![]() |
<<Page précédente | Sur l'auteur |
Un regard d’ensemble
sur le tableau statistique de la Roumanie à la fin du XIXe
siècle et dans la première partie du XXe est mesure de
mettre en exergue les obstacles majeurs dont une telle entreprise
se heurtait : la Roumanie est, à l’époque, un pays dont la
population est dans son immense majorité rurale, tant du point de
vue démographique, que sous rapport économique, un pays marqué par
une distribution disproportionnée de la propriété, enfin, un pays
dont le degré d’alphabétisation est extrêmement réduit
[1]
. Autrement dit, il s’agit, apparemment, d’un
pays peu enclin à résonner à un discours construit autour des principaux
arguments socialistes, qu’ils soient favorables ou non au régime
de la démocratie représentative.
Le dynamisme
politique occidental de la fin du XIXe siècle et du début
du XXe, mis en rapport avec les enjeux sociaux et économiques
de l’époque, s’organisait autour de ce que la civilisation occidentale
connaissait sous le nom de question
sociale, un terrain privilégié de dispute et d’affrontement
pour les doctrines politiques de droite et de gauche, pour les socialismes
et les libéralismes, mais un aussi un terroir de la naissance des
constructions doctrinaires d’inspiration chrétienne sur la société
[2]
.
Bien évidemment,
le débat politique roumain identifie, à son tour, sa propre
pierre de touche : la question paysanne, censée résumer la dispute sur les coordonnées de
la propriété agraire et de sa distribution socio-économique. La
question paysanne, considérée en tant qu’objet
d’une analyse à vocation éthique sur la politique de
la Roumanie moderne, dévoile ses ressources explicatives dans la
mesure où elle contraint le débat politique à s’organiser
autour du problème de la justice. Pourquoi ? Parce que,
au-delà de toute controverse de nature économique, elle met
sur le tapis la nature et la distribution de la propriété comme
fondement de toute considération sur le caractère juste ou
injuste de l’aménagement de la société. Si, selon une solide
tradition de philosophie politique, la propriété est censée fournir
le critère du débat sur la justice
[3]
, prise dans sa dimension commutative, et si,
«d’ordinaire, il n’y a pas de meilleur signe d’une
distribution égale de quoi que ce soit, que le fait que chacun soit
satisfait de sa part»
[4]
, alors la question
paysanne, dans la mesure où elle circonscrit les mécontentements,
les troubles et les controverses d’une entière société
durant un intervalle de temps qui n’est nullement pas négligeable,
est à même de fournir un support argumentatif solide
pour une analyse du sens, de la fonction et des difficultés que
suscite l’identification d’un bien
commun de la société roumaine au début de ce siècle.
Néanmoins, la
question sociale occidentale et la question paysanne roumaine, bien
que comparables – toute proportion gardée – du point de vue de leur
capacité d’organiser les débats politiques respectifs, ne
sauraient être situées dans le même registre. Autrement dit,
si la première s’avère à même de donner
feu vert et de justifier la virulence du discours européen d’inspiration
social-démocrate, la seconde ne fait que mettre en grave difficulté
une argumentation similaire. Plus précisément, si les socialismes
et les social-démocraties européennes se hâtent à dénoncer
le capitalisme militariste et exploiteur du carrefour des deux siècles
et de faire appel aux masses prolétaires censées accomplir un sens
de l’histoire, la situation politique, sociale et économique
de la population rurale roumaine se montre incapable de s’adapter
à de pareilles exigences discursives.
Dans un tel contexte
et à l’encontre de la rhétorique rationaliste et de
l’optimisme modernisateur, l’investigation sociologique
se proclame la plus en droit d’identifier la clé de lecture
du progrès social et, conséquemment, de l’accomplissement
collectif, du bien commun. Si la société roumaine est avant tout – du moins en termes
quantitatifs – une société essentiellement rurale et agraire, avec
tout ce que cela implique sur le plan social, culturel et, immanquablement,
politique, et si le développement ne peut être conçu que sous la
forme d’un développement endogène
et nullement comme un produit d’un world
system au sens défini par Immanuel Wallerstein
[5]
, alors ce bien commun ne peut être identifié
et approché qu’en fonction d’une dimension fondamentale
de la société, comme un bien commun d’une société essentiellement rurale et agraire.
Ce serait par conséquent la masse rurale, celle qui comprend la
majorité et non la masse prolétaire qui donnerait le ton au développement
de la société et serait, de même, son principal bénéficiaire.
D’autre part,
si l’espace rural constitue l’abri le plus sûr de la tradition,
le progrès, quel que soit son sens, ne saurait revêtir automatiquement
l’habit de la raison ou de l’histoire. La dynamique politique, sociale,
économique et culturelle de cet espace représente, sans doute, l’enjeu
principal de l’affrontement entre tradition et modernité, entre
continuité et transformation. Comment formuler alors la question
du progrès dans le respect de la tradition ou en quelle mesure le
respect de la tradition peut fournir la clé du progrès ?
Considérée sous
les espèces du progrès social et du bien commun, la
question paysanne est
capable de mettre en dilemme la pensée politique roumaine. A une
société qui n’affronte la modernité politique que vers la
fin du XIXe siècle, la question paysanne peut-elle
offrir –du moins partiellement – le prétexte le plus opportun
pour l’élaboration d’un projet politique muni d’une
capacité de mobilisation ? Voilà une question à
laquelle le poporanisme, par son doctrinaire Constantin Stere, s’efforce
d’apporter une réponse dont la nature est à soumettre
à l’analyse
[6]
.
L’œuvre
politique principale de Constantin Stere, où il entend exposer
son projet politique, tout comme ses justifications et ses intentions,
est, sans doute, Social-democratism
sau poporanism, une étude publiée en feuilleton dans la revue
Viaţa românească entre 1907 et
1908 et réunie extrêmement tard en volume
[7]
. Bien sûr, à ceux-ci s’ajoutent
d’autres textes à caractère politique parus
dans les journaux de l’époque ou incorporés en volume par
leur auteur même, à l’exemple de Documentări
şi lămuriri politice, paru en 1930.
Social-democratism
sau poporanism est un ouvrage polémique et il prend en charge ce
caractère. La série d’articles est ordonnée au prétexte explicite
de démontrer l’impossibilité logique et politique d’une social-démocratie
forte et utile dans la société roumaine du début du siècle et, implicitement,
le caractère artificiel et stérile d’une telle entreprise politique.
Ştiu
că social-democratismul român nu e decât un palid reflex al
uriaşei mişcări din Apus, că adepţii lui
sunt mai ales nişte tineri entuziaşti, care, fermecaţi
de rezultatele obţinute şi de perspectivele deschise acolo, caută să contrafacă, la noi, prin încercări
naive şi condamnate la sterilitate, organizaţiunile social-democrate
din Europa... [Social-democraţia în România nu este decât]
o nouă risipă de entuziasm într-o direcţie greşită.
(...) Voiu încerca (...), afirmând punctul de vedere al Vieţii Româneşti, pe care l-am
numit poporanist, să cercetez obiectiv, sine ira et studio,
întrucât se poate justifica, din punctul de vedere al împrejurărilor
concrete ale vieţii noastre sociale şi chiar
în lumina concepţiunii socialiste, organizaţiunea
şi activitatea unui partid social-democratic în România
[8]
.
Le conflit intellectuel
(et politique) avec les socialistes roumains est, dès lors, ouvert
[9]
, et Stere n’hésite pas à user, de manière systématique,
les arguments les plus consacrés de la doctrine marxiste et de ses
développements ultérieurs – en témoignant d’une bonne connaissance
de cette tradition intellectuelle – afin de soutenir sa thèse. Autrement
dit, à l’avis de Stere, c’est même la «conception socialiste» qui
rend invalide la possibilité réelle et l’utilité sociale d’une démarche
politique socialiste dans les conditions de la société roumaine
de l’époque. De façon sous-jacente, il convient de dire que, dans
le plaidoyer poporaniste, l’ironie ne fait pas défaut.
D’une certaine manière, il élimine tout doute possible sur l’intransigeance
de sa position au moment où il qualifie ses adversaires intellectuels
et politiques :
Deşi
expresiunea aceasta [social-democraţie] nu se întrebuinţa
pe atunci [în momentul elaborării doctrinei socialiste], o
prefer pentru a desemna direcţia dogmatică a «socialismului
ştiinţific» numită mult mai ironic «ortodoxă»
[10]
.
C’est à l’encontre
du manque de flexibilité de cette social-démocratie qui refuse d’assigner
à la paysannerie le statut d’agent social du développement que Stere
construit son discours. Dans le contexte roumain, la doctrine social-démocrate
transposée et suivie fidèlement ne serait, en dernière analyse,
qu’une autre forme dépourvue
de contenu.
Or,
dans la perspective poporaniste, ce n’est pas là le chemin
à suivre afin de réaliser un progrès durable. Son problème le plus
ardent est, aux yeux de Stere, un problème politique : celui
de la modernisation politique, de la gestion démocratique et de
l’éducation démocratique de la société roumaine :
Problema
a cărei rezolvare în primul rând se impune generaţiei
noastre, se poate rezuma în puţine cuvinte : Opera
generaţiunii de la 1848 a rămas nedesăvârşită.
Introducerii formelor de stat modern n-a urmat democratizarea tuturor
instituţiunilor vieţii publice, înrădăcinarea
democratismului în viaţa poporului însuşi, în legislaţie,
în funcţionarea întregului aparat administrativ şi politic:
cu alte cuvinte: masele populare au rămas aproape cu desăvârşire
străine vieţii politice ; - nu numai că suntem
încă departe de guvernarea poporului prin sine însuşi,
dar toate «libertăţile înscrise pe faţada edificiului
nostru constituţional n-au pătruns încă nici
în realitatea vieţii, în adâncimile ei, nici
măcar în conştiinţa poporului»
[11]
.
Autrement dit,
la démarche politique que recommande Stere prend contour, au fur
et à mesure que la critique qu’il adresse a la social-démocratie
roumaine se développe, dans un sens complètement opposé au sens
qu’il décèle dans l’entreprise socialiste. Si
c’est le fond social d’une société et non pas la fidélité
doctrinaire qui doit être appréhendé et soumis à l’analyse
en premier lieu et si toute pensée démocratique se voit contrainte
de prendre en compte ceux qui donnent substance au corps politique,
alors le problème de la démocratisation et de la modernisation de
la Roumanie devient, essentiellement une question
paysanne.
[1]
Voir aussi, pour un commentaire plus
détaillé, Henry L. Roberts, Rumania. Political Problems of an Agrarian State, New Haven, 1951.
[2]
L’argumentation de l’entière production
pontificale contenue dans les encycliques émise depuis 1891, l’année
de la publication de Rerum Novarum de Léon XIII, est construite
partant de la signification de la question sociale. C’est la polémique
lancée par ce point de dispute politique qu’a permis au magistère
d’élaborer une doctrine à vocation politique et de contrecarrer
à la fois les accusations portant sur l’immixtion dans les questions
d’ordre temporel de la gestion desquelles il avait été généralement
exclu.
[3]
Voir le commentaire sur la relation
entre propriété et justice chez John Locke in Pierre Manent, Histoire
intellectuelle du libéralisme, pp. 104-105.
[4]
Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique
et civile, trad. François Tricaud, Paris, 1971, I,
13, p. 122.
[5]
Immanuel Wallerstein, The
Modern World-System. Capitalist Agriculture and the Origins of
the European Worl-Economy in the Sixteenth Century, New York,
San Francisco, London, 1974, pp. 347-357.
[6]
Stere n’est sûrement ni
le premier, ni le seul à se poser une telle question. Par
contre, il semble s’inscrire, au-delà des traits
qui lui sont propres, dans une direction de pensée fortement représentée
dans la culture et la pensée politique roumaine, du «junimism»
au «gândirism». Voir à cet égard Z. Ornea,
ţărănismul.
Studiu sociologic, Bucarest, 1969. La cohérence de l’argumentation
politique dans le cas de Stere, tout comme la possibilité de situer
sa pensée dans un contexte propre à l’Est de l’Europe
justifient le choix.
[7]
Constantin Stere, Social-democratism sau poporanism, edition
soignée par Mihai Ungheanu, Galaţi, 1996.
[8]
Ibidem,
pp. 3-4.
[9]
Il s’agit d’un conflit dont
les suites ne se laisseront pas attendues. L’ouvrage de
Dobrogeanu Gherea, Neoiobăgia,
paru en 1910, donne la réplique à l’attaque poporaniste,
Mihai Ungheanu, «C. Stere – o valoare reprimat»
in Constantin Stere, Social-democratism sau poporanism, p. V.
[10]
C. Stere, Social-democratism sau poporanism, p. 6,
n. 1.
[11]
Ibidem,
p. 185.
<<Page précédente | Sur l'auteur |
©
University of Bucharest 2002. All rights reserved. No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the University of Bucharest, except for short quotations with the indication of the website address and the web page. Comments to:Alexandra Ionescu Last update: January 2003 Text editor&Web design: Raluca OVAC |