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Chapitre IV

Le refus du bien commun

Une perspective Éthico-politique sur le post-communisme roumain

 

 

 

Un sens de la transition : la réinvention du sujet politique

 

 

Y a-t-il eu un regard interrogatif sur la force du désir démocratique ressenti par la société roumaine post-communiste ? D’une certaine manière, dans le débat qui a suivi les funérailles officielles du communisme roumain, une question pareille n’a pas réussi à se forger une place légitime. Et ce puisque la confrontation politique semble avoir été et être encore sous l’emprise de la conviction, presque unanimement acceptée, selon laquelle la démocratie – sans que celle-ci ait forcément un contenu relativement clair, sans que sa signification politique fasse l’objet d’un accord plus ou moins stable entre les élites de l’époque – a toujours représenté et représente encore la forme naturelle de gouvernement de la société roumaine. Autrement dit, le peuple roumain, une fois proclamé acteur unique et absolu de la Révolution, n’aurait pu être qu’à la faveur de la démocratie. Mettre en question ce penchant naturel aurait fait et fait toujours un acte de lèse-majesté.

Et pourtant, d’une façon ou d’une autre, au niveau des silences sinon à celui des déclaration publiques, l’interrogation persiste. Si, réellement, la société roumaine a désiré et désire de manière inextinguible la démocratie, de quel type de démocratie est-il question ? Un des présupposés fondamentaux de l’idée démocratique affirme que le corps politique est simultanément sujet et objet de la construction politique et de la pratique de gouvernement. Or, la validité de l’hypothèse d’une mise automatique en ¶uvre d’un tel présupposé, tous les artifices techniques que son application exige acceptés, devient plus que problématique si l’on se rapporte à une société qui, longtemps, ne s’est conçue qu’en tant qu’objet de la pratique de gouvernement [1] . Aussi, la découverte de la démocratie dans la Roumanie des années ’90 aurait-elle peut-être dû se faire accompagner par une découverte du sujet politique or, pour faire bref, par une découverte du citoyen. Pourtant, dans une dispute publique accablée par des préjugés et hantée par des mythes, ce dernier n’aurait pu trouver sa place en tant que sujet politique.

Les Roumains, désirent-ils la démocratie ? La question pourrait en effet être reformulée : si – tel qu’il ressort souvent des prises de position publiques des intellectuels et des hommes politiques – le communisme a été avant tout ressenti par les Roumains comme une sorte de supplice subi par la force, mais jamais accepté et nullement mérité, de quelle manière une expérience pareille pourrait être reconvertie dans une expérience de la liberté ? De quelle manière la servitude – volontaire ou non – peut-elle engendrer un espace de la liberté et de la responsabilité ? En effet, dans une perspective similaire à celle choisie et soutenue par Alain Touraine, c’est justement par une telle conversion que la découverte de la démocratie et la naissance du sujet politique aurait pu marquer le post-communisme roumain, la démocratie entendue comme «politique du sujet» et le sujet comme porteur d’un «effort de transformation d’une situation vécue en action libre» [2] . En revanche, une entreprise pareille suppose une prise de conscience du passé, de l’expérience politique et sociale du totalitarisme, une compréhension définitive du fait que les idées, les institutions, les régimes ne constituent pas des sujets moraux, finalement, une acceptation complète de l’idée selon laquelle la responsabilité ne peut être qu’humaine et, même plus, personnelle [3] . Or, au lieu d’une telle introspection forcément incommode et tiraillante, on a penché pour l’hypothèse, plus commode et apaisante, d’une parenthèse politique et morale de l’histoire de la société roumaine : de 1947 à 1989, l’histoire est suspendue et, par cela même, l’idée de responsabilité. Rien de surprenant dans ce cas à ce que «après décembre 1989, il paraisse que toute la société roumaine vient de rentrer d’un exil, la mémoire vide, sans héros et sans félons, sans victimes et sans coupables… Les Roumains, tout comme d’autres Européens de l’Est n’agissent pas en porteurs d’un trauma collectif» [4] .

Pourquoi en effet considérerait-on que la société roumaine ne peut choisir que la démocratie ? Une telle affirmation ne saurait trouver des justifications sinon par le recours aux mythes ou aux propos démagogiques. Pourquoi les Roumains désireraient-ils la démocratie du moment que celle-ci s’avère être problématique tant en pratique, qu’en théorie ? D’une part, au niveau de la pratique politique, la démocratie implique immanquablement un risque, le risque des discontinuités politiques dues aux changements programmés de gouvernement, et aussi, celui entraîné par la possibilité des actions subversives légales portant atteinte à l’ordre démocratique auxquelles cet ordre même consent [5] . D’autre part, même la légitimité intellectuelle de la démocratie s’inscrit dans le registre de l’incohérence. Elle demande un effort constant de persuasion, ciblé tant sur les autres que sur soi-même, afin d’engendrer et maintenir vive la conviction selon laquelle cette règle de vie politique rend le peuple propriétaire du pouvoir, tandis que la réalité de la démocratie ne cesse de contredire cette hypothèse puisque le peuple se révèle le plus souvent non pas comme propriétaire, mais comme sujet du pouvoir [6] .

Dès lors, la question posée tout au début se trouve étroitement liée à une autre, d’une importance égale à notre sens : dans une époque où la science politique s’accorde généralement à donner une définition procédurale à la démocratie – sinon l’unique définition possible, en tout cas la plus commode et dépourvue de risques – pourquoi la société roumaine serait-elle en effet animée par le désir de la démocratie ? Si cette dernière ne se définit qu’en tant qu’ensemble de règles et procédures formelles, y a-t-il un mouvement commun, auquel la majorité de la société soit censée participer, réuni autour d’un noyau dur à même d’organiser les aspirations de la majorité des Roumains, et qui, sous-tendant cette façon de figurer la vie politique, soit capable de pourvoir de sens le fonctionnement des mécanismes démocratiques ?

De fait, toute définition procédurale est une définition instrumentale. La question du pourquoi est, par conséquent, légitime : de quelle manière la société roumaine se sent-elle servie par la procédure démocratique ? Cette dernière, est-elle ordonnée à un bien commun dont les Roumains se sentent le sujet ou, bien au contraire, elle est désirable par et pour elle-même, indépendamment de tout critère qui lui serait extérieur. Or, la réflexion et l’action sur les institutions démocratiques, qu’il s’agisse du choix des modes de scrutin, de la décentralisation l’Etat, de l’équilibre des pouvoirs où de la rémunération des représentants élus, ne portent pas sur la mise en ¶uvre d’un idéal démocratique qui trouverait son sens en lui-même. L’ingénierie démocratique est ou devrait être guidée non pas tant par un idéal démocratique autonome – une représentation politique aussi fidèle que possible, une décision collective plus proche de la «volonté générale» -  que par un idéal de justice, qui, en fin de compte, transforme tout modèle démocratique imaginé en simple instrument [7] .

Or, c’est justement cet idéal de justice qui est susceptible de pourvoir de sens la procédure démocratique, et, davantage, de rendre vivante une société donnée – dans le plus fort sens du mot – puisque, en effet, «ce qui constitue une société politique, un corpus politicum, une politeia, ce n’est pas tellement un passé commun, mais le besoin de justice. Ce besoin fait que l’espace politique prend forme par la naissance d’un politeuma ou res publica, d’une sphère autonome de la réalité qui n’est pas seulement une représentation symbolique de la volonté générale ou l’accomplissement d’une histoire collective, dans la mesure où elle se trouve investie avec des droits concrets devant lesquels le besoin de justice risque de prendre la forme de la revendication» [8] .

Dans ce cas, la série des questions peut se reproduire. En quelle mesure la société roumaine des années ’90 est-elle une société animée et de quelle manière les mécanismes et les procédures démocratiques nouvellement mis en place servent à rendre manifeste cette vie ? Ou encore, dans une autre perspective, en quelle mesure s’avère-t-ils intéressés à le faire ?

Il est déjà un lieu commun de dire que l’effondrement du régime totalitaire en Roumanie, tout comme dans les autres pays de l’Europe de l’Est, n’a pas laissé spontanément place – même si on l’a bien espéré aux premiers moments – à la démocratie comme règle de gouvernement et au marché comme arrangement dominant dans l’ordre économique. Autrement dit, «si le communisme a échoué en Europe (…) n’oublions pas que le communisme doit en partie son existence à un idéal d’égalité qui conserve son attrait, si grands soient les crimes commis et les désastres économiques produits en son nom. Les sociétés démocratiques n’ont pas trouvé le moyen de satisfaire cet idéal : les vieilles démocraties occidentales sont toujours confrontées à ce problème, comme le seront certainement les démocraties naissantes qui succèdent à l’effondrement du communisme (…) Les problèmes qui ont été à l’origine de l’immense fossé moral et politique qui s’est creusé entre capitalisme démocratique et communisme autoritaire n’ont pas été résolus par l’échec complet de ce dernier» [9] .

Dans ce cas, la chute du communisme, déchiffrée dans une perspective éthico-politique, représente un défi. Un défi à l’adresse des sociétés post-totalitaires de construire ou reconstruire leur espace commun, de repenser leur cohésion. Quelque surprenant qu’il puisse paraître, une telle approche peut mettre en exergue le fait que le problème le plus urgent des sociétés postcommunistes et, en espèce, de la société roumaine, n’est pas tant d’ordre économique, mais éthico-politique. Autrement dit, la réussite de la transition vers la démocratie en Roumanie dépend dans une moindre mesure des performances économiques, que de la capacité de cette société de (re)découvrir et de (re)localiser le sujet politique et, conséquemment, de (re)penser le lien social.


 



[1] Daniel Barbu, Şapte teme de politică românească, Bucarest, 1997, p. 91.

[2] Alain Touraine, Qu’est-ce que la démocratie, Paris, 1994, p. 23.

[3] Cette idée a été exprimée de façon très plastique et inspirée par Samuel Johnson : «Corporations have no soul to save and no bottom to kick», in Bertrand de Jouvenel, De la souveraineté, Paris, 1955, p. 144.

[4] Daniel Barbu, op.cit., p. 66.

[5] Alain Rouquie, «Le mystère démocratique : des conditions de la démocratie aux démocraties sans conditions», in Alain Rouquie (dir.), La démocratie ou l’apprentissage de la vertu, Paris, 1985, p. 24.

[6] Guy Hermet, Le peuple contre la démocratie, Paris, 1989, pp. 14-15.

[7] Philippe Van Parljs, Sauver la solidarité, Paris, 1995, pp. 48-49.

[8] Daniel Barbu op.cit., p. 24.

[9] Thomas Nagel, Egalité et partialité, trad. C. Beauvillard, Paris, 1996, p. 4.

 

 

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Last update: January 2003
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