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Y a-t-il eu un
regard interrogatif sur la force du désir démocratique ressenti par la société
roumaine post-communiste ? D’une certaine manière, dans
le débat qui a suivi les funérailles officielles du communisme roumain,
une question pareille n’a pas réussi à se forger une place
légitime. Et ce puisque la confrontation politique semble avoir été et être
encore sous l’emprise de la conviction, presque unanimement acceptée,
selon laquelle la démocratie – sans que celle-ci ait forcément un
contenu relativement clair, sans que sa signification politique fasse l’objet
d’un accord plus ou moins stable entre les élites de l’époque
– a toujours représenté et représente encore la forme naturelle
de gouvernement de la société roumaine. Autrement dit, le peuple
roumain, une fois proclamé acteur unique et absolu de la Révolution, n’aurait
pu être qu’à la faveur de la démocratie. Mettre en question
ce penchant naturel aurait fait et fait toujours un acte de lèse-majesté.
Et pourtant,
d’une façon ou d’une autre, au niveau des silences sinon à celui des déclaration
publiques, l’interrogation persiste. Si, réellement, la société roumaine
a désiré et désire de manière inextinguible la démocratie, de quel type
de démocratie est-il question ? Un des présupposés fondamentaux de
l’idée démocratique affirme que le corps politique est simultanément sujet
et objet de la construction politique et de la pratique de gouvernement.
Or, la validité de l’hypothèse d’une mise automatique en ¶uvre d’un tel
présupposé, tous les artifices techniques que son application exige acceptés,
devient plus que problématique si l’on se rapporte à une société qui, longtemps,
ne s’est conçue qu’en tant qu’objet de la pratique de gouvernement
[1]
. Aussi, la découverte de la démocratie dans la Roumanie des
années ’90 aurait-elle peut-être dû se faire accompagner par une découverte
du sujet politique or, pour faire bref, par une découverte
du citoyen. Pourtant, dans
une dispute publique accablée par des préjugés et hantée par des mythes,
ce dernier n’aurait pu trouver sa place en tant que sujet politique.
Les Roumains,
désirent-ils la démocratie ? La question pourrait en effet être reformulée :
si – tel qu’il ressort souvent des prises de position publiques des intellectuels
et des hommes politiques – le communisme a été avant tout ressenti par les
Roumains comme une sorte de supplice subi par la force, mais jamais accepté
et nullement mérité, de quelle manière une expérience pareille pourrait
être reconvertie dans une expérience de la liberté ? De quelle manière la
servitude – volontaire ou non – peut-elle engendrer un espace de la liberté
et de la responsabilité ? En effet, dans une perspective similaire
à celle choisie et soutenue par Alain Touraine, c’est justement par une
telle conversion que la découverte de la démocratie et la naissance du sujet
politique aurait pu marquer le post-communisme roumain, la démocratie entendue
comme «politique du sujet» et le sujet comme porteur d’un «effort de transformation
d’une situation vécue en action libre»
[2]
. En revanche, une entreprise pareille suppose une prise
de conscience du passé, de l’expérience politique et sociale du totalitarisme,
une compréhension définitive du fait que les idées, les institutions, les
régimes ne constituent pas des sujets moraux, finalement, une acceptation
complète de l’idée selon laquelle la responsabilité ne peut être qu’humaine
et, même plus, personnelle
[3]
. Or, au lieu d’une telle introspection forcément incommode
et tiraillante, on a penché pour l’hypothèse, plus commode et apaisante,
d’une parenthèse politique et morale de l’histoire de la société roumaine :
de 1947 à 1989, l’histoire est suspendue et, par cela même, l’idée de responsabilité.
Rien de surprenant dans ce cas à ce que «après décembre 1989, il paraisse
que toute la société roumaine vient de rentrer d’un exil, la mémoire vide,
sans héros et sans félons, sans victimes et sans coupables… Les Roumains,
tout comme d’autres Européens de l’Est n’agissent pas en porteurs d’un trauma
collectif»
[4]
.
Pourquoi en effet
considérerait-on que la société roumaine ne peut choisir que la démocratie ?
Une telle affirmation ne saurait trouver des justifications sinon par le
recours aux mythes ou aux propos démagogiques. Pourquoi les Roumains désireraient-ils
la démocratie du moment que celle-ci s’avère être problématique tant en
pratique, qu’en théorie ? D’une part, au niveau de la pratique politique,
la démocratie implique immanquablement un risque, le risque des discontinuités
politiques dues aux changements programmés de gouvernement, et aussi, celui
entraîné par la possibilité des actions subversives légales portant atteinte
à l’ordre démocratique auxquelles cet ordre même consent
[5]
. D’autre part, même la légitimité intellectuelle de la
démocratie s’inscrit dans le registre de l’incohérence. Elle demande un
effort constant de persuasion, ciblé tant sur les autres que sur soi-même,
afin d’engendrer et maintenir vive la conviction selon laquelle cette règle
de vie politique rend le peuple propriétaire du pouvoir, tandis que la réalité
de la démocratie ne cesse de contredire cette hypothèse puisque le
peuple se révèle le plus souvent non pas comme propriétaire, mais comme
sujet du pouvoir
[6]
.
Dès lors, la
question posée tout au début se trouve étroitement liée à une autre, d’une
importance égale à notre sens : dans une époque où la science politique
s’accorde généralement à donner une définition procédurale à la démocratie
– sinon l’unique définition possible, en tout cas la plus commode et dépourvue
de risques – pourquoi la société roumaine serait-elle en effet animée par
le désir de la démocratie ? Si cette dernière ne se définit qu’en tant
qu’ensemble de règles et procédures formelles, y a-t-il un mouvement commun,
auquel la majorité de la société soit censée participer, réuni autour
d’un noyau dur à même d’organiser les aspirations de la majorité des Roumains,
et qui, sous-tendant cette façon de figurer la vie politique, soit capable
de pourvoir de sens le fonctionnement des mécanismes démocratiques ?
De fait, toute
définition procédurale est une définition instrumentale. La question du
pourquoi est, par conséquent, légitime : de quelle manière la
société roumaine se sent-elle servie par la procédure démocratique ?
Cette dernière, est-elle ordonnée à un bien commun dont les
Roumains se sentent le sujet ou, bien au contraire, elle est désirable par
et pour elle-même, indépendamment de tout critère qui lui serait
extérieur. Or, la réflexion et l’action sur les institutions démocratiques,
qu’il s’agisse du choix des modes de scrutin, de la décentralisation
l’Etat, de l’équilibre des pouvoirs où de la rémunération
des représentants élus, ne portent pas sur la mise en ¶uvre d’un idéal
démocratique qui trouverait son sens en lui-même. L’ingénierie démocratique
est ou devrait être guidée non pas tant par un idéal démocratique autonome
– une représentation politique aussi fidèle que possible, une décision
collective plus proche de la «volonté générale» - que par un idéal de justice, qui, en fin de
compte, transforme tout modèle démocratique imaginé en simple instrument
[7]
.
Or, c’est
justement cet idéal de justice qui est susceptible de pourvoir de sens la
procédure démocratique, et, davantage, de rendre vivante une société donnée
– dans le plus fort sens du mot – puisque, en effet, «ce
qui constitue une société politique, un corpus politicum,
une politeia, ce n’est pas tellement un passé commun,
mais le besoin de justice. Ce besoin fait que l’espace politique prend
forme par la naissance d’un politeuma ou res
publica, d’une sphère autonome de la réalité qui n’est
pas seulement une représentation symbolique de la volonté générale ou l’accomplissement
d’une histoire collective, dans la mesure où elle se trouve
investie avec des droits concrets devant lesquels le besoin de justice risque
de prendre la forme de la revendication»
[8]
.
Dans ce cas,
la série des questions peut se reproduire. En quelle mesure la société roumaine
des années ’90 est-elle une société animée et de quelle manière les
mécanismes et les procédures démocratiques nouvellement mis en place servent
à rendre manifeste cette vie ? Ou encore, dans une autre perspective,
en quelle mesure s’avère-t-ils intéressés à le faire ?
Il est déjà
un lieu commun de dire que l’effondrement du régime totalitaire en
Roumanie, tout comme dans les autres pays de l’Europe de l’Est,
n’a pas laissé spontanément place – même si on l’a bien espéré
aux premiers moments – à la démocratie comme règle de gouvernement
et au marché comme arrangement dominant dans l’ordre économique. Autrement
dit, «si le communisme a échoué en Europe (…) n’oublions pas que le
communisme doit en partie son existence à un idéal d’égalité
qui conserve son attrait, si grands soient les crimes commis et les désastres
économiques produits en son nom. Les sociétés démocratiques n’ont
pas trouvé le moyen de satisfaire cet idéal : les vieilles démocraties
occidentales sont toujours confrontées à ce problème, comme
le seront certainement les démocraties naissantes qui succèdent à
l’effondrement du communisme (…) Les problèmes qui ont
été à l’origine de l’immense fossé moral et politique
qui s’est creusé entre capitalisme démocratique et communisme autoritaire
n’ont pas été résolus par l’échec complet de ce dernier»
[9]
.
Dans ce cas,
la chute du communisme, déchiffrée dans une perspective éthico-politique,
représente un défi. Un défi à l’adresse des sociétés post-totalitaires
de construire ou reconstruire leur espace commun, de repenser leur cohésion.
Quelque surprenant qu’il puisse paraître, une telle approche peut
mettre en exergue le fait que le problème le plus urgent des sociétés
postcommunistes et, en espèce, de la société roumaine, n’est
pas tant d’ordre économique, mais éthico-politique. Autrement dit,
la réussite de la transition vers la démocratie en Roumanie dépend dans
une moindre mesure des performances économiques, que de la capacité de cette
société de (re)découvrir et de (re)localiser le sujet politique et, conséquemment,
de (re)penser le lien social.
[1]
Daniel Barbu, Şapte
teme de politică românească, Bucarest, 1997, p. 91.
[2]
Alain Touraine, Qu’est-ce
que la démocratie, Paris, 1994, p. 23.
[3]
Cette idée a été exprimée de façon très plastique
et inspirée par Samuel Johnson : «Corporations have no soul to save and
no bottom to kick», in Bertrand de Jouvenel, De
la souveraineté, Paris, 1955, p. 144.
[4]
Daniel Barbu, op.cit.,
p. 66.
[5]
Alain Rouquie, «Le mystère démocratique :
des conditions de la démocratie aux démocraties sans conditions», in Alain
Rouquie (dir.), La démocratie ou l’apprentissage de la vertu,
Paris, 1985, p. 24.
[6]
Guy Hermet, Le
peuple contre la démocratie, Paris, 1989, pp. 14-15.
[7]
Philippe Van Parljs, Sauver
la solidarité, Paris, 1995, pp. 48-49.
[8]
Daniel Barbu op.cit.,
p. 24.
[9]
Thomas Nagel, Egalité
et partialité, trad. C. Beauvillard, Paris, 1996, p. 4.
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