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L’inconsistance du bien commun

 

Après le communisme et avant la démocratie, l’existence politique de la société roumaine paraît, en dépit des changements de gouvernement, des conflits ouverts entre les partis, des déclarations et des intentions avouées des politiques, dépourvue de consistance. Autrement dit, bien que tourmentée à la première vue, la transition roumaine s’avère souvent vidée de sens. Assimilée dans le langage commun à la réforme, elle devient l’apanage exclusif de la classe politique et du dispositif bureaucratique qui, à leur tour, ne semblent pas lui accorder un sens autre que celui économique.

Néanmoins, la signification principale de ce qu’on appelle commu-nément transition n’est, à notre sens, nullement économique. En effet, on pourrait dire que le manque du sens que la société roumaine post-communiste ressent de façon plus ou moins forte, trouve une explication, à tout le moins partielle, dans l’inconsistance du bien commun et, notamment, dans l’incapacité de ces sociétés de pourvoir ce bien commun d’un contenu démocratique.

Une telle hypothèse serait capable d’expliquer l’inaptitude de la démocratie à devenir une règle de l’existence publique de la société roumaine, une société qui, manifestant son mépris à l’égard de l’institution politique de la représentation et de la délibération, au-delà de tout considérant lié à la performance humaine de celle-ci, s’avère incapable d’assigner quelque importance à la question du bien commun. Dans la mesure où la société se sent ignorée, où la confrontation politique ne se traduit pas par la rencontre de projets de société et le débat politique est automatiquement placée dans le registre du dérisoire et des orgueils personnels, la société se voit refusée tout essai d’approcher le bien commun par les moyens propres à la démocratie.

Le problème du bien commun dans la société roumaine des années ’90 pourrait être formulée de la manière suivante : si le but de la révolution roumaine a été la conquête de la liberté, alors la tâche et l’obligation politique de la «transition» serait celle de la projection d’un ordre institutionnel destiné à servir au respect et à la mise en valeur des personnes libres. 

A qui revient donc cette responsabilité du bien commun ? A la société, au peuple, aux élites, à l’Etat ? Ces questions présupposent une autre : en quelle mesure le peuple roumain s’est-il montré souverain après 1989 ? La loi fondamentale de la Roumanie peut nous fournir les repères d’une réponse, même partielle. Partant de l’hypothèse qu’un peuple est souverain quant à la mise en forme de son propre bien public, qu’un peuple prend en charge la responsabilité de son bien commun au moment où il décide de ne plus être gouverné que selon des lois dont il est l’auteur [1] , alors la constitution de 1991 ne pourrait marquer que «la dépossession de souveraineté dont le peuple roumain a tombé victime» [2] . A vrai dire, la Constitution n’hésite pas à offrir à l’Etat le monopole de la définition et de la mise en ¶uvre du bien commun, en affirmant de façon très catégorique, par l’équivalence qu’elle établit entre public et étatique que l’Etat est l’unique agent légitime du bien commun dans la société roumaine [3] .

La même exclusivité de la compétence de l’Etat quant à la définition du contenu et de la mise en ¶uvre du bien commun transparaît de son assimilation courante à la réforme. En effet, cette équivalence nous fournit un excellent exemple de l’échec du sens du bien commun dans le post-communisme roumain puisqu’elle n’est qu’une autre voie d’exempter la société de toute responsabilité quant à sa propre destinée politique. Une telle perspective, appropriée de façon non-problématique par la grande majorité des roumains, ne réussit pas à éviter ses propres pièges.

Or, dans une société démocratique, ce ne sont que les situations d’exception qui sont à même de justifier une définition précise et collective du bien commun, qui est généralement motivée par l’argument holiste de la préservation de l’intégrité et de la survie de l’unité politique en cause. Car, dans les temps ordinaires, le bien commun reste un concept vague justement pour pouvoir préserver son sens couvrant le soin pratique des droits et des libertés personnelles et leur mise en valeur selon les circonstances. En revanche, dans le cas de la société roumaine, il paraît que la transition –définie par l’élite politique dans les termes de l’exceptionnalité ou de la crise – demande le rejet d’un sens compréhensif à la faveur d’un contenu technique et restrictif : la réforme économique. L’équivalence du bien commun à la réforme représente en fait la consécration du premier terme de l’équation en tant qu’objet d’exécution et non comme sujet de débat. Une exécution dont la compétence est assignée aux agents de l’Etat. Autrement dit, l’identification du bien commun à la réforme (soit-elle dans le domaine de l’économie ou de l’administration) refuse à la société roumaine toute participation à sa mise en ¶uvre.

Employé souvent en rapport avec la dynamique de l’ordre économique, le concept de bien commun est fréquemment mis en relation avec la redistribution des biens ou, à tout le moins, pourvu de la fonction d’expliquer et justifier une intention ou une action de redistribution. Or, la question de la redistribution n’est pas premièrement de nature économique, même si quelque-uns des mécanismes qu’elle emploie peuvent en relever. On dirait que la redistribution représente la manifestation concrète de la rencontre de deux concepts dont l’essence est d’abord éthico-politique : la solidarité et la justice.

Dès lors, si l’on peut définir schématiquement la solidarité comme une volonté de compensation des différences dans le cadre de la cité, qui prend forme dans une action positive de partage des biens sociaux entre ses membres, la justice renvoie, quant à elle, à la norme reconnu et acceptée comme légitime de ce partage [4] . Autrement dit, la redistribution en tant que forme d’expression appliquée du bien commun, devient une manière d’affirmer le refus d’une société de marginaliser, d’ignorer ou d’exclure au-delà du seuil d’une vie décente une certaine partie de ses membres. En même temps, elle constitue une modalité de rappeler constamment l’égalité de tous les membres dans l’ordre de la dignité, une dignité destinée à dépasser le simple critère de la rationalité économique.

Néanmoins, un pareil investissement du bien commun en politiques publiques de redistribution semble en quelque sorte inaccessible pour une société du type roumain. C’est parce qu’elle repose sur une solidarité substantielle et volontaire, une solidarité qui prend corps dans l’ordre de l’action et non de la rhétorique. Autrement dit, la volonté de compensation des différences a l’intérieur de l’espace commun remplace, d’une façon plus palpable, mais à la fois plus discrète, la rhétorique glorificatrice, mais dépourvue de contenu, qui nourrit la solidarité désubstantialisée de la logique nationaliste.

Nous pouvons nous demander pourquoi la société roumaine, telle qu’elle a évolué après décembre 1989, s’est montrée généralement incapable de identifier dans les politique de redistribution la présence du bien commun et de manifester par la suite le désir de déplacer le sens de la nation du terrain des valeurs ethniques sur celui de la solidarité sociale. En effet, on dirait que la redistribution, dans son principe même, s’avère largement problématique pour les Roumains. Voulue et approuvée dès qu’elle entraîne un élargissement du champs des possibilités de chacun, elle est à la fois rejetée au nom d’une attitude quasi-libérale rudimentaire et souvent agressive.

Deux perspectives pourraient être adoptées à ce point. D’une part, si selon une intuition élémentaire, ce qui fait qu’une société soit juste, bonne ou, à tout le moins, acceptable, c’est, au moins partiellement, une affaire de redistribution [5] , alors les mouvements sociaux des années ’90 témoignent que l’on décèle difficilement dans les politiques gouvernementales et surtout dans les interventions de conjoncture fondées sur des mécanismes de redistribution la présence d’un désir et d’une volonté de justice sociale de la part des détenteurs du pouvoir politique. De même, souvent et selon une raison plutôt électorale qu’économique, comme dans le cas de la suspension des impôts en certains domaines de l’activité économique et pour certaines catégories socio-professionnelles - à l’exemple des paysans - ou de la sur-appréciation du travail en d’autres aires de la production – a l’exemple de l’industrie minière – on a procédé à une compréhension de la justice dissociée de la solidarité et associée plutôt à une forme d’assistance.

D’autre part, au-delà de la justesse ou du caractère érroné des politiques gouvernementales, la société même paraît se sentir mal à l’aise sur le terrain de la solidarité. Il n’est pas évident que la vie sociale est fondée sur un pacte moral qui, visible à travers les comportements individuels et collectifs, résumerait d’une façon tacite les droits et les obligations de chacun dans l’espace public. Et ce parce que la révolution de décembre 1989 a échoué, du moins en apparence, à formuler un tel contrat. A l’instar d’une société dont les membres suivent un comportement individualiste sinon égoïste, où la norme de droit est prise en dérision, où l’image d’un marché compris de façon assez rudimentaire exclue tout autre repère, la société roumaine court le risque de ne pas pouvoir refaire son lien social et, implicitement, de ne pas pouvoir re-dessiner son espace public compris comme espace de la solidarité et de la justice. En effet, l’individualisme roumain des années ’90 tend le lien social entre le marché et l’Etat. Or, la solidarité ne saurait être conçue comme un produit automatique des mécanismes du marché, d’autant que ceux-ci s’avèrent problématiques et fragiles. Dans ce cas, la seule forme de solidarité reste toujours celle qu’imagine et offre l’Etat.

 

 

v

 

Incapable de donner consistance au bien commun et d’identifier dans les institutions politiques de la démocratie des instruments de production de la socialisation, la société roumaine des années ’90 ne peut que rester, à terme indéfini, un société de transition, une transition qui, sans désigner la volonté commune de construction politique, faillit devenir une règle permanente de la vie publique. Autrement dit, si «les sociétés apprennent à se connaître sociologiquement quand elles se reconnaissent comme le produit de leur travail et de leurs rapports sociaux, quand ce qui semble d’abord un ensemble de ’données’ sociales est reconnu comme le résultat d’une action sociale, de décisions ou de transaction, d’une domination ou de conflits» [6] , alors, annihilant la fonction du politique et en contournant son propre bien commun, la société roumaine apparaît comme une société qui refuse de se connaître.

 



[1] Michael Novak, Démocratie et bien commun, Paris, 1991, p. 51.

[2] Daniel Barbu, op.cit., p. 77.

[3] Voir à cet égard Cristian Preda, Modernitatea politică şi românismul, pp. 176-200 et Daniel Barbu, op.cit., pp. 87-93.

[4] Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’Etat-providence, pp. 56-57.

[5] Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste?, Paris, 1991, p. 17.

[6] Alain Touraine, Production de la société, Paris, 1993, p. 27.

 

 

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