<<Page précédente Sur l'auteur




Introduction

 

Éthique  et  politique


 

De la viabilité d’une perspective Éthico-politique

 

 

Le site de la rencontre entre éthique et politique porte encore le nom du bien commun. Sans doute, une affirmation pareille présente un certain côté problématique et, du point de vue de la modernité politique, peut sembler quelque peu anachronique. Toutefois, dès qu’il s’est adapté aux exigences de la théorie politique moderne, un tel concept peut-il encore jouer le rôle d’un bon instrument de lecture pour un champ politique d’une complexité de plus en plus accrue ? Une telle question provoque, de façon presque inévitable et selon une dialectique renversée, un jeu des interrogations croisées. Dès lors, avant de commencer l’esquisse d’une réponse, évidemment provisoire, une autre question, sous-jacente à la première, mais devenue déjà classique, ne saurait être laissée de côté : est-il encore possible d’approcher le politique dans une perspective éthique ?

On serait tenté de répondre que, même construit dans une pareille perspective, le discours ne pourrait avoir, tout au mieux, qu’une simple valeur rhétorique. La théorie et la science politiques prennent déjà pour une véritable axiome l’affirmation, dont Machiavel est le père reconnu, qui prône la séparation et l’irréconciliable et permanente tension entre le discours moral et celui politique. Autrement dit, l’intrusion des considérations de nature éthique rendrait faux et provoquerait d’emblée l’irrationalité du discours politique. Ayant une existence autonome, le politique est produit et expliqué à partir des raisons et procédures sur lesquelles il détient la souveraineté absolue. Sans doute, c’est la modernité qui consacre l’autonomie du politique et, en agissant de la sorte, elle le définit en tant qu’objet viable et exclusif de la science politique. L’entreprise intellectuelle moderne réussit-elle à libérer la tension qui lie l’éthique et le politique, à établir une fois pour toutes la frontière entre les deux champs d’analyse ?

Certainement, il n’est pas question de soustraire le phénomène politique de l’emprise du jugement moral, ni de nier la compétence de ce dernier sur le domaine politique. Sans doute, l’examen de la politique sous les espèces du bien et du mal garde toujours sa pertinence et sa dignité [1] . Ce que la modernité détruit c’est plutôt le statut privilégié des références éthiques, la primauté du jugement moral dans le domaine politique, tout en affirmant l’insuffisance et l’inefficacité cognitive et explicative d’une telle approche.

Inévitablement, l’ambivalence du langage fait que la démarche ne peut faire économie des nuances. Et cela parce que le langage de la politique, et notamment le langage de la politique démocratique, est doublement problématique. D’une part, il est toujours sujet à la vulgarisation, forçant constamment la science politique à préserver sa rigueur conceptuelle [2] . Qui plus est, le langage de la politique démocratique semble toujours courir le risque d’une telle vulgarisation puisque, en principe, il ne saurait devenir un instrument d’exclusion. Par contre, une société qui se déclare démocratique reconnaît par ce fait même la compétence politique égale de tous ses membres, consacre leur droit légitime de juger en matière de questions publiques et, en dernière instance, repose sur un tel jugement [3] . Dès lors, le langage politique est un langage d’une désolante généralité et dépourvu de rigueur aux yeux, par exemple, de la philosophie analytique, justement parce qu’il s’inspire largement du langage commun. Qui plus est, dans le langage politique courant, les mots gardent leur sens ambigu justement pour laisser la possibilité des interprétations multiples et accroître par là le nombre des potentiels destinataires du message [4] .

D’autre part, les instruments du langage politique font souvent l’objet d’incessantes disputes entre ceux qui le produisent et en font l’usage. En règle générale, on dirait que les idées et les concepts politiques sont marqués par au moins trois grandes caractéristiques :

 

a.         l’importance et le statut dont il jouissent dans le débat philosophique varient en fonction de l’époque et des enjeux sociaux et politiques que celle-ci apporte au devant de la scène (ainsi, la théorie politique moderne s’intéresse davantage aux problèmes de la liberté, de l’égalité, du bien-être et de la justice sociale que de la question du meilleur régime politique, de l’origine, des formes et de la justification de l’autorité) ;

b.         les concepts politiques sont toujours mis en question (même les concepts essentiels de la théorie politiques modifient leur sens selon la sensibilité politique de celui qui en use) ;

c.         enfin, les concepts politiques remplissent une fonction idéologique dans la mesure où ils acquièrent du sens sur le terrain d’une argumentation encadrée de façon idéologique [5] .

 

Sans doute, même le concept du politique fait problème, notamment pour le vocabulaire roumain, voir pour celui des principales langues européennes. Dans l’ordre du discours, le politique entre fréquemment en concurrence et en conflit avec la politique. Toutefois, par souci de méthode, on ne saurait superposer les deux puisqu’ils renvoient à des réalités distinctes d’ordre ontologique et, respectivement, épistémologique [6] .

A vrai dire, les deux notions appartiennent à des registres différents. Si la politique, perçue dans un sens en quelque sorte antique, désigne d’abord une manière d’être de la communauté en son ensemble, réunissant dans un même agora tout le corps des citoyens sous le signe de l’égalité et de la participation, le politique cherche plutôt à circonscrire dans le champs intellectuel un espace propre à la compréhension et à l’explication des phénomènes de nature politique, l’espace de la science politique. Dès lors, tandis que le sens de la politique s’avère plutôt compréhensif et fédérateur, le politique tend à délimiter un espace exclusif et élitiste, censée traduire dans un langage critique et muni de rigueur conceptuelle et discipline méthodologique les manifestations collectives d’une société donnée. Par conséquent, la politique précède nécessairement le politique, parce que ce dernier ne peut légitimement émerger qu’en présence des phénomènes politiques qui lui fournissent la matière première [7] . Si la politique désigne donc premièrement une activité humaine, à savoir l’action de donner sens à la vie en cité, le politique décrit un espace du champs intellectuel.

Il ne s’agit évidemment pas de proposer une application du critère moral à la politique. D’ailleurs, si le critère de l’action politique est donné par l’efficacité, alors la référence éthique reste marginale. En effet, la distinction weberienne entre éthique de conviction et éthique de responsabilité éclaire largement cette problématique. Si l’action politique se défini par l’observation des moyens et des finalités, alors on dirait que celui qui n’envisage cette relation que dans une perspective morale «se condamne à l’inaction et, par conséquent à l’impuissance, parce qu’il est amené à s’enfermer dans une perpétuelle contestation. Il ne peut que refuser le monde ou le maudire et, à la limite, vouloir le précipiter dans le néant d’une apocalypse appelée ‘révolution’» [8] .

Notre question de départ ne concerne pas un tel niveau de l’analyse. Par contre, elle se propose d’interroger la viabilité de concepts ayant un caractère éthique prononcé sur le terrain de la réflexion politique. La présence d’une dimension pareille dans le discours moderne sur la démocratie, nonobstant les nombreux essais de l’éliminer ou de la contourner, semble irréfutable. Quoi d’autre pourrait suggérer une affirmation – appartenant à un politiste de renom – selon laquelle «la réalité et l’idéal de la démocratie sont inextricablement liés ; la démocratie n’existe que pour autant que les idéaux et les valeurs qui s’y rapportent lui donnent vie» [9]  ? De tels propos ne sont pas singuliers. Au contraire, ils s’avèrent aussi fréquentes que ceux portant sur l’autonomie du politique. 

Il convient en même temps de noter que la consécration de cette autonomie du politique va de pair avec l’affirmation de la légitimité de la multiplicité des perspectives des interrogations politiques. Autrement dit, «si à travers  l’histoire, le problème politique a été conceptualisé de tant de manières différentes, c’est que la politique comporte par son essence une pluralité non seulement d’institutions mais de valeurs et d’objectifs. Toute conceptualisation de la politique à partir d’un concept unique manque l’essentiel parce que cette unification contredit le sens spécifique du domaine politique» [10] .

Qui plus est, la démocratie, avec la distance fatale qu’elle établit entre l’impératif démocratique – la définition normative de la démocratie – et l’indicatif démocratique – la définition descriptive de la démocratie – semble ancrer ses ressorts dans la tension entre éthique et politique. Une tension qui, surtout au cas de l’examen des régimes démocratiques plus que dans celui des autres arrangements politiques, témoigne souvent de l’insuffisance cognitive et explicative des démarches empiriques.

Ce qui ne revient pas à dire que la dimension éthique serait pour autant marginale. Par contre, elle est fondamentale au sens qu’elle définit la communauté politique dès le premier moment de son institution. Et ce parce que toute communauté politique s’ordonne autour d’un principe de justice distributive dont le premier bien à gérer est l’appartenance à la cité [11] . L’existence politique renferme nécessairement une dimension éthique car la communauté politique est définie en termes d’égalité et de reconnaissance de la qualité de membre en relation auxquelles tout jugement sur le caractère juste ou injuste de la communauté est forcé à se rapporter [12] .

Toutefois, le concept qui rend peut-être le mieux compte de la dimension éthique de la communauté politique et qui s’ordonne les questions concernant les rapports entre individus et communauté, les sens de la justice, de l’égalité et de la reconnaissance et celui de bonum commune – le bien commun.

Il est vrai, le bien commun est un concept vague, mais il n’est pas néanmoins vide de contenu. Inspirant une certaine réticence due à son caractère pré-moderne – dont les significations ne doivent pas être refusées pour autant – le bien commun ou le bien public semble garder son statut de concept viable de la pensée politique sur la démocratie et dans la démocratie. Toutefois, cela n’empêche que les questions concernant le contenu qui lui est assigné dans le contexte d’une société qui refuse de reconnaître une unité organique et un sens partagé de l’existence, constituent le sujet d’une dispute qui n’aboutit pas facilement à des conclusions.

D’abord, le désaccord dépend, en grande mesure, de la perspective que l’on adopte sur le bien humain [13] . On a ainsi à faire avec au moins deux grandes traditions : une tradition qui repose sur la pensée d’Aristote et qui assume une perspective «sociale» et une tradition tout aussi noble, qui renvoie à John Locke et qui s’organise autour d’une approche atomiste. Selon cette dernière, le bien humain est regardé sous l’angle de la capacité de chaque individu de l’accomplir ou de l’atteindre, l’association étant dans ce cas plutôt conjoncturelle. En revanche, selon la première perspective, la condition de la réalisation du bien réside dans le lien social même, à la fois fondement et partie de ce bien [14] .

En second lieu, la pierre de touche du débat est donnée par la question de savoir si ce bien commun jouit d’une existence en quelque sorte réelle et indépendante ou bien il résulte seulement de l’addition des biens particuliers. Cette dernière réponse, qu’offre en général l’école individualiste dans le sillage de Jeremy Bentham, efface toute différence essentielle et n’établit qu’une distinction numérique entre le bien commun et les biens particuliers [15] . En revanche, l’autre réponse, formulée dans la tradition d’Aristote et de St. Thomas, fait du bien commun une valeur nouvelle qui ne décrit pas nécessairement un «objet indivis ou un événement unique, ni une institution commune, mais un mode d’être qui dit lui-même une certaine communauté et qui se trouve réalisé dans les membres tout en respectant pleinement leur diversité» [16] . Le rapport qui s’établit dans ce cas entre le bien commun et le bien particulier - sans que se dernier se voit avili de quelque  façon que ce soit – est décrit par le procédé scolastique de l’analogie [17] .

Par conséquent, on dirait que le bien commun est le bien personnel d’une pluralité d’individus, dans la mesure où il est poursuivi par des moyens mis en commun et soutenu par un engagement réciproque de participation à la communauté au sein de laquelle les individus sont intégrés et reconnus à titre de membres et qui s’offre un Etat en tant que forme institutionnalisée de leur être-ensemble [18] . Autrement dit, le bien commun équivaudrait à un lien social réfléchi politiquement. L’avantage d’une telle compréhension du bien commun au niveau du lien social soumis au travail politique réside dans le fait qu’il englobe autant le bien commun entendu comme un bien extérieur commun – identifié par exemple au niveau de la jouissance commune d’un certain droit, le droit de propriété par exemple, qui appartient à tous solidairement, qui crée et ordonne donc une communauté, et auquel chacun n’y participe qu’en tant que partie – que le bien commun compris comme bien immanent à l’homme – portant sur l’épanouissement personnel entendu comme but commun englobant à titre de parties les perfections individuelles d’une pluralité d’hommes.

Aristote assimilait le bien commun à la concorde [19] qui règne entre les membres d’une cité, concorde qui traduit, à la fois, une communauté de vie et une forme d’amitié. Outre l’identité de la vision sur l’intérêt de la communauté en cause, la concorde civique présupposerait une identité de sentiments. Il s’agirait, par conséquent, d’une concordance dans l’ordre de l’action et non pas dans l’ordre de la spéculation. Quant à l’amitié, elle désignerait non pas une amitié intime, mais une amitié civique, qui prendrait forme à travers l’accord des rapports extérieures des individus ou des groupes dont les buts particuliers convergeraient de façon immédiate ou médiate vers le bien commun [20] . Une telle compréhension du bien commun, en dépit de son inspiration antique, paraît ne pas avoir perdu sa validité, bien que transposée dans le contexte d’une société démocratique moderne. Et ce parce qu’elle situe le bien commun au niveau de la solidarité organisée [21] de manière déscentralisée. Pour les membres d’une société, celui-ci devient une autre manière de dire et prouver leur volonté commune d’agir et de vivre ensemble, le synonyme de res publica, du liant qui tient unie une société. Autrement dit, «le bien commun réside dans le lien social même, dans l’état de société et dans ses progrès successifs» [22] .

Évidemment, le coup mortel qui a frappé la conception traditionnelle reposant sur la hiérarchie aristotélicienne et thomiste des biens ou sur la «concentricité» des cités augustiniennes c’est l’émancipation de la «cité terrestre» qui affirme reposer sur un contrat conclu par les hommes indépendamment de toute volonté supérieure. En égale mesure, le processus que l’on appelle d’habitude modernité et dont le trait essentiel réside dans la subjectivation du sens de toute histoire individuelle a rendu inacceptable la conception scolastique et néo-scolastique d’un bien commun défini en termes de finalité commune. Coincé entre un organicisme devenu obsolète et un individualisme refusant toute finalité collective, le bien commun se voit forcé ou bien d’emprunter une connotation despotique, ou bien de se fondre dans l’intérêt général. Aussi, pour préserver sa validité conceptuelle dans un contexte marqué par l’individualisme autant méthodologique que sociologique, le bien commun procède-t-il à une approximation de son contenu de bien public au moyen de la délibération et du consensus, un contenu qui devient par là non pas tant relatif qu’évolutif [23] .

Dès lors, à défaut de toute possibilité de lui donner une définition objective, le bien commun ne peut retrouver son sens que dans la volonté de coopération mutuelle, dans la capacité de déceler dans le lien social un bénéfice et une dette réciproques, ceux dérivée du partage d’un même espace publique et de la volonté de constituer une société de personnes. Or, c’est justement en ce sens que le bien commun acquiert, avant tout, un sens politique fort puisqu’il rend compte et justifie à la fois la fonction intégrative du politique.

D’ailleurs, la poursuite du bien commun est avant tout une responsabilité politique puisque la conception d’un cadre institutionnel adaptés aux exigences de l’intégration des membres au sein de la communauté politique à titres de parties, et à la fois du respect de la liberté et de l’égalité de traitement de ces membres à titre de personnes en est une condition indispensable [24] . Le cas exemplaire à même de démontrer presque irréfutablement la manière selon laquelle le bien commun acquiert un sens politique fort et fait l’objet d’une responsabilité politique partagée entre tous les membres de la communauté politique c’est le préambule de la Constitution américaine, qu’il vaut la peine de reproduire :

Nous, le Peuple des États-Unis, dans le but de former une union plus parfaite, d’établir la justice, d’assurer la tranquillité domestique, de pourvoir à la défense commune, de promouvoir le bien-être général et de garantir les bienfaits de la liberté pour nous-mêmes et pour notre postérité, décrétons et promulguons cette Constitution pour les États-Unis de l’Amérique.

En effet, dans une telle perspective, la démocratie et le bien commun représentent non seulement deux notions qui se trouvent en accord, mais, bien davantage, deux concepts qui sont destinés à se rencontrer continuellement et garantir réciproquement leur survie. Deux seraient les principaux point de convergence à même de témoigner du fait que les réalités politiques et sociales respectives désignées par les concepts en cause ne peuvent mener une existence séparée : d’une part, la démocratie ne saurait dépasser son sens de procédure que dans une société qui équivaut de manière très concrète le bien commun au lien social ; à son tour, le bien commun ne peut gagner de consistance que dans une société dont l’attachement à la démocratie se trouve constamment vérifié dans les comportements sociaux.

On ne saurait équivaloir l’unité du bien commun d’une société démocratique à l’uniformité ou à une harmonie intégrale. Son contenu défini au niveau du lien social, il est plutôt censé exprimer le degré de cohérence et la volonté d’unité de cette même société. Dès lors, au-delà de sa vigueur, le bien commun est immanquablement traversé par des tensions, des conflits d’intérêts et d’idées, voire par des contradictions insolubles. En effet, «il n’est jamais et il ne saurait être atteint effectivement dans sa plénitude conceptuelle, car il fait sans cesse l’objet de contestations, d’approximations et d’ajustements au cours de l’activité politique quotidienne qui, elle aussi, n’a point de terme» [25] .

Par conséquent, la dispute sur le bien commun et sur les mécanismes de sa mise en ¶uvre devient la voie même par laquelle un régime politique démocratique peut prétendre à dépasser le simple sens de procédure. C’est que le bien commun, jamais connu de façon complète et toujours susceptible d’être enrichi, fournit à la démocratie son sens de système fondé sur la participation, le débat et le consentement [26] . Et la forme juridico-politique que ceux-ci reçoivent dans le cadre de la démocratie moderne est celle de la délibération aux sein de l’institution représentative. En effet, l’artifice de la représentation ne permet pas seulement la transposition du débat autour du bien commun de l’agora antique réunissant tous les citoyens au sein du parlement moderne, mais rend en égale mesure possible la préservation de son unité de sujet et de sa consistance dans une société de grandes dimensions. Car, pour reprendre l’argument de Carl Schmitt, représenter c’est rendre visible et présent un être invisible à travers un être publiquement présent. Dès lors, la dialectique du concept réside en ce que l’invisible est supposé comme absent, mais en même temps il est rendu présent [27] .

En outre, la recherche du bien commun à travers la délibération politique repose sur la présomption démocratique qui fait du gouvernement de la cité un bien public. De fait, un des projets qui sous-tend l’entreprise démocratique moderne est celui de l’élimination du pouvoir invisible du sein des sociétés humaines afin de donner vie à un gouvernement dont les actions soient accomplies au grand jour [28] . Plus précisément, le bien commun prend contour par le truchement de la délibération parce que la démocratie se refuse en théorie de faire appel à toute justifications au moyen des arcana imperii, des mystères de l’Etat. Par conséquent, le bien commun démocratique est commun, non pas parce qu’il fait reposer son unité et sa supériorité sur la référence à une entité extérieure au monde politique – à l’exemple de Dieu -, mais justement parce que son contenu est publiquement affiché et débattu devant les yeux de la société entière. Qui plus est, la transparence supposée du pouvoir et de l’action politique démocratiques fait que le bien commun garde sa dimension participative. Autrement dit, reprenant l’argumentation que Kant construit en Zum ewigen Frieden, si toutes les actions concernant les droits des autres personnes qui ne sont pas susceptibles d’être rendues publiques sont injustes, alors la transparence du pouvoir et de la délibération assure non seulement la chance des citoyens de contrôler les actes du gouvernement, mais elle fourni en elle-même une forme de contrôle par la distinction qu’elle établit d’emblée entre licite et illicite [29] .

Qui plus est, «un régime de libres discussions et qui met la discussion au c¶ur de ses institutions implique la supposition que les hommes qui cherchent le Bien Public ne le trouvent pas aisément et s’entr’aident à le trouver en faisant de lui l’objet de leur conversation ou ‘parlement’» [30] . De la sorte, la délibération démocratique et le bien commun entretiennent un rapport extrêmement intime. D’une part, la rencontre et l’affrontement des projets et des opinions politiques alternatives gagne réellement de sens dans la mesure où ceux-ci se manifestent comme moyen d’expression de ce bien. D’autre part, la consistance de la délibération, à travers le contenu, toujours fragmentaire, dont elle pourvoit le bien commun, est à même de prouver la mesure dans laquelle une société est pourvue de vie.

Le régime politique démocratique suppose en quelque sorte une hiérarchie des biens dans la mesure où il ne s’avère fiable et efficace que dans une société qui identifie dans sa propre cohésion un bien supérieur aux autres finalités particulières et circonstancielles, finalités qui participent, en dernière analyse, à leur tour, à ce même bien, et, à la fois, reconnaît que ce bien commun est constamment problématique. Si ce bien se trouve situé au niveau de la volonté de coopération réciproque, alors la responsabilité qui en découle ne revient pas exclusivement à certains centres de décision éloignées et mystérieux, mais devient d’emblée une affaire de tous les citoyens.

Conséquemment, ce n’est pas seulement àl’Etat d’être l’agent du bien public, mais à la société en son ensemble. Par contre, la consécration de l’Etat en tant qu’unique agent du bien commun détermine un avilissement du concept au rang de justification d’entreprise de domination [31] . Lien social politiquement réfléchi, le bien commun démocratique est travaillé par tout un éventail de corps sociaux intermédiaires qui se placent hors de la zone de contrôle de l’Etat : familles, écoles, associations, communautés religieuses, syndicats etc. Il est vrai qu’une telle vision du bien commun ne peut prétendre à l’actualité que dans une société structurée, dont la règle principale, censée régir les rapports entre individus et groupes, est donnée par la confiance réciproque.  En d’autres mots, le bien commun, en tant que présence quotidienne et en quelque sorte discrète et dissoute dans le tissu social, n’est rendu possible que dans la mesure où la confiance est élevée au rang d’institution sociale. Ainsi, si la démocratie représente une institutionnalisation de l’incertitude [32] , un risque de l’incohérence et de la discontinuité constamment assumé, alors seulement une société qui identifie le bien commun dans l’harmonie problématique de ses membres saurait se permettre à recourir à la règle démocratique. Conséquemment, la démocratie ne peut fonctionner comme incertitude institutionnalisée que dans la mesure où la société représente une institutionnalisation de la confiance.

La relation entre démocratie et bien commun est donc une relation à double sens. Un double sens capable de démontrer que, dans une société dont les rapports intérieures suivent la règle démocratique, le bien commun ne peut être localisé et révélé de façon précise. Le même double sens indique également le fait que le bien commun se manifeste avant tout dans la forme institutionnelle de la consécration et de la garantie des droits et des libertés personnelles, sans lesquelles il serait dépourvu de ses propres agents. Dès lors, la question du bien commun implique une responsabilité politique qui réside dans la mise en forme d’un cadre institutionnel approprié. En revanche, la mise en ¶uvre, entraînant la société entière, dépasse l’horizon de la politique. Pour faire bref, dès le moment où il est compris de manière démocratique, le bien commun se trouverait au carrefour de l’affirmation des droits et des libertés personnelles et de la volonté d’endosser une responsabilité civique.          

Dans la tradition de la réflexion politique roumaine [33] , le bien commun – présent souvent dans l’ordre du discours – ne reçoit pas en effet une valeur proprement politique. Le bien commun – «binele obştesc», «binele sau folosul de obşte» - relève plutôt d’une éthique individuelle dont le sujet presque exclusif est le prince. Le prince est l’agent principal de ce bien commun au moyen de la charité qu’il est censé déployer sur ses sujets, une charité ordonnée par les commandements chrétiens de la piété et de la pitié. Bien qu’il vise l’harmonie, la paix intérieure, la stabilité et le bien-être spirituel et matériel de la politie, le prince ne serait pas tenu oeuvrer au bien commun par un souci de nature politique, mais par acquis de conscience. Autrement dit, le devoir du souverain est jugé en rapport avec sa conscience de chrétien et non pas en termes de responsabilité envers une communauté politique. Attribut régalien, le bien commun est le fruit de l’éthique personnelle du prince et non pas de la raison politique. Une telle perception du bien commun efface donc en principe la distinction entre éthique de conviction et éthique de responsabilité tout simplement parce que le problème du bien commun se situe d’abord au niveau de la conscience individuelle du souverain et ne reçoit qu’ensuite une projection politique. Dans un monde qui, tard dans son histoire, n’est pas désenchanté, le bien commun est identifié au niveau du lien social, mais sa compréhension reste a-politique.

Aussi, dans le cas roumain, le ressort théologique des solidarités organiques et organisées auquel s’ajoute une construction de l’identité collective sur le terrain de la mythologie nationale proposée et ensuite confisquée par l’Etat empêchent-ils le bien commun de se définir comme bien public animant un espace public structuré qui s’organise autour du point de rencontre entre la dynamique spontané des membres de la société et l’action politiquement organisée des institutions publiques [34] .

 

 

v

 

Notre étude se donne pour tâche de partir à la recherche d’une forme de conciliation moderne entre éthique et politique à travers la mise en valeur du bien commun.

Par conséquent, une première partie (chapitre I) sera consacrée à l’analyse d’une formule déjà consacrée de cette conciliation et qui joue en repère de l’articulation entre la perspective éthique et le projet politique, à savoir la doctrine sociale élaborée par le magistère catholique et mise en oeuvre par la démocratie chrétienne. La cohérence de cette solution de conciliation entre l’éthique et le politique avait commandé, de notre part, une présentation critique plus détaillé et systématisée que celle dont ont bénéficié les autres approches envisagées.

La seconde partie de notre étude (chapitre II et chapitre III) se situe dans le cadre plus ample de l’analyse de la réflexion politique roumaine qui fait usage de l’éthique en tant qu’horizon théorique privilégié. Pourquoi donc cette juxtaposition des débats couchés dans une revue d’inspiration social-chrétienne, Solidaritatea, et la pensée de Constantin Stere ? Qu’y a-t-il de comparable entre Şerban Ionescu, Bartolomeu Stănescu, Ion Mihălcescu, d’une part, et Constantin Stere, de l’autre ? Il s’agit, justement, de la recherche d’un site théorique –entreprise par les deux parties d’une manière différente - où politique et éthique pourraient se joindre sans que la modernité de la pensée soit affectée.

Finalement, une dernière partie se propose d’interroger la possibilité d’une réflexion sur bien commun en tant que perspective d’analyse éthico-politique du post-communisme roumain.

 

 

 

 



[1] Julien Freund, Qu’est-ce que la politique?, Paris, 1965, pp. 5-6.

[2] Une des approches qui jouissent d’une popularité assez large de nos jours est celle de l’analyse linguistique des concepts politiques; selon cette approche, les concepts qu’emploie la pensée philosophique devraient être analysés au niveau de leur usage dans le langage commun, usage qui précède leur consécration théorique; pour éclaircir le recours aux concepts, il ne suffit pas d’examiner les transactions verbales entre les locuteurs ordinaires, mais de déceler la place qu’occupe le concept dans l’ensemble de croyances et valeurs ou il acquiert de sens. Voir David Miller, Social Justice, Oxford, 1976, pp. 2-5.

[3] Daniel Barbu, Şapte teme de politică românească, Bucarest, 1997, p. 14.

[4] Norberto Bobbio, Droite et gauche, Paris, 1996, pp. 84-85.

[5] David Miller, Social Justice, Oxford, 1976, p. 5.

[6] Daniel Barbu, Şapte teme de politică românească, pp. 15-16.

[7] Un des lieux communs du discours sur l’Europe Centrale et Orientale c’est la «réinvention du politique». D’abord, il s’agirait plutôt d’une réinvention de la politique, d’un regain de sa dignité et d’une re-conception de son sens. En second lieu, nous sommes en droit de nous demander si la chute des régimes communistes marque vraiment le point de départ pour une réinvention ou une renaissance de la politique. Plus précisément, il s’agit de voir si la période totalitaire se définit essentiellement par la mort ou la disparition complète de la politique. Une réponse affirmative équivaudrait à la consécration d’un monopole exclusif des sociétés démocratiques en la matière, d’une «politique des droits de l’homme», une politique du citoyen. Or, même au sein d’une société démocratique moderne, la politique est associée principalement à l’Etat. Qui plus est, dans une perspective de l’histoire moderne, l’Etat passe devant le citoyen en tant que sujet de la politique. Par conséquent, au-delà de toute considération relevant d’une morale élémentaire, l’Etat totalitaire ne saurait voir refusée sa dimension politique. Par contre, selon une approche similaire à celle proposée par Carl Schmitt, l’Etat totalitaire – ou, à tout le moins, son modèle théorique -, tout comme l’Etat européen classique, loin d’exclure la politique, la fait sienne en s’affirmant comme son unique sujet. Il est vrai que, en continuant le parallélisme, par le monopole de la politique, l’Etat totalitaire procède à une stérilisation de sa propre société car, à son intérieur, définit par la «tranquillité, la sécurité et l’ordre», il n’y a que la police, la politique y est absente. Dès lors, au cas de l’Europe Orientale, si au niveau de la société il pourrait s’agir d’une réinvention de la politique, au niveau de l’Etat la question est de réassoir, repenser et réorienter la politique.

[8] Julien Freund, Qu’est-ce que la politique?, Paris, 1965, p. 7.

[9] Giovanni Sartori, Théorie de la démocratie, Paris, 1973, p. 376.

[10] Raymond Aron, Etudes politiques, Paris, 1972, p. 156.

[11] «The primary good that we distribute to one another is membership in some human community», Michael Waltzer, Spheres of Justice, New York, 1983, p. 31.

[12] Voir à cet égard, Michael Waltzer, Spheres of Justice, surtout ses propos sur l’égalité complexe, l’appartenance et la reconnaissance.

[13] Sur la difficulté de conçevoir le bien en tant qu’objet de l’éthique, voir J.L. Makie. Ethics, Inventing Right and Wrong, Penguin Books, 1977, pp. 50-63.

[14] Charles Taylor, «The Nature and Scope of Distributive Justice», in Frank S. Lucash (ed.), Justice and Equality Here and Now, Ithaca and London, 1986, pp. 37-38.

[15] Arthur Utz, Ethique sociale, Fribourg, 1960, tome I, p. 96.

[16] Ibidem, loc.cit.

[17] «Le bien commun est un universel analogique au sens scolastique de l’analogia proportionalitatis propriae, tout comme le concept d’être. Partout où quelque chose existe, il y a de l’être. Et pourtant chaque chose a un autre être. Il n’y a donc pas d’être universel qui serait le même dans tous les êtres, comme il y a par exemple un être humain réalisé univoquement dans tous les hommes. Le concept d’être ne se réalise qu’analogiquement dans les divers êtres. Et pourtant, malgré la diversité contenue dans le concept analogique, celui-ci reste un universel commun à tous les êtres», Ibidem, pp. 108-109.

[18] Julien Freund, Qu’est-que la politique?, Paris, 1965, p. 38.

[19] Cicéron fait lui aussi appel à la concorde pour définir la société politique, une concorde qui repose sur la justice et qui est mise en comparaison avec l’haronie du concert musical, Etienne Gilson, Les métamorphoses de la cité de Dieu, Paris, 1952, p. 38.

[20] Ibidem. pp. 50-51.

[21] Alexandru Duţu, Ideea de Europa, Bucarest, 1999, p. 9. Les solidarités organiques s’entre-tissent au niveau de la vie privée et des petites communautés suivant le modèle de la parenté, tandis que les solidarités organisées sont proposées et gérées par le pouvoir politique.

[22] Bertrand de Jouvenel, De la souveraineté, Paris, 1995, p. 150.

[23] Chantal Millon-Delsol, L’Etat subsidiaire. Ingérence et non-ingérence de l’Etat: le principe desubsidiarité aux fondements de l’histoire européenne, Paris, 1992, pp. 186-188.

[24] Michael Novak, Démocratie et bien commun, Paris, 1991, p. 129.

[25] Julien Freund, op.cit., pp. 55-56.

[26] Exemplaire de plusieurs points de vue à cet égard est l’observation qu’Alexander Hamilton fait dans The Federalist no.1 : «it seems to have been reserved to the people of this country, by their conduct and example, to decide the important question, whether the societies of men are really capable or not of establishing good government from reflection and choice, or whether they are forever destined to depend for their political constitution on accident and force», The Federalist Papers, edited by Clinton Rossiter, Penguin Books, 1961.   

[27] Carl Schmitt, Verfassungslehre, cité par Norberto Bobbio, Il futuro della democrazia, Turin, 1984, p. 89.

[28] Norberto Bobbio, Il futuro della democrazia, p. 18.

[29] Immanuel Kant, Zum ewigen Frieden, cité par Ibidem, loc.cit.

[30] Bertrand de Jouvenel, op.cit, p. 142.

[31] Alexandru Duţu, Ideea de Europa, p. 136.

[32] Adam Przeworski, Democraţia şi economia de piaţă, Bucarest, 1996, p. 22.

[33] Voir à cet égard le commentaire de Alexandru Duţu, Ideea de Europa, pp. 114-153.

[34] Ibidem, pp. 136-140.

 


 

<<Page précédente Sur l'auteur


© University of Bucharest 2002. All rights reserved.
No part of this text may be reproduced in any form without written permission of the University of Bucharest, except for short quotations with the indication of the website address and the web page.
Comments to:Alexandra Ionescu
Last update: January 2003
Text editor&Web design: Raluca OVAC