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Conclusions

 

 

Les assises morales de la politique

 

 

Peut-on donc ranger la doctrine sociale, la réflexion de Solidaritatea et la pensée de Constantin Stere dans un même tiroir, quelque spacieux soit-il ? Évidemment, les trois se situent de manières différentes et à des degrés variables dans un horizon éthique. Ce n’est pas à dire que les trois ne font que fondre dans leurs discours respectifs des références à connotation morales ou des exhortations à des comportements justes par rapport à un jalon établi. En effet, dans le sillage d’Aristote, éthique ne fait pas que construire son objet autour de l’action humaine, de la praxis, en tant que jugement philosophique sur les normes de l’action humaine, mais interroge et réfléchit son sujet dans la visée de l’action [1] .

La doctrine sociale catholique incorpore la dimension éthique dans son cœur même dans la mesure où elle lui assigne le sens en quelque sorte médiéval de savoir pratique. Autrement dit, bâti sur les assises de la dignité de la personne humaine, l’enseignement du magistère affirme la vérité révélée de la nature humaine afin de pouvoir penser l’agir en société en tant que actualisation d’une valeur ontologique. Ceci est en effet l’enjeu majeur qui fait que toute construction politique qui s’en inspire porte au cœur même de son identité la marque chrétienne : de la doctrine sociale à la démocratie chrétienne, la pensée et l’entreprise politique sont dans leur principe ordonnées à l’impératif de la transformation d’une qualité ontologique – la dignité humaine est fondée dans l’acte de la Création et enrichie à travers l’Incarnation – en qualité fonctionnelle au sein de la communauté politique, impératif que résume le bien commun défini comme garantie des droits fondamentaux de la personne. De surcroît, la centralité du bien commun dans la doctrine sociale fait que l’éthique qui la sous-tend soit une éthique sociale [2] dont l’objet concerne non pas tellement la personne individuelle en relation avec sa finalité particulière, mais les hommes, vivant ensemble dans et avec leur pluralité au sein d’une société politiquement organisée.

Qu’en est-il alors des deux autres sujets de réflexion proposés ? Bien sûr, il ne s’agit pas de procéder à une comparaison univoque et, par là même incorrecte, tout simplement parce que dès le début les termes de la comparaison ne sont pas équivalents. En effet, si la doctrine sociale est le produit d’une réflexion de décennies qui repose sur une tradition qui remonte à l’Antiquité, autrement dit, si elle est en quelque sorte une «institution», la réflexion de Solidaritatea et la pensée de Constantin Stere, sans qu’elles soient pour autant avilies, ne prétendent pas à une ascendance aussi illustre. Considérons-les donc dans leur dimensions respectives. En effet, leur comparaison n’est pas inutile.

De la sorte, si Solidaritatea déclare regarder la société roumaine dans la perspective de ce qu’elle voudrait appeler une éthique sociale fondée sur les principes de l’orthodoxie, mais qui ne revêt en règle générale que l’habit du voeu ou de la prédication, Social-democratism sau poporanism procède plutôt à l’imagination d’une éthique politique dont le sujet est fournit par la nation.

Indéniablement, les coordonnées chronologiques des deux entreprises intellectuelles disent leur mot : Social-democratism sau poporanism est écrit à une époque où la nation ou, plus précisément, l’Etat-nation est à construire, il est encore dans le stade de projet à imaginer politiquement et à espérer historiquement. En revanche, Solidaritatea a devant ses yeux une société qui, bien qu’elle ait vu son unité politique accomplie, garde toujours la mémoire d’une guerre qui l’a fait ou qui aurait pu la faire penser en termes de contrat passé entre le corps social et la communauté politique. De ce point de vue, le moment historique qu’elle choisit pour entrer dans le débat intellectuel – bien qu’elle l’ait faite de façon plutôt obscure, qu’évidente – fut un des plus appropriés pour penser l’être-ensemble d’une nation qui venait de se voir agir-ensemble [3] . 

D’autre part, si Social-democratism sau poporanism est, dans une certaine mesure, une profession de foi politique, écrit dans la visée précise de l’action politique concrète, si, autrement dit, il est à la fois entreprise intellectuelle et projet politique, Solidaritatea, en tant que porte-parole d’un «cercle d’études», ne saurait être dans son principe que le support d’une entreprise intellectuelle.

En outre, si le discours de Stere se plie aux exigences du militantisme politique et, simultanément, s’avère sensible au rigueurs d’une argumentation à vocation scientifique, Solidaritatea prétend plus qu’elle ne l’offre. Nous l’avons vu, son approche témoigne d’un caractère plutôt bigarré qu’unitaire. Il n’y a pas en effet un cadre général de pensée à même de circonscrire et fonder l’identité intellectuelle d’un groupe de personnes qui se réunissent afin de réfléchir ensemble. Par contre, Ion Mihălcescu, Şerban Ionescu, Bartolomeu Stănescu élaborent, à des niveaux de cohérence différents et à des degrés d’articulation variables, des voeux, des analyses, des critiques dont on entrevoit à peine les points de convergence. Les opinions véhiculées au moyen de la revue Solidaritatea s’opposent plus souvent qu’elles ne se rencontrent, sans aboutir à la précision d’un nombre de prémisses de nature à pourvoir de cohérence l’ensemble de la réflexion. D’ailleurs, le discours déployé entre les pages de la revue ne saurait être bien structuré du moment qu’il ne semble pas procéder, dans la majorité des cas, à une précision de la signification attribuée aux concepts avec lesquels l’on entend jouer. Le langage conceptuel et le sens de l’argumentation doit beaucoup, selon le cas, ou bien à un socialisme assez rudimentaire, ou bien à un libéralisme en résumé. En fait, comme ni même les membres du cercle n’ont pas la conscience d’une position spécifique dans le champs intellectuel et par conséquent, ni leur réflexion ne saurait se détacher par sa singularité et se constituer en option intellectuelle bien définie.

En revanche, une fois ses prémisses et ses sources acceptées, la cohérence de la pensée Stere - même si celle-ci n’est pas toujours politique –serait difficilement mise en question. Car, au-delà de l’analyse qu’il veut sociologique et scientifique, son discours a un seul personnage principal : la nation, une nation qui, soit qu’elle est mesurée quantitativement par la paysannerie, soit qu’elle est s’exprime par la voix des intellectuels, transcende la société concrète et fournit la seule norme légitime de l’agir politique.

De même, ce qui pourrait saisir un regard comparatif sur les deux entreprises roumaines c’est une certaine «inversion» des thèmes attendus. De la sorte, le théologien Şerban Ionescu n’hésite pas à invoquer la lutte de classes – un thème profondément non-chrétien – tandis que le «marxiste» Stere fait appel à l’harmonie sociale. En outre, agissant plutôt en «prêtres-ouvriers» qu’en représentants ou avocats d’un clergé qui reste majoritairement rural, les chefs de file de Solidaritatea s’adressent le plus souvent à un prolétariat que Stere continue à considérer toujours comme dépourvu de signification sociologique. En revanche, la paysannerie, foyer traditionnel d’une orthodoxie «forte» et «naturelle» voit son attachement religieux largement négligé par la pensée social-chrétienne, mais acquiert la place centrale dans une réflexion sociologique inspirée par le socialisme révisionniste.

 

 



[1] John Finnis, Fundamental of Ethics, Washington D.C., 1983, p. 1.

[2] Arthur Utz, Ethique sociale, Fribourg, 1960, tome I, pp. 64-69.

[3] Il est peut-être utile de rappeler que, pour cette raison, l’après-guerre, qu’il s’agit de la Première Guerre ou de la Seconde Guerre mondiale, a joué en époque privilégiée pour les réflexions et les entreprises politiques visant le renforcement du lien social. Pour ne donner que deux exemples, sur les deux niveaux cités, disons que les suites sociales de la Première Guerre ont déterminé le magistère catholique a prêter davantage attention aux conséquences sociales de l’aménagement de la communauté politique, tandis que la Seconde Guerre et la reconstruction qui l’a suivie se sont vue devenir le créneau chronologique privilégié pour la construction de l’Etat-providence.

 

 

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Last update: January 2003
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