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Chapitre II

Une réflexion social-chrétienne roumaine ?

«Solidaritatea »



Références  chrétiennes dans  le  discours  politique  roumain

 

Les références aux valeurs ou aux principes chrétiens présentes dans le discours politique roumain, qu’il relève de l’actualité où qu’il tienne d’un passé plus ou moins lointain, sont à même de susciter quelques interrogations. S’agit-il tout simplement d’un artifice rhétorique censé embellir l’argumentation ou, bien au contraire, est-il question d’un indice prouvant l’existence d’une pensée chrétienne à vocation politique sur la société? Néannoins, le fait d’invoquer la morale chrétienne, l’esprit évangélique ou, en l’occurrence, l’esprit de l’orthodoxie, de revendiquer l’intégrité morale des acteurs politiques, ne sont pas, à eux seuls, capables de faire qualifier légitimement une certaine démarche politique. Une réflexion politique d’inspiration chrétienne suppose en effet la construction, à partir des idées propres à la philosophie et à l’éthique puisées au christianisme, d’une conception distincte sur la personne humaine, sur la société et l’être-ensemble, sur les conditions de la dynamique sociale mises en rapport avec l’exigence de l’accomplissement humain, et, non pas en dernier lieu, sur la nature et le rôle de l’autorité politique. Il s’agirait donc d’une réflexion qui s’assignerait la tâche d’interpréter l’espace social dans une perspective spécifiquement chrétienne afin d’inciter la mise en forme des politiques visant la gestion des situations concrètes.

Notre analyse se propose en fait d’interroger justement l’existence d’une réflexion pareille dans l’espace public roumain - marqué par des emprunts relativement fréquents au vocabulaire chrétien. Il est certainement vrai qu’une telle question fait circonscrire un vaste domaine d’analyse qui, mu par l’ambition d’observer la vocation politique du phénomène religieux, se construit comme carrefour interdisciplinaire d’une pluralité de perspectives. Aussi, limitons-nous à une approche relevant plutôt de l’histoire des idées politiques, pour mettre en exergue les vertus explicatives de l’examen d’un objet bien délimité, à savoir la production intellectuelle du Cercle d’Études Social-Chrétiennes Solidaritatea dont l’existence, obscure, mais d’autant plus significative, se réduit à la première moitié de la troisième décennie de notre siècle.

Le «Cercle d’Études Social-Chrétiennes» se constitue au début des années ’20 et fait conna[tre les produits de sa réflexion à travers son «organe périodique de publicité» - la revue Solidaritatea. Il convient de préciser dès le début que des informations détaillées sur la dynamique interne de ce groupe, sur son évolution et sur l’impact qu’il aurait pu avoir dans les milieux intellectuels de l’époque font généralement défaut. Toutefois, sa carte d’identité, telle qu’elle nous est présentée dans les pages de la revue, nous indique que le groupe réunit, dès sa constitution en 1920 - l’année de la parution du premier numéro de Solidaritatea -, un bon nombre de membres de la hiérarchie ecclésiastique orthodoxe, de professeurs universitaires de la Faculté de Théologie et des autres Facultés des Universités de Bucarest et de Cluj, tout comme des fonctionnaires du Ministère des Cultes de l’époque.

Qui plus est, l’activité de ce groupe de réflexion est mise sous le patronage honorifique du Métropolite Primat Miron Cristea - plus tard, en 1925, patriarche de l’Église Orthodoxe Roumaine - et réunit, en tant que membres d’honneur, les métropolites de la Moldavie et de la Transylvanie. Il serait donc légitime de procéder à la recherche d’une réflexion social-chrétienne menée sur le terrain de l’orthodoxie, qui exploite ses éléments spécifiques et qui vise à préciser la position d’une orthodoxie sociale. Nous nous devons toutefois de préciser dès le début que cette présence distinguée ne se retrouve pas entre les pages de Solidaritatea. En effet, aucune des personnalités citées ci-dessus n’entend s’adresser au public au moyen de cette revue et, au cas où elles le font, ce n’est qu’à des occasions spéciales, indépendantes, pour ainsi dire, de l’activité du Cercle d’Études Social-Chrétiennes.

De surcroît, bien que Solidaritatea soit supposée exprimer les points de vue et les recherches de l’ensemble des participants, aux environs une trentaine, elle ne réussit pas à réunir constamment durant la période de sa parution (1920 - 1926), que les articles de trois ou quatre de ses membres. Parmi eux, }erban Ionescu - le plus présent - professeur au Séminaire de Buzau, inspecteur au Ministère des Cultes et plus tard doyen de la Faculté de Théologie de l’Université de Bucarest, et l’évêque de Râmnic Bartolomeu Stanescu, vice-président du groupe social-chrétien [1] .

Autrement dit, sous le rapport de l’influence que cette réflexion social-chrétienne aurait pu exercer sur les milieux intellectuels de son époque, le nombre réduit des auteurs et le contenu même des articles publiés par Solidaritatea témoignent de l’inexistence d’un débat véritable entre ceux qui se déclarent être social-chrétiens et les représentants des autres courants ou doctrines animant l’espace public roumain à ce temps-là. C’est peut-être justement à cause de l’absence d’un tel combat intellectuel, qui, de par sa nature, aurait pu jouer en condition favorable du développement et de l’enrichissement de ce type de réflexion, que la revue ne réussit pas, en fin de compte, à se faire le porteur d’un système d’idées articulées et solidement argumentées, capable de se présenter en alternative viable pour le choix intellectuel et politique de l’époque.

D’ailleurs, on dirait que ni même les membres du cercle n’ont pas la conscience de la spécificité de leur réflexion puisque’ils déclarent à haute voix leur sensibilité intellectuelle libérale (Stefan Bogdan) ou bien «socialiste-chrétienne» (}erban Ionescu), par exemple. De toute manière, sans avancer, pour l’instant, autres considérations de cette nature, disons seulement qu’il devient évident, même à une première lecture de la revue, que le Cercle d’Études Social-Chrétiennes est marqué avant tout par une identité manquée. La réflexion qu’il mène reste plutôt dans un état hybride où l’abondance des questions s’accompagne d’une pauvreté extrême des réponses.

 

 

v

 

Deux constats serait appelés à justifier, aux yeux de Solidaritatea, le besoin d’une réflexion social-chrétienne dans le contexte de la Roumanie à peine sortie de la Première Guère mondiale. Il s’agirait, d’une part, de l’observation selon laquelle le pays traverse une époque de démocratie radicale, rendue visible sur le plan politique par le vote universel et, dans l’espace socio-économique, par la réforme foncière : «une époque où la terre et le vote sont à la portée de tous» [2] . Autrement dit, si, après la Guerre, «le problème politique est résolu par l’institution du vote universel, et le problème économique par le passage de la terre entre les mains des citoyen» [3] , il reste à examiner la manière où un changement politique d’une ampleur pareille influe sur la dynamique sociale.

Ce que l’institution de la démocratie se fesait accompagner d’un «désordre moral sans précédent» [4] . Ce désordre pourrait être lu dans le grand nombre d’injustices sociales qui tourmenteraient à l’époque la société roumaine. Naturellement, ces injustices appellent des solutions, et c’est justement la validité de ces solutions qu’entend soumettre à l’épreuve le groupe de Solidaritatea, en affirmant que la recherche du neuf - pour être vraiment bénéfique à la société roumaine - doit obligatoirement tenir compte de ce qui est «fondamentalement juste dans notre organisation sociale» et «des principes de conservation nationale» [5] .

Une fois ces repères établis, le cercle de Solidaritatea s’attelle à une tâche respectable, à savoir celle d’enseigner la démocratie parce que, bien que formellement instituée, elle fait preuve de trop de nouveauté dans le contexte roumain pour pouvoir être déjà capable d’engendrer des résultats positifs. Ce ne serait donc qu’à travers ce travail d’instruction et d’éducation que la démocratie roumaine pourrait prétendre fournir les prémisses nécessaires à un développement durable et bénéfique à la société.

Pour synthétiser brièvement les idées véhiculées dans la plupart des articles de la revue, cette instruction - visant «l’entrée effective» de la Roumanie dans la modernité -, est tenue se produire dans l’esprit du christianisme, plus précisément de l’orthodoxie, au bénéfice et par la mise en valeur de la nation roumaine. Démocratie et nation résument les idées fondamentales de la conception moderne de l’organisation sociale, qui doivent présider à tout essai de réforme sociale. La démocratie fournit la règle politique de la nation et la nation donne corps à la démocratie puisque «la démocratie véritable doit être nationale, libérale et chrétienne, surtout chrétienne» [6] .

Démocratie, christianisme et nation deviennent donc les piliers autour desquels la réflexion social-chrétienne de Solidaritatea est censée s’organiser. Les trois notions sont complémentaires parce que, d’une part, le christianisme est assimilé essentiellement à l’orthodoxie, propre à l’espace roumain et, d’autre part, «l’esprit chrétien est appelé non seulement à donner la solution à un problème social, mais aussi, et surtout, à contribuer à la consolidation de la nation» [7] .

 


 



[1] Parmi les membres de Solidaritatea, dont les noms ne se retrouvent toutefois pas entre les pages de la revue, on cite: Prof. V. Pârvan, Prof. Dr. C. Anghelescu, Prof. G. G. Antonescu, Prof. Bogdan Duică, Prof. V. Ghidionescu, Prof. N. Cotlarciuc ...

[2] Solidaritatea, Bucarest, I, no. 1, 1920, p. 2.

[3] Şerban Ionescu, «Cuvinte către muncitori», Solidaritatea, III, no. 1-3, 1922, p. 36.

[4] «După un an», Solidaritatea, II, no. 1-3, 1921, p. 3.

[5] «Primul nostru cuv â nt», Solidaritatea, I, no. 1, 1920, p. 1.

[6] Ibidem, p. 3. On ne trouve pas une explication du sens précis attribué au terme libérale employé pour définir la «démocratie véritable», et cela d’autant plus que les membres du cercle, à quelques exceptions près, ne témoignent pas d’une sensibilité libérale manifeste. On pourrait toutefois penser qu’il s’agirait principalement de l’institution d’un régime de libertés, défini essentiellement par la liberté de pensée.

[7] V.G. Ispir, «O chemare», Solidaritatea, IV, no. 4-6, 1923


 

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Last update: January 2003
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