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IV. LES CHANSONS DE GESTE

 

              

À la fin du XIe et dans les premières décennies du XIIe siècle la jeune littérature française se manifeste dans deux formes éblouissantes: les chansons de geste dans le domaine d'oïl et la poésie lyrique des troubadours dans le domaine d'oc.

              

1. Définitions

              

Poèmes épiques, confirmant le lieu commun selon lequel l'épopée serait la forme de manifestation la plus archaïque de la littérature, les chansons de geste, dont le nom exprime aussi bien la thématique que la forme d'expression, sont d'amples productions narratives chantées qui traitent des hauts faits du passé - geste vient du latin res gestae qui veut dire faits accomplis, exploits. La plus ancienne de ces chansons - qui est aussi la plus célèbre - la Chanson de Roland, date très probablement de la dernière décennie du XIe siècle. Dans les premières années du XIIe siècle on peut situer la Chanson de Guillaume et le fragment de Gormont et Isembart. La plupart des chansons de geste datent du XIIe et du XIIIe siècle. Leur veine s'est épuisée au XIVe siècle, mais leur thématique subsiste dans des remaniements et mises en proses même au XVe siècle. 

              

Le style épique

 

Le caractère nettement formulaire du style épique, la forte structuration du récit, les motifs utilisés et sans cesse repris depuis la Chanson de Roland assurent aux chansons de geste une très forte cohésion formelle. Celle-ci tient tout d'abord à l'emploi d'unités sémantiques appelées laisses, équivalents approximatifs de la strophe, de longueur inégale, homophones, assonancées (l'assonance supposant l'identité à la fin du vers de la dernière voyelle accentuée), chaque laisse étant construite sur la même assonance. Le vers des plus anciennes chansons de geste est le décasyllabe «a minori», comportant une césure après la quatrième syllabe. Les formes plus tardives connaissent aussi le vers de douze syllabes de même que l'emploi de la rime. Le nom même de laisse, dérivé du verbe laissier (du latin laxare), donne, ainsi que le rappelle M. Zink (1992), une idée de ce que dut être l'esthétique du genre: un texte chanté - ou plutôt psalmodié - d'un seul élan sans interruption. La fragmentation du récit en laisses répond sans doute aux exigences de la récitation publique - n'oublions pas que les chansons de geste étaient chantées-psalmodiées par des jongleurs. Mais certaines modalités de disposition des laisses - enchaînées, dans lesquelles le premier vers reprend le dernier de la laisse précédente, ce qui suggère, plus que la liaison, le recommencement, ou similaires, qui reprennent un même motif ou moment narratif, avec des variations parfois infimes - donnent aux gestes leur tempo spécifique: une série d'élans successifs, saccadés plutôt qu'enchaînés, chaque nouvel élan, marqué par une nouvelle assonance, indiquant plutôt la rupture. À cela s'ajoutent la prédilection pour les phrases courtes, limitées aux dimensions du vers, le goût pour la parataxe, qui associe les phrases comme des «blocs de pierre», pour reprendre l'heureuse formule d'E. Auerbach (Mimesis), autant d'obstacles à la fluidité de la narration. Cette manière originale de configurer la temporalité du récit, fondée sur l'absence de linéarité, jouant sur la répétition et l'écho, sur les effets de symétrie qui affectent les caractères également (Roland le preux fidèle s'oppose au traître Ganelon, de même qu'à son «sage» ami Olivier: «Rollant est proz e Oliver est sage») est une forme de manifestation du «style formulaire». En effet, le récit épique se fonde sur le retour de certains motifs (revêtement des armes par le héros, ambassade, combat, poursuite, plainte funèbre, etc) constitués à l'aide des «formules», c'est-à-dire de certains «noyaux lexicaux et sémantiques» (E. Baumgartner, Histoire de la Littérature Française. Moyen Âge, 1988). Ce style permettait sans doute aux jongleurs d'improviser sur un canevas donné pour pallier à des trous de mémoires. Mais il n'assigne pas moins au genre une dimension d'oralité, caractéristique essentielle du genre, à laquelle contribuent amplement les formules censées maintenir le lien avec le public du type «Oez, seignurs!», dimension subsistante même dans la forme écrite de la chanson. 

              

Thématique

 

Les chansons de geste traitent, on l'a vu, des hauts faits du passé. Ces faits de prouesse se situent presque sans exception à l'époque carolingienne, au temps de Charlemagne et de ses premiers descendants. L'empereur à la barbe fleurie, siégeant en majesté sous un pin, entouré de ses illustres guerriers, tel que nous le présente la laisse VIII de la Chanson de Roland, est la figure de proue de l'univers épique des chansons de geste. Ses campagnes en faveur de la chrétienté, mais notamment le combat sans merci livré aux Sarrasins d'Espagne, exprime le thème majeur du genre: la lutte entre le bien et le mal, entre les félons païens et les chevaliers chrétiens qui ont toujours le droit pour eux («Païen unt tort e chrestiens unt dreit», Chanson de Roland, v. 1015).

Très vite, l'ensemble de la production épique a été réparti en trois «gestes» ou cycles. Déjà au début du XIIIe siècle, l'auteur de la chanson de Girart de Vienne distinguait entre la Geste du Roi (cycle de Charlemagne), celle de Garin de Monglane (cycle de Guillaume d'Orange) et celle de Doon de Mayence (cycle des barons révoltés):

 

                        «N'ot que trois gestes en France la garnie:

                        Du roi de France est la plus seignorie,

                        Et l'autre aprés, bien est droit que gel die,

                        Est de Doon a la barbe florie...

                        La tierce geste, qui molt fait a proisier,

                        Fu de Garin de Monglane le fier.»

                      (Il n'y a que trois gestes dans la riche France:

                      la plus haute est celle du roi de France;

                      la suivante - il est bien juste que je le dise -

                      est celle de Doon à la barbe blanche...

                      La troisième geste, très digne d'estime,

                      est celle de Garin de Monglane, le fier).

              

La mise en cycle est un processus courant au XIIIe siècle, connu aussi par le roman (v. ch. VII). Les cycles épiques ont dû se former à partir d'un premier texte noyau: la Chanson de Roland pour le cycle du Roi, la Chanson de Guillaume pour la geste de Garin de Monglane, à partir de laquelle on a développé la matière épique «en amont», racontant les enfances du héros, voire l'histoire de ses parents et aïeuls, et «en aval», inventant d'autres et d'autres exploits guerriers, jusqu'à sa vieillesse et à sa mort.

La Geste du Roi a donc eu pour noyau la Chanson de Roland, la plus ancienne et la plus illustre des chansons de geste. À partir de celle-ci et compte tenu déjà du rôle de défenseur de la chrétienté joué par Charlemagne, dont l'intervention est décisive pour la victoire des forces du bien contre les Sarrasins, va se former le cycle du roi, de composition assez lâche, autour des diverses campagnes menées par l'empereur: en Italie (Aspremont, Fierabras, fin du XIIe siècle), contre les Saxons (Chanson des Saisnes de Jean Bodel, autour de 1200), ou encore en Espagne (Otinel, Anseïs de Carthage). À ces chansons inspirées par des campagnes réelles s'ajoute un texte assez singulier et fantaisiste, le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople (début du XIIe siècle), qui multiplie les miracles sur le passage de l'empereur et le fait triompher à Constantinople sur le fictif empereur Hugon. Tirant en fait son unité de la personne de Charlemagne, le cycle va remonter aux enfances du héros (Mainet, seconde moitié du XIIe siècle) et à l'histoire de sa mère (Berte aus grans piés, oeuvre tardive, de la fin du XIIIe siècle). Moins répandu en langue d'oc, le cycle y est représenté par l'émouvante chanson de Ronsavals (fin du XIIIe siècle), inspirée par la Chanson de Roland mais réduite à l'épisode de la bataille de Roncevaux.

La Geste de Garin de Monglane est celle dont le caractère cyclique est le plus accusé. Là encore la matière épique s'organise à partir d'un texte-noyau, la Chanson de Guillaume (premières années du XIIe siècle), autour de la personnalité et des exploits de Guillaume d'Orange, dit aussi «au corb nés» ou «cort nés», personnage réel, investi par Charlemagne du comté de Toulouse, ayant mené plusieurs campagnes contre les Sarrasins d'Espagne et fondé l'abbaye de Saint-Guilhem-du-Désert. Les vingt-quatre chansons qui composent le cycle - relevant plus que les autres de l'idéologie de la croisade - reconstituent non seulement l'histoire du protagoniste, depuis son enfance jusqu'à sa mort, mais aussi celle de son lignage. Grand-père de Guillaume, Garin de Monglane, «chasse» ses quatre fils, les obligeant à se tailler un fief et à gagner une renommée en combattant les païens. Tradition familiale respectée par Aymeri de Narbonne, père de Guillaume et héros de la chanson homonyme, et surtout par Guillaume lui-même. Assurant, par sa prouesse, le trône de Louis, fils de Charlemagne, contre des traîtres usurpateurs (Le Couronnement de Louis), Guillaume est pourtant «oublié» par son maître lors de la distribution des fiefs. Reprochant à Louis son ingratitude mais ne voulant en rien diminuer son pouvoir, Guillaume jure de ne devoir ses fiefs qu'à sa seule prouesse contre les Sarrasins. Il va s'emparer de Nîmes par une ruse qui rappelle celle du cheval de Troie (Le Charroî de Nîmes), il va conquérir de haute lutte la riche cité d'Orange (La prise d'Orange) et du même coup la princesse sarrasine Orable, qu'il épousera après que celle-ci aura adopté la foi chrétienne avec le nom de Guibourc. Comme Charlemagne est l'oncle de Roland, Guillaume a lui aussi un neveu, Vivien. À son adoubement, le nouveau chevalier avait fait serment de ne jamais reculer, même d'un pas, devant les Sarrasins. Dans la plaine de Larchamp - Aliscans dans la chanson homonyme -, Vivien aura l'occasion de respecter son voeu: il sera dernier survivant du camp chrétien. Arrivé trop tard pour le sauver, Guillaume le vengera en écrasant les Sarrasins (La Chanson de Guillaume, Aliscans, La Chevalerie Vivien). Après la mort de Guibourc, le héros se retire dans une abbaye, d'où il est pourtant tiré pour un dernier combat contre le géant Ysoré (Le Moniage Guillaume). Dominé par le thème de l'honneur familial et par la forte personnalité de Guillaume, ce deuxième cycle se distingue du premier par une perspective différente sur le royauté et sur le rapport vassal - suzerain. Dans le cycle du roi, Charlemagne représente le type du suzerain sage et juste, champion de la chrétienté, et Roland, son neveu, incarne le vassal parfait, fidèle jusqu'à la mort à son Dieu et à son empereur. C'est ce qui explique la «réhabiliation» - unique en son genre - de la démesure de Roland. Le concept désigne un excès, toujours condamnable selon la mentalité médiévale, car exprimant une rupture d'ordre. Si la démesure de Roland est récupérée en apothéose, c'est que le seul «défaut» du protagoniste se traduit en un excès de fidélité: vis-à-vis «des homes de sun lign, de Carlemagne, sun seignor kil nurrit» (Laisse CLXXVI), vis-à-vis de Dieu qu'il ne cesse de prier et à qui, au moment suprême, il rend le gant-fief en un geste de suprême hommage. Si orgueilleux qu'il soit, Roland n'agit jamais pour son propre compte, pour sa gloire personnelle:

 

     «Pur sun seignor deit hom susfrir granz mals

     E endurer e forz freiz et granz chalz,

     Sin deit hom perdre del sanc e de la char».

    (Pour son seigneur le vassal doit supporter de grandes                                         souffrances, endurer des froids rigoureux et des

    chaleurs brûlantes, perdre pour lui et son sang et sa chair)

                                                    (Laisse LXXXVIII).

Guillaume n'est pas moins fidèle: il rejette avec indignation la réparation que le roi ingrat lui propose, car il ne veut pas que son souverain s'appauvrisse à cause de lui. Mais il lui reproche son oubli. La relation vassal - suzerain est nettement moins idéale que dans le cycle du roi.

Elle se détériore irrémédiablement dans la Geste des barons révoltés, dont les chansons sont les plus disparates et qui ne tire son unité que du thème de la révolte du vassal contre son suzerain. La plus ancienne chanson du cycle, dont seul un fragment nous est parvenu, raconte la révolte du rénégat Isembart qui aide le païen Gormont contre le roi Louis (Gormont et Isembart). Les chansons du cycle semblent se conformer à un schéma unique: le roi ou son entourage se rendent coupables d'une grave injustice vis-à-vis d'un vassal. Celui-ci ne réagit pas d'abord, mais une deuxième faute du souverain, beaucoup plus légère, entraîne une réaction démesurée du vassal, qui recourt à la violence pour se venger. Girart de Roussillon fera la guerre à son empereur, qui lui avait pris sa fiancée (Girart de Roussillon). Ogier le Danois veut venger son fils tué par celui de Charlemagne (La Chevalerie Ogier). La plus connue chanson de ce cycle, Raoul de Cambrai, raconte la lutte sanglante qui oppose le héros à son ancien écuyer, Bernier, et au lignage de ce dernier. Là encore, la responsabilité de cette rivalité féodale qui dégénère en vendetta familiale, achevée dans la démence et le blasphème, revient au roi. Les chansons du «cycle des Lorrains» (Garin le Lorrain et Gerbert de Metz) racontent elles aussi les guerres que se livrent les clans rivaux des Lorrains et des Bordelais, avec la complicité du roi Pépin. Dominée par la trahison et la violence, la geste des barons révoltés, tout en présentant la révolte du vassal d'un oeil apparemment complaisant, veut plutôt plaider en faveur d'un pouvoir royal fort, seul en mesure de mettre fin aux guerres privées entre clans.

À côté de ces trois cycles, sous l'impulsion des événements, on voit apparaître au XIIe siècle le groupe des «chansons de la croisade». La première croisade et la conquête de Jérusalem, avec leur fort impact sur les esprits, sont aussi à l'origine de la Chanson d'Antioche (vers 1180) et de la Conquête de Jérusalem. Inspirées par un passé récent et relevant directement de l'idéologie de la croisade, ces chansons, qui ont pour figure centrale le premier roi latin de Jérusalem, Godefroi de Bouillon, et ses compagnons offrent un mélange original de style épique et de présentation assez fidèle des événements historiques. Une autre «croisade», celle menée contre les cathares, va inspirer la Chanson de la croisade albigeoise (première moitié du XIIIe siècle). Commencée par Guillaume de Tudèle et continuée par un poète anonyme, elle a une incontestable valeur documentaire, déplorant dans sa deuxième partie la destruction de la brillante civilisation occitane.

              

2. Le «silence des siècles» et la question des origines

              

La plus ancienne des chansons de geste, la Chanson de Roland (4002 vers dans le manuscrit d'Oxford, répartis en 291 laisses) pose une triple énigme. Témoignant d'une perfection formelle qui va inspirer les autres chansons, elle traite d'événements passés trois siècles plus tôt et relève nettement d'une idéologie de la croisade, plus particulièrement de la Reconquista. Cette triple énigme a soulevé de nombreux points d'interrogation. En effet, toutes les chansons de geste, sans exception, traitent d'événements qui datent de l'époque carolingienne, plus précisément des VIIIe et IXe siècles, mais le manuscrit le plus ancien de la Chanson de Roland de la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford ne peut être antérieur à la dernière décennie du XIe siècle (ni postérieur d'ailleurs, vu l'extrême popularité de l'oeuvre dès les premières années du XIIe siècle). On ne peut encore manquer de constater que les gestes transposent dans le contexte carolingien des réalités féodales et politiques bien plus tardives. Le discours sur les devoirs et responsabilités du roi au début du Couronnement Louis (première moitié du XIIe siècle) est plutôt un écho du conflit qui oppose les rois capétiens, désireux d'affermir leur pouvoir, aux grands féodaux. Comment expliquer cet écart chronologique, compte tenu aussi de la perfection d'écriture de la plus ancienne chanson, qui semble exclure les balbutiements et hésitations inhérents aux débuts? Comment combler le «silence des siècles»? Ou, plutôt, comment le faire «parler»? C'est ce à quoi pourrait nous aider l'exemple de la Chanson de Roland.

L'oeuvre raconte comment, au retour d'une expédition victorieuse en Espagne, l'arrière-garde des Francs, sous la commande de Roland, neveu de l'empereur, est écrasée par une armée sarrasine dix fois plus nombreuse dans le défilé de Roncevaux, suite à la trahison de Ganelon, parâtre du même Roland. Tous les Français y trouveront la mort, Roland le dernier, non pas touché par l'ennemi, mais à force d'avoir soufflé du cor pour appeler la vengeance de Charlemagne. Le fait historique se trouvant à l'origine de la chanson est beaucoup moins spectaculaire: l'arrière-garde française avait été attaquée à Roncevaux, le 15 août 778, par des Basques chrétiens qui en pillèrent les bagages avant de s'enfuir. Il est intéressant toutefois de constater que les Annales royales ne mentionnent pour l'année 778 qu'une expédition victorieuse en Espagne, sans faire mention de la moindre défaite. Vingt ans plus tard, une seconde rédaction parle de l'embuscade sans nommer toutefois une quelconque victime. Ce n'est qu'en 830 que la Vita Karoli d'Eginhard mentionne parmi les victimes de la «perfidie des Basques» le sénéchal Eggihard, le comte du palais Anselme et le duc Roland de la Marche de Bretagne. Si l'existence de Roland n'est pas autrement attestée, les deux premiers personnages ont eu une existence certaine. C'est d'ailleurs l'épitaphe d'Eggihard qui a permis de dater avec précision la bataille. Les historiens arabes font également mention de l'événement, mais leur relation - différente de celle des chroniqueurs francs, car l'expédition franque y est présentée comme une défaite importante pour Charlemagne - plus tardive (XIIIe siècle), ne fait aucune allusion à Roland.

Cette sommaire présentation de l'événement tel qu'il apparaît dans les documents de l'époque conduit à quelques conclusions: loin de s'effacer des mémoires, avec l'écoulement du temps l'événement gagne en importance avec chaque nouvelle mention. On a vu qu'aucun document contemporain aux faits présentés ne mentionne Roland et le premier qui le fait le situe à la dernière place, comme étant le moins important des Francs tombés à Roncevaux. Par rapport à ces données historiques, la Chanson introduit deux transformations essentielles: les Basques sont remplacés par les Sarrasins et Roland devient le protagoniste de l'affrontement. Comment ces transformations se sont-elles produites? Sont-elles le fruit d'une lente évolution au cours des siècles ou sont-elles issues de l'imagination d'un poète de génie? C'est ici qu'intervient la délicate question des origines.

On a vu que la Chanson de Roland posait aux savants deux difficultés majeures: comment expliquer, après les balbutiements d'une littérature dominée par ses modèles latins, la perfection «soudaine» de cette première geste? Pourquoi n'y
a-t-il aucune trace, avant la fin du XIe siècle, d'événements censés s'être produits trois siècles plus tôt?

En 1865, sous l'influence d'une conception romantique professée, entre autres, par Herder ou les frères Grimm, qui affirmait l'existence d'un «génie national des peuples», affirmé dans des productions anonymes et spontanées, Gaston Paris va formuler la «théorie des cantilènes». Les  événements fondateurs du passé se seraient perpétués dans les mémoires grâce aux cantilènes, poèmes lyriques anonymes de brèves dimensions, ayant circulé oralement pendant deux siècles avant d'être «cousus» ensemble à la fin du XIe siècle, pour donner naissance aux chansons de geste de dimensions assez amples.

Une vingtaine d'années plus tard (1884) l'Italien Pio Rajna montrait les points faibles de la théorie de G. Paris: les chansons de geste n'ont rien de populaire, au contraire elles exaltent une idéologie de type féodal et guerrier. En outre, aucune «cantilène» ne nous est parvenue, alors que l'on peut constater une parenté évidente entre les épopées germaniques et les chansons de geste françaises. G. Paris devait se rallier au point de vue de Rajna, mais la théorie comportait bon nombre d'éléments explosifs dans un contexte historique délicat: poser l'épopée germanique à l'origine des chansons de geste françaises n'était-ce pas nier le «génie national» à une époque ou le souvenir de la défaite face aux Prussiens était très vif et douloureux?

Ce fut la trouvaille de génie de Joseph Bédier de faire des chansons de geste une création entièrement «française». Dans son ouvrage monumental en quatre volumes Les légendes épiques de la France (1908-1913), l'éminent médiéviste propose la théorie des «routes de pèlerinage». Remarquant que les chansons de geste se fondent sur des thèmes poétiques plus que sur des souvenirs historiques, Bédier en vient à affirmer que, loin d'être des créations populaires spontanées, les épopées médiévales sont l'oeuvre d'auteurs individuels, clercs, donc professionnels de l'écriture, parfaitement conscients de leur art. À la requête des moines des couvents qui jalonnaient les routes conduisant aux grands lieux de pèlerinage (Saint-Jacques de Compostelle, Gellone - aujourd'hui Saint-Guilhem-du-Désert, Vézelay) et se servant de documents mis à leur disposition, ces clercs ont «créé» de toutes pièces les chansons de geste. Créations authentiques d'inspiration héroïque, ces oeuvres ne doivent rien à un passé chimérique. La Chanson de Roland est d'ailleurs l'oeuvre du mystérieux et génial Turoldus, même si le dernier vers: «Ci falt la geste que Turoldus declinet» est à lui seul une énigme. Quel sens faut-il donner à «declinet», récite, compose ou met par écrit?

Soutenue par un talent exceptionnel et flattant l'orgueil national humilié après la défaite de 1870, l'hypothèse de Bédier, connue aussi sous le nom de théorie individualiste fait bon marché de l'oralité, composante fondamentale de tout texte médiéval. C'est pourquoi, dans les années '20, Ferdinand Lot, d'ailleurs ami de Bédier, prend la relève du «traditionalisme», affirmant que le culte des héros épiques dans les sanctuaires situés sur les routes de pèlerinage est postérieur à l'apparition des chansons de geste: c'est un effet et non l'origine de celles-ci. Entre temps, des découvertes philologiques de première importance ont reconnu l'existence d'une tradition orale antérieure à la composition de la plus ancienne chanson de geste. Ainsi l'étude de Rita Lejeune sur La Naissance du couple littéraire Roland-Olivier, faisant état de l'existence, au début du XIIe siècle, des couples de frères appelés Olivier et Roland, le Fragment de La Haye, daté de 980-1030, ou surtout la Nota Emilianense, datant de 1065-1075, découverte en 1953 par Damaso Alonso et résumant l'épisode de Roncevaux, témoignent d'une activité poétique antérieure aux premières chansons conservées.

La théorie traditionaliste a trouvé son plus intrépide défenseur en Ramón Menéndez Pidal qui, dans La Chanson de Roland et la tradition épique des Francs (1960), rappelle que, loin d'être définitif et intangible sous la plume d'un auteur unique, le texte médiéval n'existe qu'en «performance», vivant de ses variantes. Même si, pour défendre son hypothèse, Pidal dénigre l'exceptionnelle variante d'Oxford, sa démarche a le mérite d'insister sur le perpétuel devenir du texte médiéval.

La Chanson de Roland serait-elle un moment «exceptionnel d'une production poétique ininterrompue depuis l'événement» (E. Baumgartner, 1988)? C'est dans ce sens que s'orientent les dernières recherches dans le domaine, depuis le livre capital de Jean Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs (1955), qui a rappelé la «responsabilité» des jongleurs dans la genèse, la transmission et le développement du genre. Jospeh Duggan va même plus loin en appliquant dans The Song of Roland. Formulaic Style and Poetic Craft (1973) les théories sur la poésie orale de ses compatriotes Milman Parry et Albert Lord. Ces derniers, en étudiant les procédés utilisés par des chanteurs épiques yougoslaves en arrivent à conclure que chaque «performance» représente une nouvelle «création» du poème, qui n'existerait pas vraiment en lui-même. Au moyen de phrases formulaires, qui contiennent des actions narratives-type des poèmes, les chanteurs populaires recréent sur le vif le récit épique. La présence du style épique dans les chansons de geste attesterait, selon Duggan, le caractère oral de ces productions, d'autant plus que le style formulaire, présent dans les chansons les plus archaïques, s'estompe dans les productions plus tardives. Dans son livre Cercetare de estetică a oralităţii (1989), Ioan Pânzaru fait la synthèse et en même temps nuance ces théories de l'oralité, en rappelant que la persistance des marques du style oral dans les versions écrites, de même que la réalité des variantes (sur les sept manuscrits qui nous restituent La Chanson de Roland il n'y a pas deux vers qui soient strictement identiques d'un manuscrit à l'autre) et des remaniements témoignent de l'importance de l'oralité, consubstantielle de l'art épique et responsable de ses caractéristiques même après sa mise par écrit.

              

3. Évolution des chansons de geste

              

L'âge d'or des chansons de geste est à situer, on l'a vu, au XIIe et dans la première moitié du XIIIe siècle, après quoi leur veine s'épuise, bien que le genre subsiste encore au XIVe siècle. Les gestes tardives vont subir l'influence du genre déjà dominant du roman. Leur groupement par cycles, sensible au public de la première moitié du XIIIe siècle, pourrait être perçu comme un effet de cette influence. Mais le sceau qu'appose le roman aux gestes est visible dans deux directions notamment. Dans les plus anciennes chansons de geste l'amour n'intervient guère. Cela ne veut pas dire qu'il soit absent. Il est vrai que Roland mourant se souvient

 

                        «De tantes teres cum li bers cunquist

                        De dulce France, des humes de sun lign,

                        De Carlemagne, sun seignor, kil nurrit;»

                        (De tant de terres qu'il a conquises en vaillant chevalier,

                        de la douce France, des hommes de son lignage,

                        de Charlemagne, son seigneur, qui l'a formé)

                                                                                    (Laisse CLXXVI)

 

et n'a aucune pensée pour sa fiancée, la belle Aude, qui d'ailleurs n'apparaîtra dans la chanson que pour mourir en apprenant la disparition de son fiancé. Ce serait aller trop vite que de projeter la même «indifférence» du héros à l'amour sur toutes les chansons de geste. Dans la Prise d'Orange, on voit Guillaume brûler d'amour pour la belle Orable, épouse du roi sarrasin Thibaut. Conquise avec la cité, elle sera baptisée sous le nom de Guibourc et le couple Guillaume - Guibourc sera présent dans d'autres chansons du cycle comme un modèle idéal d'amour conjugal et efficace (rappelons-nous la scène fameuse de la Chanson d'Aliscans, où après la bataille désastrueuse d'Aliscans, Guillaume, revêtu d'une armure sarrasine, vient chercher refuge dans sa cité d'Orange et n'y est pas reçu par Guibourc, qui fait semblant de ne pas reconnaître dans le fuyard son vaillant époux). La très sombre chanson de Raoul de Cambrai s'éclaire, dans sa deuxième partie, par les amours de Bernier et de la belle Béatrice, fille de Guerri le Sor, oncle et âme damnée de Raoul. Il faut voir là une influence romanesque. Mais, à la différence du roman, l'amour n'atteint jamais dans la chanson de geste à la dimension de principe fondateur. Il n'est jamais la source de la prouesse du guerrier. Aboutissant toujours au mariage, il traduit plutôt, comme dans le cas de Guillaume, le fantasme masculin de possession qui confond la femme et le fief.

Une deuxième direction dans laquelle l'influence du roman se fait sentir est le recours au merveilleux féérique. Un bon exemple dans ce sens serait la chanson de Huon de Bordeaux (1260-1280), présentant dans le cadre d'un Orient fabuleux les aventures extraordinaires du héros, qui triomphe d'épreuves multiples à l'aide du «petit roi Aubéron», fils de Jules César et de la fée Morgue, soeur du roi Arthur. La grande originalité de Huon de Bordeaux réside dans la combinaison heureuse de la manière épique traditionnelle et des procédés empruntés au roman breton.

L'abandon du décasyllabe, rythme de prédilection du style épique, au profit de l'alexandrin, des laisses de plus en plus longues et plus lâches, une narration plus fluide et plus complexe sont autant d'indices de l'influence que le genre romanesque triomphant exerce sur la chanson de geste. À la fin du Moyen Âge, les deux genres finiront par se confondre dans les «mises en prose» qui embrassent également production épique et production romanesque.

 

Orientations bibliographiques

 

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4 vol., Paris, Champion, 1908-1913.

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DUGGAN, Joseph, The «Song of Roland». Formulaic Style and Poetic Craft, Berkeley, University of California Press, 1973.

DUPARC-QUIOC, Suzanne, Le Cycle de la Croisade, Paris, Champion, 1955.

FRAPPIER, Jean, Les Chansons du cycle de Guillaume d'Orange, 2 vol., Paris, SEDES, 1955-1965.

GRISWALD, Joël H., Archéologie de l'épopée médiévale. Structures trifonctionnelles et mythes indo-européens dans le cycle des Narbonnais, Paris, Payot, 1981.

GUIDOT, Bernard, Recherches sur la chanson de geste au XIIIe siècle, Presses de l'Université de Provence, 1984.

LE GENTIL, Pierre, La Chanson de Roland, Paris, Hatier, 1962.

LOT, Ferdinand, Études sur les légendes épiques françaises, Paris, Champion, 1958.

MENÉNDEZ PIDAL, Ramon, La «Chanson de Roland» et la tradition épique des Francs, Paris, Picard, 1960.

PÂNZARU, Ioan, Cercetare de estetică a oralităţii, Bucureşti, Univers, 1989.

RYCHNER, Jean, La Chanson de geste. Essai sur l'art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955.

SUARD, François, Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1994.

 

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