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La défaillance du politique
Bien que la société roumaine des années ’90 ne semble pas trop hésiter à inscrire la politique dans le registre du dérisoire, des controverses inutiles, voire dans celui de la compromission morale, toutefois, elle concède apparemment au politique une vocation constitutive fondamentale.
La pensée politique moderne assigne au politique, entendu comme «unique justification raisonnable de l’existence d’une communauté ordonnée au même but»[1], une fonction d’agrégation, d’intégration et de mobilisation[2]. Autrement dit, le politique se manifeste et est à identifier dans une société donnée dans la mesure où il traduit et concentre deux formes essentielles de l’existence et de l’association humaine : être ensemble et agir ensemble[3]. D’autre part, la politique – la politique démocratique – conçue en tant qu’affrontement et coopération entre individus et groupes, porteurs de projets et de programmes alternatifs, ne gagnerait vraiment de sens que dans la mesure où elle serait comprise comme activité capable de transposer concrètement une certaine façon d’être de la communauté en son ensemble, réunie dans un même agora et mise sous le signe de l’égalité et de la participation.
Aussi, l’institution d’un ordre politique démocratique ne saurait être réduite à une simple opération de négociation et de production juridique réservée exclusivement aux élites du moment. Qui plus est, cette même institution suppose l’élaboration d’un «contrat» auquel toute la société est censée participer, un «contrat» fondé sur un accord du corps social entier quant à quelques principes et valeurs communes et, avant tout, sur la figuration d’une certaine manière d’être ensemble. En dernière analyse, «l’institution d’un ordre politique implique dans tous les cas que les individus puissent donner sens au nous»[4].
D’autre part, l’acte de l’institution ne peut s’épuiser dans l’élaboration et le consentement – soit-il par référendum – à un texte constitutionnel. Ce dernier ne serait que l’expression formelle de la volonté de vivre ensemble et de partager le même espace social. Pourtant, la même volonté ne pourrait pas être formulée qu’au moyen d’un ensemble de règles et d’institutions. Il est vrai que, outre qu’elle est un texte juridique, toute constitution peut être lue dans une perspective philosophique pour y déceler le projet qui sous-tend la vie commune du corps politique qui l’a produite[5]. Toutefois, l’édification d’un ordre politique ne peut être comprise comme action de construction programmée et achevée selon un calendrier précis. C’est dire que, finalement, la pratique décentralisée l’emporte sur l’imagination juridico-philosophique fondatrice. Autrement dit, «tout comme les sociétés, les régimes politiques sont rarement ’construites’. Il y a, sans doute, des choix d’ordre institutionnel, des élaborations doctrinaires, des formes d’association et de dissociation, comme il y a tout un appareil de production des règles de droit, imprégnés d’une intentionnalité plus ou moins claire. Toutefois, quelque intense et systématique serait l’effort de juridiser la vie politique, celle-ci se définit avant tout à travers les pratiques et les stratégies individuelles ou collectives qui la transforment en lien fondamental et inéluctable»[6].
Si l’ordre politique est fondée premièrement par une figuration de l’être-ensemble, le politique, dans un système démocratique, représente «le lieu dans lequel la société réfléchit ses propres divisions comme dans un miroir pour les travailler dans leur pleine visibilité»[7]. Dans ce cas, la démocratie représentative suppose justement un effort constant de mise en forme politique du social. Par conséquent, la vie politique réside dans un surplus continu de visibilité et dans une permanente exorcisation des conflits qui traversent le corps social, sans qu’elle soit pour autant réduite à l’accomplissement de cette tâche. Et cela parce que la fonction intégrative du politique implique, au-delà de la solution où, selon le cas, de la suspension temporaire des conflits et des divisions, le développement des solidarités sociales[8].
En effet, la configuration de la dynamique politique démocratique choisie s’avère souvent à même de rendre compte de la nature et de la force du lien social. La science politique distingue, partant de l’analyse du rapport entre le politique et le social, entre deux principaux modèles empiriques, ayant aussi une vocation normative, censés décrire l’aménagement de la vie politique démocratique : il s’agit du modèle politique de l’alternance[9] et du modèle de la démocratie consociative[10]. Dans les deux cas, le politique garde sa fonction intégrative. Ce qui diffère radicalement, ce sont les pratiques politiques que l’accomplissement permanent de cette fonction engendre.
Dès lors, des sociétés ayant fait l’expérience d’un long exercice de la démocratie, ancrée déjà dans les coutumes et les moeurs politiques, des sociétés où la cohésion et l’homogénéité sociale paraît ne pas être problématique – à l’exemple de la Grande Bretagne ou de la France[11] – peuvent bien se permettre le choix du modèle politique de l’alternance, un modèle conflictuel par excellence, fondé sur l’exclusion cyclique et temporaire des adversaires politiques et, à la fois, sur une confiance réciproque et sur la participation à une culture politique commune. Par contre, les sociétés traversées par des clivages recoupés, par des divisions et conflits encore fortes, les sociétés où les tendances des différentes groupes culturelles et sociologiques sont plutôt centrifuges, où le lien social même est parfois mis en question – comme la Belgique, la Suisse, voire l’Autriche ou les Pays Bas – semblent pencher vers le modèle consociatif, un modèle fondé sur le consensus dont le principal objectif est d’éviter l’exclusion.
Si, dans le premier cas, l’attitude politique la plus fréquente et la plus prévisible est l’attitude critique, voire agressive envers les autres acteurs politiques, le second cas se définit fondamentalement par la participation et la coopération – sans que ces pratiques impliquent nécessairement la disparition de la compétition et des frictions entre les divers acteurs.
En effet, une telle classification – reprise ici d’une manière peut-être plus concise et qui implique en vérité toute une série de nuances et réserves – devient révélatrice regardée dans la perspective de l’articulation entre politique et social. Dans cette logique, une société ne saurait faire le choix de l’alternance que dans la mesure ou le corps social s’avère suffisamment cohérent et intégré pour pouvoir supporter, sans courir le risque de la désintégration, le conflit ouvert entre les acteurs politiques significatifs. Autrement dit, la société serait suffisamment consolidée pour regarder et affronter le spectacle de ses propres divisions dans l’ordre de la vie politique.
Au contraire, dans le cas d’une société à cohésion faible, l’exclusion –soit-elle temporaire – qu’implique l’alternance devient inacceptable et la fonction agrégative du politique manifeste. La dynamique politique semble dans ce cas chargée de la tâche d’apaiser où d’annihiler par la participation et par la coopération les conflits et les tendances centrifuges visibles au niveau de la société. Dès lors, le politique se voit pourvu d’une fonction constitutive fondamentale puisqu’il est censée tenir ensemble le corps social et manifester son unité en dépit des divisions qui le transpercent. Pour une telle société, la solidarité se voit exprimée avant tout dans un langage politique.
La démocratie moderne entend joindre directement le politique et le social par le truchement de la fonction et des techniques de la représentation politique. Deux seraient les sens que l’on attribue en règle générale à la représentation politique : la production des identités et la légitimation d’un pouvoir[12]. Plus explicitement, la représentation démocratique aurait, d’une part, un rôle de figuration dans la mesure où, offrant à tous les groupes la possibilité de faire entendre leur voix, elle est censée permettre l’expression de la diversité sociale (représentation-figuration). D’autre part, la représentation politique – dans ce cas, substitut d’une démocratie directe vue comme impraticable – visant la distribution démocratique des offices, constitue l’artifice au moyen duquel une société de grandes dimensions peut prétendre qu’elle décide et agit comme un corps politique unitaire dont tous les membres se trouvent directement où indirectement engagés dans les mécanismes de décision collective (représentation-mandat). On pourrait bien répliquer que les deux fonctions de la représentations ne sont pas toujours évidentes dans une société quelconque. Ainsi, un système politique où le choix des gouvernants a lieu conformément au principe majoritaire privilégierait la représentation-mandat au détriment de la figuration, tandis qu’un système fondé sur la représentation proportionnelle avantagerait dans la logique de la représentation la tâche de photographier la société dans sa diversité[13]. Toutefois, indépendamment des choix techniques, les deux sens de la représentation subsistent, en proportions différentes, en tout système politique démocratique.
D’autre part, il est aussi vrai que la sélection d’un certain mécanisme de mise en ¶uvre du principe représentatif n’est pas un simple choix technique. En dernière instance, derrière les procédures électorales et les techniques de représentation on peut déceler la manière ou les manières dans lesquelles la société en cause est déchiffrée avant d’être représentée, les façons où le corps politique entend se lire et se représenter lui-même. «La représentation politique participe d’une entreprise de déchiffrement. Elle doit contribuer à rendre lisible une société que n’organise plus a priori aucun principe d’ordre. Représenter et comprendre s’inscrivent pour cette raison dans une même visée de réduction de l’opacité sociale»[14]. Dès lors, le rapport entre le politique et le social suppose en effet tant un certain type de lecture du lien social, qu’un certain mode de gestion politique du social.
Aussi, le moment du vote - même si celui-ci n’est pas par lui seul révélateur pour la nature d’un régime politique, surtout pour un régime politique démocratique[15] - est-il sans doute extrêmement important dans le fonctionnement d’un tel système. On pourrait dire qu’il représente une sorte de face-à-face entre le social et le politique dans la vie d’une société. A travers l’acte du vote, une société répond a une question. En revanche, la réponse dépend largement de la manière dans laquelle la question a été posée[16]. Par conséquent, il n’y a rien de surprenant à ce que le scrutin majoritaire corresponde, en règle générale, aux systèmes d’alternance politique, tandis que la représentation proportionnelle renvoie aux systèmes de coopération partisane au sein des coalitions gouvernementales[17]. Et ce parce que, pendant que le principe majoritaire se fonde sur la reconnaissance des divisions et des conflits qui ne sont pas encore surmontés, formulant la question dans les termes d’une alternative dont la réponse ne peut être qu’un choix relativement clair, la représentation proportionnelle paraît se proposer d’établir les prémisses de la coopération, interrogeant le corps politique pour rendre compte du rapport de forces entre les acteurs et les tendances politiques qui animent la société à un moment donné[18].
Toutes ces précisions ont été nécessaires pour mettre en exergue un certain paradoxe[19] du système politique institué au début des années ’90 en Roumanie. Par le choix du scrutin proportionnel comme technique de mise en ¶uvre de la représentation politique, la classe politique constituée après décembre 1989 paraissait manifester sa préférence, implicite et explicite – optant pour ce type de scrutin justement à cause de ses effets et de sa finalité – pour un modèle politique de type consociatif et pour une expression fondamentalement politique de la solidarité nationale. Pourtant, la représentation proportionnelle reste le seul trait réel de consociativité dans la politique roumaine, les autres caractéristiques qui la définissent (le gouvernement de «grande coalition» réunissant les leaders politiques des formations représentant tous les segments significatifs de la société ; le veto réciproque ou la règle de la «majorité concurrente» qui sert de protection additionnelle pour les intérêts vitaux de la minorité ; un degré d’autonomie élevé pour chaque segment dans la gestion de ses propres affaires) demeurant pratiquement inexistantes.
Qui plus est, la pratique politique des années ’90 témoigne d’une préférence claire pour le modèle de l’alternance. Dans la Roumanie post-communiste les acteurs politiques tendent à se traiter réciproquement comme adversaires irréconciliables que comme partenaires de discussion[20]. La vie politique roumaine démontre que le choix de la proportionnalité n’a pas été et n’est pas le signe d’un choix catégorique pour une conception politique de la solidarité nationale, mais seulement un moyen d’assurer la reproduction et la stabilité d’une classe politique constitué dans l’absence d’une véritable élite politique. Dans ce cas, «l’emploi opportuniste du système électoral à l’encontre de son effet de consensus et de continuité que celui-ci présuppose peut être interprétée comme le signe d’un clair déficit de démocratie»[21].
Paradoxal reste le fait que, en dépit de la rhétorique de la classe politique célébrant l’alternance, la société roumaine paraît refuser systématiquement de produire des majorités fortes et cohérentes. En effet, les élections organisées depuis 1992 en Roumanie ont amené au pouvoir des partis et des coalitions ayant un appui électoral très fragile et une majorité parlementaire produite exclusivement par la représentation proportionnelle. A son tour, la société entend peut-être user du scrutin proportionnel pour manifester une préférence pour le modèle politique consensuel. Une préférence qui reste largement ignorée.
Comment peut-on interpréter ce décalage surprenant entre la pratique politique et les tendances de la société, caractéristique pour le système post-communiste roumain ? La lecture que nous proposons est celle d’une défaillance du politique dans la société roumaine. Ayant formellement assignée une fonction d’intégration, d’affirmation irréfutable de la solidarité nationale, il perd complètement son sens au moment où le régime politique – défini non pas tant par les institutions, mais par les pratiques et les attitudes adoptées par ceux qui l’habitent – témoigne d’un désintérêt fondamental à l’égard de sa propre société. La défaillance du politique traduit le refus de la classe politique de considérer et de penser le lien social, de prendre en compte la société qu’il est censée gouverner. La célébration de l’alternance devient ainsi une autre manière de dire que, en Roumanie, la cohésion sociale n’est pas problématique. Sa simple affirmation semble suffisante. La solidarité nationale paraît être un donné qui, préexistant à l’effort intégratif du politique, ne peut nullement être mise en question. Or, le modèle consensuel de la démocratie consociative part justement de la prémisse selon laquelle la solidarité qui tient ensemble une société n’est pas donnée, mais fait le sujet d’un débat permanent et d’un effort continu de construction politique.
Analysés sous le rapport de la manière de comprendre la démocratie, le politique et le social se trouvent, dans la Roumanie des années ’90, dans un perpétuel contresens. Ignorée, la société n’arrive nullement pas à se réfléchir et se retrouver dans l’espace politique. Peut-être que, justement de ce fait, le sens qu’elle entend attribuer au politique est plutôt négatif. Dépourvu de sa fonction constitutive, le politique s’évanouit derrière une vie politique considérée en bonne mesure comme dérisoire et inutile, sinon dangereuse pour la stabilité sociale.
Nous sommes alors en droit de nous demander sur le sens de la démocratie dans la société roumaine. Parce que, si «en son principe, la démocratie est bien liée à la tentative de penser et d’organiser la société dans la saisie d’une pluralité compréhensive, productrice d’identités»[22], alors, en refusant de comprendre la propre société, la démocratie roumaine ressemble plutôt à un essai manqué.
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Ce que nous avons appelé le défaillance du politique, comprise comme désarticulation manifeste entre le politique et le social, pourrait garder le titre de conclusion provisoire. Pourtant, la vie politique roumaine après 1989 fournit d’autres arguments à son soutien. Résumés, ceux-ci serait principalement trois : la compréhension procédurale de la démocratie ; la rhétorique nationaliste ; la révolution et le contrat social. Tous trois agissent en mécanismes censés éliminer la responsabilité, construits d’une façon plus ou moins consciente et visant la même cible, à savoir le refus de penser politiquement le lien social.
Le dilemme des deux définitions de la démocratie
Toute discussion sur la démocratie revoie, au-delà de l’examen des mécanismes, des règles et des institutions qui décrivent d’une manière plus où moins exacte tout régime politique, aux diverses théories de la démocratie, aux débats qui remettent sur le tapis la question de la nature, des fondements et des finalités du politique, le problème de la légalité, de l’autorité, de la liberté et de la justice tout comme la dispute sur le sens de l’égalité[23].
Deux conceptions, contradictoires en leur essence, organisent d’habitude le discours actuel sur la démocratie : celle-ci est-elle un simple ensemble de règles et procédures censées assurer le gouvernement de la cité en excluant la violence et en s’appuyant sur l’accord de la majorité ou, davantage, serait-il question d’un régime politique qui implique, avant tout, un certain état d’une société donnée ? Relevant dans le contexte de cette étude est le fait que le choix pour l’une ou l’autre des deux approches est dépourvu d’innocence, et l’enjeu réside justement dans le refus ou l’acceptation de la problématique du lien social.
La science politique, surtout dans ses développements américains, semble privilégier couramment l’approche procédurale de la démocratie. Bien évidemment, la description de la démocratie en termes de procédure n’est pas de l’apanage exclusif du présent. Par contre, elle renvoie à un passé assez proche, répondant – à une époque de la «confusion démocratique»[24] - à un besoin de délimitation claire des régimes proprement démocratiques et de ceux qui s’appropriaient des qualificatifs similaires. En effet, il paraît que, à chaque époque, la démocratie se définit le mieux par les attaques qu’elle subit[25]. Aussi, c’est parce que le mal principal que le XXe siècle a connu en Europe, où la démocratie moderne a pris naissance, a-t-il été incarné par le totalitarisme, la démocratie s’est repliée sur une conception modeste, comprenant la somme des garanties instituées à l’encontre de tout pouvoir qui pourrait s’exercer contre la volonté de la majorité[26]. Durant plusieurs décennies, le danger totalitaire a contraint à une compréhension limité de la démocratie en tant que mécanisme de désignation et de révocation pacifique des gouvernants[27].
Pourtant, d’une manière assez surprenante, l’effondrement des régimes communistes en Europe de l’Est, et, implicitement, la sortie du totalitarisme de l’horizon immédiat des «ennemis» de la démocratie, semble nourrir à son tour le succès de la l’approche procédurale. Partant de la prémisse selon laquelle ce qui rend instable un régime politique et surtout une démocratie c’est notamment la disproportion brutale entre l’explosion des attentes et des espoirs et la capacité du système de les satisfaire réellement[28], le raisonnement serait, en résumé, le suivant. C’est parce que la démocratie n’est pas seulement un modèle théorique, mais, avant tout, une expérience politique des sociétés définies en même temps et dans leur grande majorité par la prospérité économique, les membres des sociétés postcommunistes ont été tentés, ayant ces exemples devant leurs yeux, à assimiler spontanément la démocratie à la réussite et à la richesse dans l’ordre économique. Or, comme la réalité ne cesse de contredire une telle équivalence, le bien-être général étant loin d’être la conséquence immédiate des essais de démocratisation, les nouvelles démocraties serait en péril de succomber avant même d’être réellement nées sous la déception et la défection de leurs propres citoyens. Aussi, pour que la démocratisation puisse-t-elle avoir des chances de succès, pour que les membres des sociétés postcommunistes ne soient-ils pas trop déçus par ses performances, cette même démocratie devrait être comprise toujours d’une manière restrictive et limitée à une définition modeste[29].
En revanche, un tel raisonnement peut entraîner des effets pervers. On pourrait dire qu’il fait preuve d’une certaine «indulgence» à l’égard des sociétés postcommunistes, nourrie par le désir de pouvoir les classifier sans avoir trop de réserves dans les rangs des «nouvelles démocraties», disciples des démocraties traditionnelles. D’autre part, accepté par ceux auxquels il s’adresse, il semble répondre à un besoin général de donner un sens tant bien que mal précis à la «transition» vue comme parcours rationnel et programmé. Si la démocratisation – entendue d’une manière en quelque sorte passive – se réduit à l’établissement d’un certain nombre de règles et à la garantie minimale d’un certain nombre de libertés, l’institution d’un ordre démocratique peut être limitée à un accord entre les élites, à une entente entre les acteurs politiques d’une société concernant la possibilité de leur coexistence pacifique dans un même espace public.
Or, l’élément essentiel pour la réussite de la «démocratisation» des sociétés postcommunistes réside dans la compréhension du fait que la démocratie n’est pas seulement une question de technique politique, mais, surtout, un problème de société. «Ce qui définit la démocratie ce n’est pas seulement un ensemble de garanties institutionnelles ou le règne de la majorité, mais avant tout le respect de projets individuels et collectifs qui combinent l’affirmation d’une liberté personnelle avec le droit de s’identifie à une collectivité sociale, nationale ou religieuse particulière. La démocratie ne repose pas seulement sur des lois mais surtout sur une culture politique»[30].
La démocratie serait ainsi le régime politique qui permet, soutient et encourage l’apparition et le développement des réseaux aussi denses que possible de solidarités, réseaux qui se recoupent, se superposent, se contredisent parfois, mais qui caractérisent tous une société cohérente, capable de se concevoir comme sujet de la politique, une société à même de revendiquer sa justice, donc une société politique. Dans une telle perspective, la chute des totalitarismes devrait en premier lieu soulever des questions concernant le contenu social et culturel de la démocratie, adressant ainsi l’invitation à une définition extensive de celle-ci, non pas comme simple mécanisme, mais plutôt comme manière de repenser et réarticuler la société. Autrement dit, la question principale à laquelle les sociétés postcommunistes sont censées répondre serait la suivante : «quel contenu positif pouvons nous donner à une idée démocratique qui ne peut pas être réduite à un ensemble de garanties contre le pouvoir autoritaire ?»[31].
Dès lors, l’émergence et le succès dont les théories procédurales de la démocratie jouissent peuvent être interprétés comme un signe de la difficulté de prendre en compte et de mettre en question le contenu positif de la démocratie. En effet, «si les approches procédurales de la démocratie correspondent à un légitime souci de réhabilitation du droit et à une tentative louable de renouveler la théorie, elles conduisent en contrepartie à une renonciation à parler de la société réelle»[32]. Les théories procédurales proposent de vider la démocratie de substance pour l’assimiler à un stricte enchaînement formel de droits et de libertés[33]. En revanche, s’il est vrai que la liberté d’opinion, de réunion, d’association constituent le fondement nécessaire des mécanismes et procédures qui qualifient un régime démocratique, les normes constitutionnelles qui consacrent ces droits ne décrivent pas en fait les règles du jeu démocratique, mais soutiennent ces règles. Elles constituent plutôt les conditions préliminaires qui permettent l’existence de la dynamique démocratique, mais non pas cette dynamique tant que telle[34].
Il est vrai que la préférence pour une compréhension procédurale de la démocratie en Roumanie n’apparaît pas explicitement. Toutefois, on peut la déduire, d’une façon relativement facile, tant des déclarations des politiques, que des commentaires et des attitudes qui organisent l’opinion publique. Peut-être que le moment le plus significatif en ce sens est fourni par les élections générales de novembre 1996. Celles-ci ont été presque unanimement interprétées en tant que preuve irréfutable de la réussite de la démocratie en Roumanie. Il est vrai que, selon la définition popperienne, une telle interprétation s’avère juste. Pourtant, elle ne saurait jouer en source permanente d’optimisme du moment que, même si l’instant des élections est de nature à prouver, à des intervalles réguliers, que le système, dans sa dimension électorale, fonctionne ou non, on pourrait difficilement soutenir qu’il dépasse cette logique institutionnelle partiale de la démocratie. Autrement dit, le fait qu’au moyen des élections de novembre 1996, les rapports de pouvoir entre les forces politiques ont changé et que d’autres acteurs ont gagné le droit de prendre les décisions, n’est pas à même d’offrir des indices supplémentaires sur la signification concrète du gouvernement en Roumanie, sur le sens de l’action politique ou sur la manière de production du lien social. D’une certaine façon, tout comme les droits et les libertés sans lesquels la démocratie ne peut exister, mais qui ne décrivent pas pour autant définitivement son contenu, les élections libres s’inscrivent dans la même catégorie des conditions préliminaires. Elles sont capables d’inclure ou d’exclure certains acteurs de l’espace de la décision, mais elles ne rendent pas compte de la pratique ultérieure de cette même décision.
Bien entendu, quelqu’un pourrait répliquer qu’une telle approche ramène en discussion l’ancienne rivalité entre la démocratie formelle et la démocratie réelle. Sans doute, au-delà de la critique portant sur l’unité de la démocratie et l’invalidité des distinctions idéologiques, l’expérience politique et sociale du XXe siècle élimine automatiquement la possibilité d’une démocratie réelle au sens de la tradition marxiste. Elle n’empêche pas pour autant le discours démocratique d’approcher de manière problématique la société.
D’autre part, la simple définition procédurale de la démocratie s’avère insuffisante dans la mesure où elle ne prend pas en compte les différences, visibles même à un examen superficiel, qui séparent des sociétés considérés en égale mesure démocratiques. Les États Unis et la Grande Bretagne ou les États scandinaves fournissent à coup sûr des exemples concrets de la démocratie. Néanmoins, le même jugement est fait pour le cas indien ou, plus récemment, pour celui sud-africain. A vrai dire, si la démocratie n’est qu’un mécanisme de désignation et de révocation des gouvernants qui exclue l’effusion du sang, les deux catégories peuvent facilement se rencontrer sous le parapluie démocratique. Tant le régime nord-américain que celui indien ou sud-africain sont des régimes où les partis peuvent perdre les élections[35]. Et pourtant, les sociétés gouvernées par ces régimes s’avèrent radicalement différentes. Si, dans le premier cas, la cohésion et la dynamique spontanée de la société ne pose généralement pas problème, dans le second, la démocratie politique se laisse à peine accompagnée par une intégration visible au niveau social.
Bien sûr, la définition procédurale de la démocratie est dépourvue de vocation explicative, fournissant plutôt un repère ou un critère général de délimitation. Définition minimale, elle a au moins la qualité d’établir un certain accord sur l’objet pris en discussion et de découper le terrain de l’analyse d’un concept qui ne revoie pas à une réalité statique. Dès lors, la compréhension de la démocratie en termes de procédure peut servir de point de départ, mais ne peut nullement pas épuiser le débat. Concentrée sut les aspects formels, elle exclurait la question de tout contenu assigné à la démocratie.
Il est vrai, d’autre part, que, une fois le champs de l’analyse découpé, la science politique fait recours aux différenciations et aux typologies qui opposent en règle générale les démocraties consolidées ou traditionnelles aux démocraties récentes ou en cours d’institution[36]. Dans le premier cas, qui couvre l’aire géographique de l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord, la démocratie peut se permettre d’être plus qu’un mécanisme politique, désignant, en égale mesure et selon les choix idéologiques, une manière de vie, un certain arrangement de la société, renvoyant vers la limite positive de la typologie construite. Par contre, dans le second cas, où la démocratie n’est pas encore une routine, les critère au moyen desquelles on considère le système politique paraissent plus indulgentes. La démocratie représente maintenant plutôt un arrangement qu’un état de la société. Elle se vérifie par la liberté des élections, par la concurrence des partis et par un système de gouvernement représentatif. Il serait injuste d’avoir des exigences supplémentaires parce que ce n’est qu’un fonctionnement efficace et durable des mécanismes démocratiques que peut lui permettre de prendre racines dans une société[37].
Convenons donc que, dans une première étape, la société roumaine – partie de la seconde catégorie – pourrait se contenter d’une compréhension technique du régime démocratique. Mais, si la conception de la démocratie comme mécanisme a comme but l’accoutumance à cette règle politique, le raisonnement énoncé ci-dessus ne peut agir qu’au cas où tant la société, que l’élite politique accorde un même sens à la procédure démocratique et manifestent en égale mesure leur préférence nette et irréfutable pour cette formule politique.
Or, d’une part, pour ce qui est du sens de la procédure démocratique, il nous paraît qu’il y ait un certain désaccord entre le choix de l’élite politique pour les pratiques de l’alternance et le penchant tacite et implicite de l’électorat pour la consociativité. D’autre part, l’option catégorique pour la règle politique démocratique semble, elle aussi, problématique. Une lecture rapide des sondages qui mesurent les quotas de confiance et les performances des diverses institutions parmi les citoyens suggèrent plutôt un refus de la démocratie représentative. Effectivement, de telles analyses situent constamment en tête des préférences des institutions comme l’armée, l’Église, la présidence – qui sont par excellence des institutions incarnant l’ordre - et réservent la dernière place au parlement – l’institution la plus en mesure de donner corps aux principes d’un gouvernement démocratique : le débat, la persuasion et le compromis. Cette hiérarchie institutionnelle n’est aucunement favorable à une compréhension de la démocratie roumaine en tant que système politique fondé sur la délibération. Par contre, le choix de l’ordre, de la hiérarchie et de l’autorité dépasse et même efface presque toute importance attribuée au débat, à la confrontation des projets et à la décision collective.
Par conséquent, dans le cas de la démocratie roumaine, la procédure politique n’accomplit pas la fonction d’accoutumer progressivement la société à une certaine règle de la vie politique. Comprise différemment ou même refusée, la règle démocratique paraît complètement vidée de substance. En d’autres mots, soit-elle glorifiée ou soumise à la critique, elle ne devient qu’une autre façon de renoncer à prendre en compte le social.
La rhétorique nationaliste
La lecture des préférences institutionnelles des citoyens roumains n’épuise pas son sens par l’affirmation implicite du refus de la délibération démocratique. En égale mesure, mais dans un autre registre, elle s’avère capable de nous offrir des indices sur la manière de comprendre le lien social et la solidarité nationale dans la Roumanie des années ’90. Autrement dit, la préférence pour l’armée et l’Église au détriment des institutions comme le parlement est en mesure de suggérer un certain caractère superficiel de l’identité collective dans la société roumaine actuelle. En effet, regardées sous cet angle, l’armée – symbole institutionnel du refus de l’autre, et l’Église – symbole d’un destin collectif transposé dans le transcendent, paraissent être les seules institutions capables de matérialiser la solidarité nationale.
Or, ce qui peut jouer en indice significatif du point de vue de la possibilité de la démocratie entendue comme manière d’être ensemble des Roumains, c’est justement le fait que la solidarité nationale, reflétée et incarnée dans des institutions en quelque sorte intangibles et opaques, représente plutôt une affirmation et non pas un problème potentiel, un donné et non pas une tâche à accomplir. Qui plus est, une telle solidarité peut être dite, mais non pas vécue dans le présent, peut être énoncée, mais non pas traduite en attitudes et comportements sociaux positifs.
Un contre-exemple serait probablement en mesure de rendre plus claire une telle interprétation : ce qui a tenu la société canadienne ensemble et a pourvu de consistance la cohésion nationale dans les époques où l’architecture fédérale s’est avérée fragile du point de vue politique – e.g. au moment de la campagne et ensuite du référendum pour la souveraineté du Québec – a été justement la solidarité nationale exprimée concrètement dans le système national d’assistance et de sécurité sociale. Autrement dit, dans l’exemple canadien, «le lien vécu de l’implication et de la solidarité sociales avait été plus fort que le sentiment politique et culturel de la séparation»[38]. Juxtaposés, l’exemple roumain et celui canadien décrivent deux versions antithétiques de la solidarité : d’une part, une solidarité formelle, déclarative et exclusive, et de l’autre, une solidarité concrète, entendue comme participation et intégration, aussi comme obligation réciproque.
Cependant, une pareille variante, concrète, de la solidarité n’est possible que dans une société qui se montre à même de reconnaître et de travailler sa propre cohésion, une cohésion qui ne s’épuise pas dans la simple identification – exclusive et violente – à des symboles empruntés à une mythologie nationale. Autrement dit, dans une société dont l’identité collective descend en profondeur et qui ne craint pas à donner un sens social au sentiment national. Or, «lorsque le sentiment national dérive surtout de l’appropriation individuelle de symboles valorisants (sur le modèle de l’identification à des sportifs ou à des vedettes par exemples) ou lorsqu’il procède d’une simple opposition à des tiers, il ne permet pas de fonder des obligations réciproques. La nation n’est alors comprise que sur le modèle d’un bloc idéalisé, présupposé unifié et homogène. Elle n’est pas appréhendée comme un espace de redistribution à faire vivre. On la comprend comme un donné alors qu’elle est à construire (…) on valorise l’unité du peuple en exaltant le rejet de l’étranger pour éviter de penser dans les termes de la dette sociale intérieure»[39].
La logique de la fuite de responsabilité semble donc agir de façon exemplaire dans le discours de type nationaliste. Et ce parce que «la nation est le seul projet collectif qui n’exige pas, à l’époque moderne, un rapport personnel aux valeurs. Celles-ci sont tout faites, ont une capacité de circulation garantie, personne ne doit être persuadé sur leur validité particulière. Qui plus est et au-delà de la sécurité fournie par le sentiment d’appartenance, le nationalisme offre une identité individuelle dont la source se trouve à l’extérieur du sujet (…). Le nationalisme est la seule voie par laquelle le besoin de reconnaissance est satisfait sans un accomplissement préalable de l’autonomie du sujet»[40]. On dirait alors que, faisant recours et résonnant au discours politique nationaliste, la société roumaine, telle qu’elle se manifeste par ses politiques et ses formateurs d’opinion évite la responsabilité de se penser en termes problématiques, de reconnaître que la cohésion sociale et la solidarité nationale peuvent et doivent être traduites en gestes concrets et positifs.
A son tour, ce type superficiel de solidarité s’appuie et se nourrit de la rhétorique du discours nationaliste. Car un tel discours s’organise immanquablement autour d’une série de tabous, facilement identifiables sous l’étiquette d’«intérêt national», d’«unité nationale» ou d’autres vocables empruntés à ce registre. De la sorte, chaque fois que la cohésion et la solidarité courent le risque d’être mises en crise, qu’il s’agit de la réforme du système économique ou du problème de l’identité culturelle des minorités ethniques, l’adjectif «national» entre en jeu en fermant ou en rétrécissant le champs de la négociation. Qui plus est, l’accord quasiment unanime des forces politiques au pouvoir ou en opposition[41] de ne pas permettre la consécration juridique des clivages ou de différences susceptibles de déranger l’uniformité et l’unité, même imaginaire, de la nation, offre la preuve de la précarité de la solidarité nationale. La dispute des partis politiques sur la création des institution d’enseignement supérieur usant des langues des minorités ethniques ne constitue, dans cette perspective, qu’un exemple prêt à mettre en exergue la faiblesse du tissu social dans la Roumanie des années ’90. Une faiblesse qui transparaît nettement de l’incapacité d’accepter tout juste milieu entre l’unité et la désintégration. En effet, le conflit soulevé autour du problème de l’enseignement peut suggérer, au-delà de l’absence de la volonté politique, une question supplémentaire : la langue roumaine est-elle le support exclusif de la cohésion nationale ? Autrement dit, les citoyens roumains, indépendamment de leur ethnie, peuvent-ils ou non se reconnaître dans un ensemble de valeurs qui ne dépendent pas de la langue dans laquelle elles sont exprimées ?
La Révolution et le contrat social
La science politique distingue souvent, dans le choix des hypothèses de l’argumentation, entre les manières où les différentes sociétés de l’Europe ou de l’Amérique Latine se sont libérées de l’emprise des régimes totalitaires ou autoritaires. Dès lors – et d’une façon peut-être un peu trop déterministe – les sociétés ayant «choisi» la négociation pour se délivrer des gouvernements despotiques bénéficient d’avantages nettes du point de vue des chances de réussite de la transition vers la démocratie par rapport à celles ou le passage s’est produit au moyen d’une mobilisation spontanée, autrement dit d’une révolution.
La distinction reste toutefois pertinente si l’on pense que la technique de la négociation – ne fusse-t-elle qu’un exercice des élites – est une pratique politique spécifique à la démocratie. D’autre part, elle reflète et exige à la fois l’existence des projets alternatifs, souvent contradictoires, qui sont capables, au moyen des compromis, des renonciations et des équilibrages, d’engendrer un projet commun. Par conséquent, dans une société qui négocie sa libération de la dictature, la démocratie – dans la formule qui résulte du débat des élites – représente un choix assumé consciemment, une solution sélectionnée de manière volontaire. La situation n’est pas la même dans le cas des sociétés qui «choisissent» la révolution. Ici, la démocratie est en quelque sorte plébiscitée. Elle n’apparaît pas en tant que solution argumentée et munie d’un contenu politique et social plus ou moins précis, mais comme une simple «autre chose» qui serait nécessairement supérieure au passé.
Pour faire bref, on dirait que, à travers la négociation, la démocratie s’impose dans la mesure où elle acquiert un contenu susceptible de faire l’objet d’un accord minimum entre les élites de l’époque. Par contre, la révolution comme moyen de libération du totalitarisme impose la «démocratie» comme solution par défaut, largement vidée de sens et prête a laisser ceux qui réussissent à s’imposer de définir post factum, sinon de confisquer, son sens politique et social. Or, «l’invention démocratique, c’est d’abord le passage d’une représentation essentialiste à une représentation politique moderne. C’est-à-dire l’acceptation et la légitimation du conflit comme inhérent à toute société démocratique. La démocratie faisait l’unanimité comme négation du communisme, mais comment la faire entrer dans les moeurs précisément comme dépassement de l’unanimité ?»[42].
Dans cette perspective, la révolution roumaine pourrait être interprétée comme absence des projets politiques et des partenaires de dialogue. Autrement dit, «il a fallu que l’effondrement du communisme roumain revête un habit révolutionnaire non pas parce que la nature du régime eût été plus répressive qu’ailleurs en Europe de l’Est, ou que ses leaders fussent plus déterminés à ne pas céder le pouvoir, mais, purement et simplement, parce que le parti unique n’a pas eu d’interlocuteurs pour négocier sa succession. On dirait que la révolution a été la voie par laquelle le totalitarisme même a inventé la société civile»[43].
Toutefois, bien qu’il puisse paraître paradoxal, la voie de la révolution peut apporter à une société une chance inespérée, à savoir la chance de reformuler dans une pleine visibilité et honnêteté le «contrat social». Et cela parce que l’expérience d’une «révolution», tout comme celle de la guerre, représente un instant qui «radicalise le cours des existences, ramène le lien social à l’essentiel et à l’origine (…) En menaçant de renvoyer les hommes dans l’état de nature, [la violence] les invite ainsi à une expérience de refondation sociale»[44]. C’est parce qu’il résume dans la façon la plus visible et extrême l’arithmétique simple sur laquelle repose la vie d’une société – les obligations de la collectivité à l’égard de chacun de ses membres représentent la contrepartie de leur engagement dans la vie commune -, un moment, violent, comme celui d’une révolution peut engager les membres d’une société à repenser la solidarité nationale[45].
Si la mobilisation et la violence constituent non seulement une expression du désir populaire de humilier et de chasser certaines personnes qui, en tant que détenteurs du pouvoir, se sont fait coupables d’abus et de crimes, mais notamment une manifestation du besoin des insurgeants de devenir citoyens[46] d’une démocratie, alors la reformulation du contrat social devient impérative. Car, «implicitement ou explicitement, le compromis démocratique passe par un pacte national visant à créer contractuellement les conditions de la démocratie quand celles-ci n’existent pas. La volonté de vivre ensemble n’est quant a elle ni un mystère, ni un accident. La démocratie naît par dissuasion (…). La mémoire des affrontements passés et la volonté de vivre ensemble sont bien souvent le ressort caché de la vertu» démocratique[47].
Une interprétation pareille soulève automatiquement une question : dans le cas de la société roumaine, la révolution de décembre 1989 a-t-elle amené à une reformulation du contrat social ? L’effondrement de régime communiste roumain, fortement médiatisé et mis en scène, a fait figure d’un des plus violents et sanglants. Pourtant, l’apparence de radicalité qui a enveloppé la révolution roumaine ne s’est pas accompagnée d’un caractère aussi radical de l’expression politique, ni d’une finalité sociale évidente. Ainsi, le bouleversement violent de 1989 ne paraît pas avoir été complété par un ébranlement profond des anciennes hiérarchies et par un nouvel arrangement de la société selon des critères nouveaux. De même, la nouvelle constitution, élaborée loin du débat populaire, s’est précipité à affirmer la primauté de l’Etat dans le modelage de la dynamique sociale. Par conséquent, «s’il y a incontestablement changement de régime, puisqu’une monocratie se trouve transformée en démocratie et que s’achève une période historique singulière, les phénomènes d’accompagnement habituels des révolutions sont absents (ex : disparition brutale de l’ordre de la noblesse française ou russe)»[48]. En d’autres mots, le retour à une normalité indéfinie, mais apaisante l’emporte sur la tâche d’exprimer politiquement la nouvelle société.
Un indice possible de l’échec de la refondation du lien social à la suite de la chute du régime communiste, non seulement en Roumanie, c’est l’ambiguïté des termes censés décrire l’expérience des sociétés est-européennes dans les années ’90. Soit qu’il s’agit du post-communisme, soit qu’il est question de transition, le vocabulaire politique fait preuve d’une prudence extrême et d’un abandon devant l’absence du sens. Par exemple, «installé de facto dans le langage usuel, le vocable post-communisme indique une démarcation avec le régime communiste. Mais est-ce un concept valide, qui prétendrait à une nette rupture entre un avant et un après, alors que les sociétés est-européennes sont encore profondément caractéristiques du régime qu’elles ont rejeté ?… l’imprécision sémantique entretient les ambiguïtés à l’égard du legs de l’ancien régime»[49]. Après le communisme et avant la démocratie, l’existence politique de la société roumaine se laisse difficilement appréhendée.
[1] Daniel Barbu, op.cit., p. 5.
[2] Bertrand de Jouvenel, De la souveraineté, pp. 32-33.
[3] Idem, De la politique pure, Paris, 1963, p. 11.
[4] Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, 1998, p. 340.
[5] Voir à cet égard Cristian Preda, Modernitatea politică şi românismul, Bucarest, 1998, pp. 160-161.
[6] Daniel Barbu, op.cit., p. 8.
[7] Pierre Rosanvallon, La crise de l’Etat-providence, Paris, 1992, p. 104.
[8] Maurice Duverger, Introduction à la politique, Paris, 1964, p. 249.
[9] Voir Daniel Barbu, op.cit., pp. 130-131.
[10] Voir Arend Lijphart, Democracy in Plural Societies, New Haven and London, 1977, pp. 1-52.
[11] Même si la formule politique française ne correspond exactement, surtout dans les périodes dites de cohabitation, aux critères imposés par le modèle de l’alternance – modèle qui décrit en effet le fonctionnement du système politique britannique -, elle se voit plus proche de l’alternance que de la consociativité.
[12] Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, p. 91.
[13] Cf. Daniel Barbu, op.cit., p. 137.
[14] Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, p. 288.
[15] Daniel Barbu, op.cit., pp. 155-159.
[16] Raymon Aron, «Electeurs, partis, élus», in Raymond Aron, Etudes politiques, Paris, 1972, p. 320.
[17] Daniel Barbu, op.cit., pp. 137-138.
[18] Il convient de rappeler que le débat entre le scrutin majoritaire et la représentation proportionnelles, entre leurs avantages et défauts respectifs est toujours vif. En effet, le débat semble se dérouler sur deux plans qui s’entrecroisent difficilement. Ainsi, bien que l’on concède le plus souvent l’avantage de l’éfficacité au scrutin majoritaire, le parti de la représentation proportionnelle ne cesse d’invoquer le principe de la justice dans la distribution du pouvoir et la prudence devant une possible tyrannie de la majorité. Voir Yves R. Simon, Philosophy of Democratic Government, Notre Dame & London, 1993, pp. 100-103.
[19] Nous avons employé ici les arguments exposés en Daniel Barbu, op.cit., pp. 130-146, qui convergent justement vers une telle conclusion.
[20] Un cas exemplaire, témoignant du caractère de la pratique politique post-communiste reste le refus catégorique de la Convention Démocratique, à l’époque en opposition, de participer, en 1993, au «gouvernement d’union nationale» proposé par le président en fonction à l’époque.
[21] Daniel Barbu, op.cit., p. 138.
[22] Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, p. 308.
[23] George Lavau, Olivier Duhamel, «La démocratie», in Madeleine Grawitz, Jean Lecca, Traité de science politique, Paris, 1985, Tome II, pp. 32-33.
[24] Giovanni Sartori, Théorie de la démocratie, Paris, 1973, p. 7.
[25] Alain Touraine, op.cit., p. 25.
[26] Ibidem, p. 10.
[27] Karl Popper, La leçon de ce siècle, passim.
[28] Giovanni Sartori, op. cit., p. 381.
[29] Giusepe Di Palma, To Craft Democracies. An Essay on Democratic Transitions, Berkeley L.A., 1990.
[30] Alain Touraine, op. cit., p. 26.
[31] Ibidem, p. 11.
[32] Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, p. 339.
[33] Ibidem, p. 338.
[34] Norberto Bobbio cité par J.L. Poulthier dans la préface à Norberto Bobbio , Droite et gauche, Paris, 1996, pp. 15-16.
[35] Adam Przeworski, Democraţia şi economia de piaţă. Reformele politice şi economice în Europa de Est şi America Latină, trad. D.-I. Paradowski, Bucarest, 1996, p. 17.
[36] Giovanni Sartori, op. cit., pp. 377-379.
[37] Ibidem, loc. cit.
[38] Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’Etat-providence, Paris, 1995, pp. 69-70.
[39] Ibidem, p. 70.
[40] Daniel Barbu, op.cit., pp. 42-43.
[41] Excepté, bien sûr, les formations politiques représentant les intérêts des minorités nationales, surtout de la minorité magyare.
[42] Jacques Rupnik, «L’invention démocratique en Europe du Centre-Est», in G. Mink, J.-C. Szurek (éds.), Cet étrange post-communisme, Paris, 1992, pp. 51-52.
[43] Daniel Barbu, op.cit., p. 64.
[44] Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’Etat-providence, p. 51.
[45] Ibidem, p. 58.
[46] Guy Hermet, Les désenchantements de la liberté. La sortie des dictatures dans les années ’90, Paris, 1993, p. 158.
[47] Alain Rouquie, «Le mystère de la démocratie», in Alain Rouquie (éd)., La démocratie ou l’apprentissage de la vertu, Paris, 1985, p. 45.
[48] G. Mink, J.-C. Szurek, «Ruptures et transitions», in G. Mink, J.-C. Szurek (éds.), Cet étrange post-communisme, Paris, 1992, pp. 51-52.
[49] Ibidem, p. 7.
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