Mariana TUTESCU, L'Argumentation
Introduction à l'étude du discours

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Chapitre V
ARGUMENT / NON ARGUMENT / CONTRE-ARGUMENT
La relation argumentative

                    Pivots de l'argumentation, éléments qui assurent son ancrage, les arguments sont des topoï, c'est-à-dire des trajets que l'on doit obligatoirement emprunter pour atteindre une conclusion déterminée.

                    Constructions de l'énonciateur, les arguments ne sont pas sans rapport aux lieux aristotéliciens.

                    Cadres que respecte l'argumentation, les arguments sont des raisons que l'on présente pour ou contre une thèse. À ce sujet, les arguments sont à distinguer des inférences. Celles-ci représentent l'application d'une règle. Une raison n'est pas une inférence. La justesse d'une inférence, la correction d'un raisonnement se fondent sur la forme et non sur le contenu. L'argument, par contre, tient du contenu sémantique, plutôt sémantico-logique. L'argument peut être fort ou faible, alors que l'inférence est correcte ou incorrecte.

                    C'est grâce aux arguments que les opérations discursives fonctionnent.

                    H. PORTINE conçoit les arguments comme « microcosmes socioculturels étiquetables » (1983: 22).

                    La production d'un argument est régie par le discours; c'est pourquoi la découverte des arguments se fait par des procédures sémantico-interprétatives et pragmatico-actionnelles de construction et de déconstruction du discours. Ce sont la cohérence du discours, les règles de sa grammaticalité qui nous permettent de déceler les arguments.

                   1. Soit un discours appropié et légitime pour la conclusion (P):

                    (P) Ne fumez plus

                   et les propositions p suivantes:

                   (1) Le tabac provoque des cancers du poumon.

                   (2) Le tabac fait jaunir l'ongle qui porte la cigarette.

                   (3) Cela ruine un pays comme la France, étant donné que nous importons toute notre consommation, se dit Pierre Dupont.

                   (4) Vous êtes allergique et vous continuez à fumer.

                   Les propositions (1) - (4) sont des arguments pour P. À remarquer que dans cette classe argumentative faite d'arguments pour, (1) est plus fort que (2), (3) ou (4). C'est une preuve.

                   Les propositions:

                   (5) Le tabac permet d'endurer les misères de la vie.

                   (6) Le tabac met de l'ambiance dans les soirées

                   sont des arguments contre P, c'est-à-dire des contre-arguments.

                    Les propositions:

                   (7) Le tabac est une plante de la famille des solanacées, originaire d'Amérique, haute et à larges feuilles, introduite en France sous François II par Jean Nicot.

                   (8) Les cerisiers fleurissent en mai.

                   n'ont rien à voir avec (P); ce sont des non-arguments.

                   3. La proposition (1) est un argument pour P parce qu'on peut reconstituer un discours explicitant le rapport sémantique de (1) à P. Des implications conventionnelles sont mobilisées dans l'explication de la signification de (P), telle la séquence suivante, qui rend la structure discursive rattachant un argument à la conclusion:

                   (9) Vous craignez d'avoir une maladie très grave; le cancer du poumon en est une. Le tabac provoque des cancers du poumon. Donc ne fumez plus (=P).

                    Il sera impossible de reconstituer, de la même manière, un texte qui rattache (7) et (8) à P ou (5) et (6) à P.

                    On dira donc qu'une proposition p est un argument dans un discours concluant P si et seulement si le texte reconstitué p ........... P forme un discours cohérent. C'est la règle de relation, aspect des opérations discursives de cohérence qui se trouve mobilisée dans ce processus de reconstitution du rapport existant entre argument(s) et conclusion ou inférence.

                   4. Une proposition p est un contre-argument pour P si le texte reconstitué p......non P est cohérent. En termes plus précis, p est un

                   contre-argument pour P si le texte reconstitué p ........... P comporte une contradiction. Soit p l'exemple suivant:

                   (10) Vous souhaitez mieux endurer les misères de la vie.

                   Si l'on procède à l'enchaînement de (10) avec (5):

                   (5) Le tabac permet d'endurer les misères de la vie,

                   la conclusion accréditée sera non P:

                   Donc fumez!

                    Pour distinguer l'argument du non argument et l'argument du contre-argument, il faut donc reconstruire un discours sous-jacent et discuter en termes de cohérence discursivo-textuelle (M. CHAROLLES, 1979: 68).

                   5. Le sens d'un énoncé comporte, comme partie intégrante, constitutive ce que J.-Cl. ANSCOMBRE et O. DUCROT (1983) appellent la 'force argumentative', c'est-à-dire une forme d'influence sur le destinataire, une orientation argumentative.

                    Signifier, pour un énoncé, c'est orienter, c'est accréditer une certaine conclusion. Argumenter pour la conclusion C au moyen de l'énoncé A, c'est « présenter A comme devant amener le destinataire à conclure C», « donner A comme une raison de croire C » (J.-Cl. ANSCOMBRE et O. DUCROT, 1976: 13). Ainsi, en disant à quelqu'un:

                   (11) Tu es presque à l'heure,

                   l'énonciateur ne présente pas son énonciation comme destinée à lui signaler son retard, bien que son désir fût peut-être de lui faire tirer cette conséquence. Aussi est-il impossible, si le retard est tenu pour fautif, d'enchaîner l'énoncé en question avec une formule de reproche:

                   (11)(a) *Tu te fiches du monde, tu es presque à l'heure.

                   C'est que l'opérateur presque introduit un argument fort pour une conclusion favorable, positive. L'emploi de presque dans un énoncé introduit un présupposé pragmatique d'appréciation favorable, méliorative. Ce trait argumentatif le distingue de l'opérateur parasynonyme à peine, lequel conduit vers une conclusion minimisante, négative. La direction argumentative de à peine amène un effet dévalorisant.

                   5.1. Dans cette perspective, il faut distinguer argument et preuve. On peut tenir p pour un argument sans le tenir cependant pour un argument décisif. Il peut accréditer une conclusion sans l'imposer. Cette distinction nous permet d'envisager un ordre parmi les arguments, en parlant d'arguments plus forts, décisifs ou preuves et d'arguments plus faibles ou arguments.

                    Disons, pour l'instant, que des connecteurs tels puisque et car introduisent des preuves. Ainsi dans:

                   (12) Jean est arrivé puisque j'ai vu sa voiture devant la maison,

                   l'énonciateur accomplit par la première proposition un acte d'ASSERTION, il annonce l'arrivée de Jean, dont la preuve, la raison ou la justification est renfermée dans le contenu sémantique de la seconde proposition:

                   (12)(a) J'ai vu sa voiture devant la maison.

                   À ce sujet, Jean est arrivé, la première proposition, est une sorte de conclusion. Par conséquent, on ne pourra pas dire:

                   (13) * J'ai vu sa voiture devant la maison, puisque Jean est arrivé.

                   L'ordre argumentatif en est contraignant: CONCLUSION (ASSERTION) + RAISON (PREUVE).

                    On remarquera aussi, dans le texte ci-dessous, la présence d'une preuve introduite par car:

                   (14) Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse (A. Camus, La Peste).

                    L'argument décisif formé par la croyance du personnage Rieux que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais fournit la raison ou la justification de l'assertion antérieure: cette allégresse était toujours menacée. On peut observer dans cet exemple l'existence d'une classe argumentative, paradigme d'arguments qui conduisent vers la même conclusion de prédiction pessimiste:

                    (E1) le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais;

                    (E2) le bacille de la peste peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge;

                    (E3) il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles;

                    (E4) le jour viendra où la peste réveillera ses rats et

                    (E5) elle /la peste/ les /rats/ enverra mourir dans une cité heureuse.

                    Cette classe argumentative est structurée par un ordre croissant, plus précisément par l'ordre 'nestorien' [22]. Les arguments du début et de la fin de l'argumentation, c'est-à-dire (E1) et (E4) - (E5), sont les plus solides. (E2) et (E3), arguments du milieu, sont sémantiquement inclus dans (E1).

                   6. Les arguments peuvent être explicites et implicites, comme ils peuvent être possibles (ou virtuels) et décisifs.

                    La structure grammaticale de la langue distingue argument possibles et argument décisif. J.-Cl. ANSCOMBRE et O. DUCROT (1976) parlent, à ce sujet, d''argumentation virtuelle'. C'est le cas, par exemple, des tournures concessives. En disant:

                   (15) Bien que Jean vienne, Pierre restera,

                   on reconnaît l'énoncé Jean viendra apte à appuyer la conclusion Pierre ne restera pas. Mais on refuse de l'utiliser, parce qu'on a des raisons d'admettre la conclusion inverse.

                    Une autre raison de ne pas utiliser un énoncé, tout en le considérant comme un argument possible, est qu'on le croie contestable ou faux. Une concesive potentielle ou irréelle:

                   (16) Même si Jean vient (était venu), Pierre partira (serait parti)

                   montre à la fois qu'on accorde à la proposition subordonnée une certaine potentialité argumentative (la venue de Jean est un argument possible contre le départ de Pierre), et qu'on refuse de l'accepter pour vraie.

                    Il faut donc, pour décrire les concessives, recourir au concept d'«estimer A argumentativement utilisable en faveur de la conclusion C », en attendant par là: « admettre que quelqu'un puisse argumenter pour C au moyen de A si, en plus, il croit A vrai et n'a pas, par ailleurs, de raison de refuser C » (J.-Cl. ANSCOMBRE et O. DUCROT, 1976: 15). Cette notion permet aussi de mieux formuler la description sémantico-pragmatique de mais, conjonction qui marque une opposition entre les conclusions qu'on pourrait tirer des propositions conjointes. On dira, à cet égard, que P mais Q donne à entendre que P est utilisable en faveur d'une certaine conclusion C, et que Q est utilisable en faveur de la conclusion inverse, sans que le locuteur lui-même prenne forcément parti soit pour C soit pour non-C.

                    Il en résulte qu'un argument, « même s'il donne l'impression d'être particulièrement solide, ne peut se déduire more geometrico qu'à la suite de multiples coups de pouce » (J.-Bl. GRIZE, cit. ap. G. VIGNAUX, 1976: 31).

                   7. Une relation argumentative s'établit entre deux énoncés, A et C, lorsque A est présenté comme destiné à faire admettre, à justifier l'énoncé C. A sera l'argument et C la conclusion. En d'autres termes, l'argument (A) est présenté comme donnant une raison (jugée suffisante) pour faire admettre la conclusion (C). Soit cet exemple:

                   (17) Il fait chaud. Je vais à la piscine.

                                     A                                       C

                    L'énoncé A (Il fait chaud) constitue une raison suffisante pour accréditer la conclusion C (Je vais à la piscine).

                   L' énoncé:

                   (18) Il est là, puisqu'il y a de la lumière chez lui

                   témoigne d'une relation argumentative réduite au schéma: C puisque A, puisque signalant une preuve. Le fait qu'il y a de la lumière chez lui est la justification qui me conduit à la conclusion qu'il est là. Soit aussi ces exemples:

                   (19) Tu vas me dire, puisque tu sais tout.

                   (20) Réponds, puisque tu sais tout !

                   d'interpréter les paroles de l'orateur, de suppléer les chaînons manquants, ce qui ne va pas sans risque. En effet, affirmer que la pensée réelle de l'orateur et de ses auditeurs est conforme au schème que nous venons de dégager, n'est qu'une hypothèse plus ou moins vraisemblable. Le plus souvent d'ailleurs nous percevons simutanément plus d'une façon de concevoir la structure d'un argument » (1958: 251).

                    Les arguments et les schèmes argumentatifs assurent la cohérence du discours; ils constituent le siège des opérations de justification et favorisent la schématisation discursive.

                    Les schèmes argumentatifs sont basés sur des inférences, des rapports logico-syntaxiques et sémantiques, ainsi que sur les topoï graduels et les mouvements argumentatifs.

                    Dans ces réseaux argumentatifs, la conclusion est bien souvent implicite. Les arguments y sont soit co-orientés, s'il conduisent vers une même conclusion, soit anti-orientés s'il conduisent vers des conclusions opposées.

                    Ainsi, dans les schèmes de sous (22) et (23), les arguments sont co-orientés. Par contre, dans des cas tels que:

                   (24) Il pleut mais je sors quand même.

                   (25) (A) - Allons à la gare à pied!

                    (B) - C'est loin.

                   les arguments sont anti-orientés. Ainsi, à propos de (24) on dira que l'énoncé Il pleut conduit vers la conclusion « Je ne sors pas », alors que l'énoncé Je sors quand même, rattaché au premier par mais, infère à la conclusion inverse, appuyée d'ailleurs par le connecteur concessif de 'rattrapage' quand même.

                    Dans le dialogue de sous (25), l'intervention réactive de (B) véhicule un contenu argumentatif caractérisant la distance entre les lieux dont il est question comme permettant de tirer la conclusion « Il vaut mieux ne pas y aller à pied ».

                   À lire O. DUCROT, si cette conclusion s'impose, c'est parce que l'usage du mot loin dans ce contexte, convoque un topos selon lequel, plus une marche est longue, plus elle fatigue, la fatigue étant vue elle-même comme une chose à éviter.

                    Pour induire la réciproque de ce topos (Moins la marche est longue, moins elle fatigue) et la conclusion inverse, la réplique de (B) aurait dû être:

                    (B') - Ce n'est pas loin.

                   Dans ce cas, les arguments auraient été co-orientés.

                   On voit de cette manière que la situation dont on parle (la distance) est ainsi caractérisée à partir du topos que l'on choisit pour justifier, à partir d'elle, une certaine conclusion.

 

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