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Une critique de la société
roumaine
Peut-être
un des plus intéressants articles
[1]
de la revue Solidaritatea
appartient au même Bartolomeu Stănescu, qui, cette fois-ci,
semble adopter une position plus détachée, lançant des critiques dures
et, il faut le dire, singulières dans le discours général de
la revue, autant à l’Etat qu’à l’institution ecclésiastique.
Faisant appel à la nécessité d’une nouvelle organisation de la
société après l’Union, exigence déterminée aussi par l’esprit
démocratique, l’évêque essaie de mettre en exergue l’état de la
société roumaine de son époque, moins dans une perspective morale, que
d’un point de vue juridico-politique. Même s’il ne fait pas référence
explicite à Tocqueville, sa réflexion semble y emprunter largement,
aboutissant à faire état d’une culture politique qui ne relève
pas de la modernité, centrée autour du principe d’autorité, d’une centralisation
étatique excessive, enfin d’une société dont la dynamique spontanée
est presque complètement étouffée.
A l’avis de l’évêque de
Râmnic, les principes qui ont présidé aux différentes organisations
sociales, au cors de l’histoire, ont valorisé ou bien l’autorité,
ou bien la liberté. Or le
point de départ de la nouvelle organisation de la société roumaine ne
peut être ni le principe d’autorité tout seul, autour duquel
s’est structurée la société médiévale, ni le principe de liberté en tant que tel, vers lequel se dirigent presque
exclusivement les préférences des sociétés révolutionnaires.
L’aménagement social doit
intégrer et concilier la liberté et l’autorité, tout en assurant la
prééminence de la liberté sur l’autorité.
La supériorité
de la liberté est prouvée par «sa capacité particulière
de mettre en valeur les énergies humaines, de stimuler les initiatives privées et par sa contribution
à la formation dans l’individu et dans le corps social
de sens de la dignité et de la conscience de la responsabilité». En effet,
«c’est à travers cette supériorité que s’épanouit
la personnalité humaine». La liberté est donc
une valeur supérieure parce que rapportée de manière immédiate
à la valeur humaine dont elle offre la possibilité d’expression.
En associant liberté, dignité et responsabilité,
le discours de Bartolomeu Stănescu pourrait se rapprocher de la
réflexion catholique sur la dignité de la personne. Mais, en se limitant
à la mise en valeur de la liberté - et en lui subordonnant le
sens de la dignité - il s’associe davantage au discours libéral
classique.
De toute façon,
l’affirmation de la supériorité de la liberté ne contrevient nullement
à la considération, en même temps, du principe d’autorité.
Celui-ci, à son tour, est «décisif pour la formation des
corps sociaux, et sa valeur particulière réside dans sa capacité
d’économiser les énergies
humaines, de les coordonner et de les homogénéiser».
Pris isolement, chacun
des deux principes est soumis à la corruption, engendrant des effets
pervers.
Le
principe d’autorité s’approprie progressivement des attributions et
des tâches qui ne lui incombaient pas, et qui dépassent ses pouvoirs
et le poussent à dévier de sa ligne naturelle (...) en se transformant
d’un commandement de responsabilité dans un pouvoir arbitraire et devenant, par ce fait, un pouvoir qui étouffe
les initiatives privées et la personnalité humaine, un moyen de perturbation
continue de l’ordre public.
De même,
Le
principe de liberté se corrompt encore plus facilement (...) La preuve
: les 150 ans qui se sont écoulés depuis la révolution française, c’est
à dire depuis que ce principe est devenu de droit naturel et public.
Par conséquent, «laissés
seuls, chacun de ces principes est corruptible et devient dangereux
pour l’âme et pour l’ordre social, à une seule différence, à savoir
que le principe d’autorité empêche le progrès, mais conserve les énergies,
tandis que le principe de liberté, laissé seul, soutient, il est vrai,
le progrès, mais annihile le sens moral et affaiblit les énergies humaines,
par la satisfaction démesurée de toutes les envies et les passions des
grands, et par le réveil et la révolte des pauvres».
Le cas idéal appelle donc
la conciliation des deux principes, capables de se pondérer réciproquement.
Par
leur conciliation, la liberté aide l’autorité à conserver sa propre
nature de commandement suprême et unique, mais lui impose, en même temps,
des responsabilités précises non seulement face à Dieu et à la conscience,
mais aussi, face aux contemporains (...) A son tour, l’autorité aide
la liberté s’accommoder des règles du devoir et ne pas faire éclater,
par son oeuvre d’individualisation, ni l’unité du corps social, ni l’ordre
éternel des bons moeurs et des préceptes moraux qui relèvent de la sphère
de l’autorité.
A la manière
de Tocqueville, et de la doctrine sociale catholique, B. Stănescu
fait appel à une liberté organisée, incontestée en valeur, mais assortie de la conscience
du devoir et limitée en espace et, par cela même, valorisée.
Il est vrai, affirme l’évêque, que cette conciliation s’est
partiellement déjà produite, mais elle s’est trouvée restreinte au seul
domaine politique où «l’autorité souveraine est accompagnée par la liberté
populaire», sans descendre dans les espaces les plus intimes de l’organisation
sociale. De la sorte, la liberté ne trouve expression qu’à travers la
liberté de vote, or, il ne suffit pas de voter pour être véritablement
libre. La réflexion de Tocqueville à cette égard se constitue en preuve
incontestable. La liberté politique, dépourvue de la liberté dans la
gestion du propre destin et dans les affaires de proximité s’avère,
finalement, inutile. car l’usage si important, mais si court et rare,
du libre arbitre, ne peut empêcher l’homme de perdre peu à peu sa capacité
de penser, de sentir et d’agir à son propre compte, et de tomber ainsi
au-dessous de la qualité d’homme
[2]
.
A
la manière des libéraux du XIXe siècle, Bartolomeu
Stănescu invoque l’exemple anglo-saxon en tant qu’exemple
unique de collaboration harmonieuse entre la liberté et l’autorité.
Il est intéressant que l’attention de l’évêque est
centrée sur la liberté d’association, la seule capable d’exprimer
vraiment le contenu de la liberté dans l’espace social, à
travers la création des espaces d’autonomie au sein desquels la
spontanéité de la dynamique sociale est pleinement assurée. Ainsi, la
collaboration entre la liberté et l’autorité se retrouve aussi
sur le terrain du droit public et privé où les citoyens sont
libres de s’associer sans obstacle ou entrave de la part de l’Etat,
qui ne se montre nullement jaloux en son autorité, et où les institutions
de toute nature et de toute finalité sociale fonctionnent dans la façon
la plus libre et la plus autonome du monde.
Pour
faire bref, dans les pays anglo-saxons, soutenue par une «couche
épaisse de coutumes et de traditions», la liberté se déploie en
harmonie parfaite avec l’autorité.
Naturellement, la situation du continent, est implicitement
de la Roumanie, ne témoigne pas du même état des choses.
Dans les pays de l’Europe continentale, et surtout en Roumanie, la
coopération entre autorité et liberté est chose si nouvelle que, non
seulement qu’elle n’est pas encore entrée dans les moeurs, mais elle
n’a pas encore eu le temps de prendre véritablement forme dans nos doctrines
politico-juridiques.
A son avis, la situation de la Roumanie est d’autant plus
sensible que le pays jouit d’une tradition politique et juridique fortement
hostile à l’esprit de liberté - qui trouve son foyer au sein de l’association
libre.
Chez nous, les Roumains, l’esprit
de l’ancien droit romain, contraire à l’association libre par sa nature
même de fils légitime de la plus absolutiste autorité est tout aussi
vigoureux que notre primitivisme dans les sciences sociales.
La tradition roumaine est donc le porteur d’une culture politique qui valorise
exclusivement l’autorité justifiant l’action abusive et meurtrière de
l’Etat sur la société. Non seulement l’autorité étatique, bien que celle-ci
subordonne toutes les autres, mais tout autorité, quelle qu’elle soit
ne connaît que le sens de la domination.
Toute
l’initiative est concentrée entre les mains des chefs, qui représentent
l’autorité suprême; et pour le reste, où siège, à travers son nombre,
le véritable pouvoir et la véritable vie des institutions, il n’y a
que le devoir de la soumission ou l’absentéisme - le manque au devoir.
La liberté d’action est morte pour tout ce reste, parce que l’initiative
qui y trouve sa source essentielle, est bloquée et étouffée. Sur le
terrain du droit public, il y a, chez nous, le même état des choses,
car, quant aux institutions publiques et d’utilité publique, comme les
départements, les communes, l’Eglise nationale, l’enseignement, il n’y
a que l’autorité de l’Etat qui les dirige.
Par
conséquent, la société roumaine ne peut et ne sait que se plier devant
l’autorité et ériger l’obéissance au rang de vertu première.
L’Etat, par sa capillarité contrôle tout et veille rigoureusement
à la préservation de cet état des choses. Le citoyen roumain
est, dès le début, à travers son instruction, préparé
à obéir. A l’école et à l’université, «la
jeunesse est limitée au travail pénible de reproduction fidèle
des leçons journalières, sans avoir jusqu’à maintenant
la possibilité de l’initiative libre». «La même suppression
de l’initiative individuelle, nous la retrouvons au sein de notre
Eglise orthodoxe où le clergé séculier n’a presque aucun
mot à dire dans la gestion des affaires ecclésiastiques et où
les laïcs n’ont, à leur tour, aucun rôle, à
l’exception des prières...». Conséquemment, l’école
et l’Eglise fournissent à l’Etat des citoyens incapables,
sans l’habitude de l’exercice de la pensée et de l’action
libre, demandeurs de secours et de tutelle. La conclusion de Bartolomeu
Stănescu est que, à son époque, le citoyen roumain vit,
pense et agit uniquement à travers l’Etat.
Dans l’espace publique, cette incapacité avérée et entretenue des individus
est doublée par l’existence d’un réseau épais de «bureaux féodaux» -
courroies de transmission de la volonté centrale -, dont la compétence
soulève des signes d’interrogation.
L’initiative
de nos citoyens et de nos chrétiens est enfreinte par l’Etat, non pas
seulement à travers les lois, qui, le plus souvent ne sont que des directives
dépourvues de sens, mais aussi, à travers l’immixtion de la compétence
douteuse de nos bureaux centraux.
Il est évident, alors,
que, bien que l’on invoque souvent la démocratie pour rendre compte
du caractère de la société roumaine, cet appel ne trouve pas de soutient
dans la réalité politique et sociale du pays.
Imprégnés
par une centralisation aberrante et par un esprit de mortification,
nos institutions publiques continuent d’agir toujours en dehors de leur
mission culturelle et éducative et de produire des citoyens pour lesquels
la liberté publique se réduit à l’exercice du droit de vote, des hommes
qui attendent tout de l’Etat et qui ne peuvent gouverner que très
difficilement les institutions créées de leur propre initiative, et
qui n’ont aucune confiance dans leurs forces sur le terrain des entreprises
commerciales, industrielles, agricoles... Chez nous, les Roumains, la
liberté est dépourvue non seulement de réalité, mais elle est restée
complètement désorganisée pour la masse des citoyens et elle a été annihilée
sur le terrain du droit public par le même autoritarisme ferme des temps
anciens où la liberté n’était pas encore née, ni inscrite dans
les constitutions et dans les moeurs comme elle l’est aujourd’hui.
La
distance entre le discours politique et la réalité est si grande que
le premier acquiert souvent un caractère démagogique, se limitant à
l’enchaînement des formules grandioses, mais dépourvues de tout contenu
et de toute utilité.
Entre
les programmes politiques et nos moeurs et nos coutumes il y a un écart
énorme, augmenté par le caractère inadéquat de nos lois et par l’incapacité
et la malveillance de nos bureaux censés de les mettre en pratique.
Face
à ce système autoritaire et centralisateur, l’évêque
Bartolomeu fait appel, à la manière de la doctrine sociale
catholique, à une architecture étatique flexible, à une
structuration de la société de bas en haut, capable de valoriser les
autonomies et d’assurer la participation véritable des citoyens à
la vie de la société. Cette revendication est faite à travers
l’appel à «l’autonomie institutionnelle et à l’inamovibilité
administrative». Bien qu’il n’entend expliquer en détail la signification
de ses exigences, on comprend qu’il porte, dans le sillage de Tocqueville,
sur une articulation sociale à sens ascendant, à travers
laquelle les espaces d’autonomie sont garanties et valorisées au maximum
et à travers laquelle la volonté qui prend la décision se transmet
de manière permanente et effective du citoyen à son représentant
élu, sur un parcours qui va de l’espace de proximité à l’ensemble
de la société.
En
même temps, Bartolomeu Stănescu voit cette entreprise pourvue de
moindres chances de succès. Il reconnaît, tout comme Montesquieu, qu’il
est bien plus aisé de penser un Etat tout-puissant et centralisateur,
surtout si l’on pense au «manque de culture et à la commodité de l’esprit
(lene de cugetare) caractéristique aux Roumains»,
et, en abordant un ton prophétique, il annonce que, «à cause de ces
défauts profonds de la psychologie roumaine, notre réorganisation sociale
va se diriger, en effet, toujours dans la direction du principe d’autorité
puisque les organisations de ce genre sont plus simples que celles fondées
sur la liberté et donnent moins de peine aux gens».
La
seule solution réside, à l’avis de l’évêque, dans «une
campagne de persuasion et d’éducation (o
luptă de condei
şi de
cuvânt) bien organisée et fort claire, capable de faire état
et de décourager toutes nos résistances envers les autonomies, par la
mise en exergue, au moyen des faits et des principes, du désastre vers
lequel nous nous avançons si nous persistons encore dans l’organisation
de nos institutions seulement sur des fondements autoritaires». Le combat
à mener s’avère être une «question de vie et de
mort», puisque, plus que «redonner vie à une société malade»,
il est censé aboutir à «rendre vie à une société qui en
est presque complètement dépourvue».
[1]
B. Stănescu, «Principiile
reorganizării noastre sociale», Solidaritatea, I, no. 5-6, 1920, pp. 163-174. Les citations de cette
partie du texte, sauf indication contraire, sont extraites de cet
article.
[2]
Alexis de Toqueville, op.cit., II, p. 347.
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