussi par la stimulation à travers
l’impulsion». Mais, on remarque que l’Etat, pour pouvoir faire face à
la totalité des tâches qu’il est appelé à accomplir, doit nécessairement
et premièrement s’assurer les ressources financières suffisante pour mener
à bien ses entreprises.
Dans
ce sens, l’Etat a à sa disposition plusieurs moyens. Premièrement, il
y a la politique fiscale. Mais, dans les conditions de l’époque, le revenus
fournis par les impôts s’avèrent insuffisantes pour pouvoir satisfaire
la totalité des besoins publics. D’autre part, à l’avis de Bartolomeu
Stănescu, une augmentation du taux de l’impôt ne s’avère pas recommandable,
puisque cette augmentation est «cause de désastre pour les citoyens et
pour l’Etat, car elle engendre le dégoût pour la vie». Dans ce cas, le
recours à d’autres sources de revenus devient impérieusement nécessaire.
L’hypothèse de la «socialisation des biens» est d’emblée écartée puisque
«là où elle a été mise en oeuvre, elle n’a pas offert les résultats attendus,
mais biens les résultats contraires. (...) On s’est rendu compte très
vite qu’elle tue quelque chose dans l’homme, à savoir l’initiative créatrice,
c’est-à-dire, la source même du travail et de la valorification humaine».
Bartolomeu Stănescu avance à ce point de l’argumentation un jugement
catégorique sur le communisme :
Voilà
donc le communisme condamné par les réalités mêmes de la vie, qui ont
prouvé l’impossibilité de son application, non seulement au moment où
il a été mis en pratique selon la loi civile, qui ne peut ne pas avoir
à son fondement des intérêts et des passions, mais même lorsqu’il a été
mis en oeuvre selon la loi de la conscience, c-est-à-dire, d’après les
plus pures et plus hautes règles de l’âme, au sein de la prèmière société
chrétienne. Le communisme est donc une idée et un système social hybride
et meurtrier, qui doit être complètement abandonné.
Conséquemment,
l’Etat doit recourir à une autre solution. «Il doit mettre en valeur les
biens qu’il considère être siens, en employant, pour leur exploitation
économique, les énergies créatrices de la nation». La meilleure solution,
est, à l’avis de Bartolomeu Stãnescu, la mise en valeur simultanée des
biens publics et des énergies
nationales. Le moyen le plus efficace pour mettre en relation ces
deux termes de l’équation est l’initiative
privée.
L’Etat doit s’adresser
à l’initiative privée. Il doit lui offrir un mobile, un stimulus adéquat,
capable de la mettre en marche, et, on le sait bien, ce stimulus est,
sur le terrain économique, l’intérêt personnel.
Par conséquent,
l’instance étatique est censée agir d’une telle manière afin d’orienter
l’action individuelle au bénéfice de la société tout entière. Cela faisant,
elle est supposée faire converger les surplus d’énergie individuelle destinés
à être socialisés, et contribuer de cette façon au développement de la
société en son ensemble. Ainsi, la solution pour la pleine satisfaction
des besoins de la société réside, finalement, dans un partenariat entre
l’individu et l’Etat.
Bartolomeu Stănescu
se déclare conscient des dangers qu’implique une telle association - dangers
que court premièrement l’individu -, issus de la disproportion évidente
entre les deux acteurs appelés à jouer ensemble. C’est pourquoi, «cette
association doit s’opérer d’une telle manière que l’Etat soit attentif
non seulement à ses droits, mais aussi, et surtout, à ses devoirs». Il
faut, donc, que le rapport naturel entre individu et Etat soit à tout
prix préservé par la présence permanente à l’esprit du fait que les droits
étatiques ne sont que des droits fonctionnels, dérivés des devoirs qu’il
est tenu remplir.
En effet, le
discours de l’évêque intervient, comme nous l’avons déjà
dit, après la présentation de la loi sur la commercialisation des
biens publics. De même, nous avons vu que la solution envisagée
par l’auteur devait combiner les biens que l’Etat considère siens
et les énergies nationales. Or, le problème soulevé par Bartolomeu
Stãnescu concerne justement ces biens considérés appartenir à l’Etat.
La loi en discussion semble attribuer à l’Etat «le droit sur les
biens qui ne sont pas la création de l’énergie du propriétaire, mais de
la nature». Cette attribution s’avère être pleine de signes
d’interrogation et capable d’engendrer une multitude d’interprétations
au moyen desquelles les droits des individus soient fortement contestés.
Pensez
qu’il peut arriver qu’à la place du gouvernement actuel, qui conçoit
ces choses en vertu d’un besoin temporaire, vient un autre qui les envisage
autrement et les généralise au sens de l’extension du droit de l’Etat
sur tout objet, même sur les vêtements qui nous habillent,
puisque faits de matière créée par la nature et fabriquée par la
technique. Et alors je vous demande : où se trouve le droit sacré
de la personne humaine qui pose limite infranchissable à l’Etat?
quel est le seuil que l’Etat ne peut transgresser ni de point de vue politique,
ni de point de vue économique?
D’autre part,
si l’on associe création et propriété, alors l’attribution des biens créés
par la nature ne saurait viser l’Etat. Si l’on associe création et propriété,
«le mérite de la création annule dans la même mesure la prétention de
propriété et de l’Etat et du particulier. (...) Par conséquent, si le
particulier ne peut avoir en propriété ces biens, l’Etat non plus ne le
peut puisque ni l’un, ni l’autre ne se confondent avec la nature qui les
a créé». A qui donc ces biens? A l’avis de Bartolomeu Stănescu, ils
appartiennent à la nation,
puisque «la nation les a payé au plus cher prix, rompu de son être
même, c’est-à-dire au prix des humiliations et de sa dignité. (...)
L’Etat, en tant que couche modifiable à la surface de la nation
ne peut y prétendre». Il s’ensuit donc que «les biens publics sont à
la nation, et si la nation décide de les confier à l’Etat, elle
ne les offre à un propriétaire, mais à un serviteur tenu
accomplir ses devoirs envers les individus et le peuple qui constituent
la nation et à travers lesquels il a été capable de les préserver.
Il en résulte que l’Etat doit exercer ses droits sur ces biens non pas
comme un propriétaire, mais de manière fonctionnelle, c’est-à-dire
en pensant toujours non pas au droit en soi, mais surtout à ses
devoirs».
Toutefois Bartolomeu
Stănescu ne nous offre pas la signification générale des devoirs
étatiques, ni les critères essentiels en vertu desquels ces devoirs acquièrent
une valeur universelle. En revanche, il déduit, à la fin de cette réflexion,
trois devoirs très précis que l’Etat est censé accomplir sur le terrain
économique. A remarquer que ceux-ci se justifient, contrairement au sens
posé au début de l’argumentation, non pas par rapport à la personne, mais
par rapport à la nation et à l’appartenance des citoyens à celle-ci. Ainsi,
l’Etat a, premièrement le devoir d’assurer l’abondance des produits sur
les marchés du pays. Il serait inconcevable que les «marchés intérieures»
en soient dépourvues, du moment que «la nation entière, et surtout les
pauvres, ont payé si cher pour la défense du territoire du pays et, donc,
pour la possibilité de se réjouir des fruits de cette terre». Cette abondance
doit être doublée par l’établissement d’un prix équitable de ces produits.
Le caractère équitable de ce prix, qui se traduit par la préservation
d’un niveau inférieur par rapport au prix établi sur la marché mondial,
ne se justifie pas en rapport avec la capacité de l’individu de couvrir
les nécessités de sa personne et de sa famille. Le niveau de ce prix découle
du fait qu’il serait «illogique que les citoyens qui ont défendu cet avoir
national, achètent ses produits au même prix que ceux qui ne l’ont pas
défendue, mais, bien au contraire, ont essayé de lui les arracher par
la force et qui peuvent à tout moment les employer au détriment la nation
roumaine». Si les deux premiers devoirs pourraient relever d’une exigence
de redistribution au niveau de la société, le troisième invoque une action
de suppléance. Ainsi, l’Etat a le devoir de réserver une partie des bénéfices
issus de l’exploitation de l’avoir national, pour soutenir les invalides,
les malades, tous ceux qui sont incapables de gagner leur existence par
leurs propres forces.
L’Etat doit partager
de ce gain aux invalides, aux malades et aux pauvres de la nation, à tous
ceux qui ne peuvent travailler et qui ne sauraient donc assurer leur existence
et leur épanouissement spirituel au moyen de leur travail. Ceux-ci doivent
eux-aussi pouvoir en profiter, et l’on ne peut les négliger car il seront
toujours partie de la nation.
«Voilà,
donc, trois devoirs de l’Etat, il est vrai d’ordre plutôt social que purement
économique, mais que l’Etat ne peut accomplir que par une voie économique
(...), et qui relèvent de son rôle et de sa fonction de serviteur du bien
public». En dernière instance, ce qui fait la singularité du texte
de Bartolomeu Stănescu parmi les autres réflexions de la revue c’est
le fait que au fil de l’argumentation qui lie individu, État, nation, cette dernière,
la nation se présente finalement comme un espace de redistribution, défini par la solidarité et dont les individus
et l’Etat sont en égale mesure les agents.
[1]
«După un an», Solidaritatea,
II, no. 1-3, 1921, p. 2.
[2]
P. Chiricuşă-Galaşi,
«Cooperaţia şi creştinismul», Solidaritatea, V, no. 7-9, 1924, 90.
[3]
I. Mladenaş, «Cooperaţia
şi creştinismul », Solidaritatea,
V, no. 7-9, 1924, p. 87.
[4]
N. Drăghicescu, «Cooperaţia
şi creştinismul », S., V, no. 7-9, 1924, p. 86.
[5]
P. Chiricuşă-Galaşi,
«Cooperaţia şi creştinismul », Solidaritatea, V, no. 7-9, 1924, p. 91.
[6]
Ibidem, loc.cit.
[7]
V.G. Ispir, «Armonizarea claselor
sociale prin religiune», Solidaritatea,
I, no. 2, 1921, 77.
[8]
C. Dron, «Munca», Solidaritatea, I, no. 3-4, 1920, p. 135.
[9]
Şerban Ionescu, «Mişcarea
social-creştină şi reforma vieţii sociale»,
Solidaritatea, IV, no.
[10]
Ibidem, loc.cit.
[11]
Ibidem, p. 80.
[12]
C. Pavel, «Despre ideea de drept şi
de proprietate», Solidaritatea, I, no.11-12, 1921, pp. 370-373.
Les citations de cette partie du texte, sauf indication contraire, sont
extraites de cette article.
[13]
J.-Y.Calvez, J.Perrin, op.cit., p. 264.
[14]
Bartolomeu al Râmnicului, «Datoriile
economico-sociale ale statului din punct de vedere creştin»,
Solidaritatea, V, no. 1-3,
1924, pp. 12-32. Les citations de cette partie du texte, sauf indication
contraire, sont extraites de cette article.
[15]
A remarquer qu’ici, tout comme dans le cas
de la doctrine sociale catholique, l’existence de la personne
et les nécessités qu’elle implique, sont indissolublement liées à
celles de la famille.
[16]
Cf. Ion Mihălcescu
Cf. Ion Mihălcescu, «Rolul social daritatea, I,
no. 1, 1920, pp. 4-11.
<<Page précédente | Sur l'auteur |
©
University of Bucharest 2002. All rights reserved. No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the University of Bucharest, except for short quotations with the indication of the website address and the web page. Comments to:Alexandra Ionescu Last update: January 2003 Text editor&Web design: Raluca OVAC |