| Cuprins | Despre
autor | |
<<Pagina anterioarã |
V. LE GRAND CHANT COURTOIS (XIIe-XIIIe SIÈCLES)
Un lieu commun veut qu'à l'aube de toute littérature il y ait, à côté des poèmes épiques qui exaltent la prouesse, un lyrisme populaire, souvent «féminin», qui chante un amour simple et spontané. La littérature française fait sur ce point exception, car le lyrisme qui surgit brusquement dans les premières années du XIIe siècle au Midi de la France, en pays d'oc, n'a rien de populaire mais, au contraire, est très élaboré, raffiné, expression poétique ritualisée d'un art d'aimer propre à une élite. Le premier poète qui ait cultivé cette nouvelle forme du lyrisme Guillaume IX, duc d'Aquitaine et comte de Poitiers (1071-1127), est lui-même un très grand seigneur, plus riche et puissant que le roi de France. Onze poèmes nous sont parvenus de lui, qui contiennent déjà les principales directions dans lesquelles va évoluer ce lyrisme: six de ces pièces sont d'inspiration comique, voire obscènes; une autre est une «chanson de pénitence», adieu mélancolique au monde et à la chevalerie; quatre poèmes, enfin, sont d'un ton très différent, célébrant un amour tendre, patient et soumis pour une dame (domna) dont le poète se proclame le «vassal». C'est cette dernière direction qui sera cultivée par les émules de Guillaume, les troubadours, imités à leur tour à partir de la moitié du XIIe siècle par les poètes du Nord de la France, les trouvères. Le nom de troubadour dérive du verbe trobar (trovar). Issu du latin tropare, composer des tropes, c'est-à-dire des pièces chantées, destinées à orner la liturgie, le terme met en évidence le mode d'être de cette poésie, inséparable du chant. Mais trobar arrive à désigner l'activité poétique elle-même, dans le sens d'inventer, créer. Le troubadour sera en effet l'inventeur, le créateur de la musique et des vers, des motz e'l so, qui doivent être absolument originaux.
Ce brusque surgissement dans une forme si élaborée d'une poésie en langue vernaculaire pose le problème épineux des origines. La thèse romantique de Gaston Paris qui rattachait le lyrisme occitan à une poésie «populaire», chantée par les femmes et célébrant les fêtes de mai notamment, ne tient pas compte du caractère sophistiqué, voire élitiste de cette poésie qui procède d'une voix masculine et propose une forme d'aimer inaccessible au commun. Sa forme élaborée a déterminé un rapprochement de la poésie médio-latine de cour, pratiquée dès le VIe siècle par l'évêque de Poitiers Venance Fortunat et cultivée au temps de Guillaume IX par les clercs vagants. Il est vrai que cette poésie, riche en influences ovidiennes, présentes également chez les troubadours et les trouvères, célèbre parfois la vertu des nobles dames. Mais le ton (souvent moqueur), l'aire géographique (développée autour des écoles de Chartres et d'Angers cette poésie médio-latine est trop au nord pour influencer la poésie en langue d'oc) et surtout la technique (elle est récitée et non chantée) sont autant d'arguments s'opposant à cette thèse. L'hypothèse arabo-andaloue semble avoir plus de consistance. Les contacts étaient indéniables, à travers l'Espagne, entre la civilisation romane chrétienne et le monde islamique. Dès le début du XIe siècle, des poètes arabes d'Espagne cultivent une poésie chantant un amour odhrite, amour idéalisé présentant nombre d'analogies avec l'amour chanté par les troubadours: femmes tyranniques, jaloux qu'il faut éviter, amour-souffrance pouvant conduire à la mort. Les ressemblances entre la forme strophique «zadjalesque» cultivée par les poètes arabes et celle que l'on retrouve chez les premiers troubadours constituent l'argument le plus fort de cette hypothèse. Il faut se demander toutefois pourquoi la poésie des troubadours surgit au nord et non au sud des Pyrénées (les poètes castillans et catalans vont s'inspirer de leurs voisins troubadours). Si aucune hypothèse n'est pleinement satisfaisante, il n'est pas moins vrai que cette poésie apparaît dès le début comme une poésie de cour, dans une région - le sud de la France - qui avait développé une forme de civilisation originale s'appuyant sur des traditions urbaines anciennes: les relations féodales y étaient plus souples qu'au nord, les moeurs y étaient plus libres, enfin la vie de cour y était plus brillante et le rôle des femmes plus important, dans la société artistocratique au moins. Cet univers courtois va se forger aussi une poésie qui célèbre une nouvelle conception de l'amour, la fin'amors ou amour vrai, authentique.
2. Un chant qui vient du coeur
«Amour porté à son plus haut degré de perfection» (E. Baumgartner, 1988), la fin'amors est un alliage complexe. Le sentiment exprime d'abord un certain idéal de société, la société de cour, où est exigée la noblesse du coeur sinon de naissance, la libéralité, un certain savoir-vivre fait de politesse, de distinction, d'élégance - y compris vestimentaire -, d'aisance dans la conversation. Mais la fin'amors se rattache essentiellement à un art d'aimer, dont le Tractatus de Amore (Traité sur l'amour), composé par André le Chapelain en 1184 à la cour de Champagne représente la codification tardive. La grande originalité de cet art d'aimer, c'est de transposer les réalités du service vassalique dans le registre amoureux. Le poète-amant se met au service de la dame, présentée comme étant d'un rang supérieur au sien. La femme occupe la place essentielle: elle est, en effet dame, domna, au sens féodal, c'est-à-dire domina, et le poète amoureux est son vassal. Mais elle est aussi épouse du dominus, obligatoirement mariée à un autre: il n'y a de fin'amors qu'adultère, le «contrat» du mariage, avec les devoirs réciproques qu'il suppose/impose aux époux, supprimant l'idée de liberté, définitoire de cet amour. Cette situation particulière exige, chez le poète-amant, la présence de plusieurs qualités réunies. Par son service fait d'obéissance et d'humilité (humiltat), de discrétion par peur des lauzengiers (médisants) qui pourraient compromettre la bonne renommée de la dame - d'où l'exigence de la loi du bien celar (secret) et la nécessité d'employer un senhal ou pseudonyme pour désigner la dame - de générosité (largueza), qui est refus de toute forme de possession, y compris de la possession de l'aimée, toujours libre d'accorder ou non ses faveurs, de disponibilité à l'amour (joven), de mezura (maîtrise de soi, équilibre entre raison et passion, mais surtout entre joy et dolor, les états extrêmes qu'éprouve l'amoureux), de longue patience, au bout de multiples épreuves, dont l'asag, épreuve de chasteté, est peut-être la suprême, le fin'amant peut espérer recevoir la merce (bienveillance mais aussi miséricorde de la dame) et goûter enfin la joie (joy), terme dont le sens est beaucoup plus complexe que dans la langue actuelle et qui désigne l'exaltation de l'énergie vitale. Il pourra alors faire son salut et chanter avec le premier troubadour:
«Totz lo joys del mund es nos Dompna, s'amduy nos amam» (Toute la joie du monde est à nous, ô Dame, si tous deux nous nous aimons).
Avant d'aller plus loin, il convient de dissiper deux malentendus. À partir de cette image idéalisée de la dame, une certaine conception romantique fait de l'amour troubadouresque une relation platonique. Rien de plus faux. Ce qui est vrai, c'est que, plus que l'amour pour une femme «réelle», le troubadour chante l'amour de l'amour, amour qui se confond avec le désir. Comme l'assouvissement risque d'apaiser le désir, de l'annuler, il importe que ce désir soit difficilement assouvi: la dame doit être non pas inaccessible mais difficilement accessible, d'où la nécessité de l'obstacle, extérieur - le gilos, le mari - mais surtout intérieur, cet amor de lonh (amour lointain) chanté par Jaufré Rudel. C'est là le vrai sens de l'asag, supposant que les amants gisent nus l'un à côté de l'autre sans que la relation soit consommée, mais «le fait» n'est pas exclu, il est toujours espéré, parfois même obtenu et porteur de joie. Celle-ci n'est toutefois jamais définitive, elle peut toujours être remise en question, comme le rappelle Jaufré Rudel:
«Iratz e gauzenz m'en partray, S'ieu ja la vey, l'amor de lonh: Mas non sai quoras la veyrai, Car trop son nostras terras lonh;» (Triste et joyeux m'en séparerai, si jamais je le vois, cet amour lointain: mais je ne sais quand je le verrai car nos pays sont trop lointains).
La deuxième erreur à éviter serait de confondre la fiction poétique avec la réalité socio-historique. La fin'amors est, si l'on veut, un jeu compensatoire pour une réalité déceptive qui réduit la femme à un statut résolument inférieur à celui de l'homme. Il n'est pas moins vrai qu'à la longue ce «jeu» de l'amour courtois - jeu masculin, dont la femme est l'objet non le sujet - est arrivé à modifier les sensibilités et les comportements. Comme le rappelle judicieusement G. Duby (Histoire des Femmes. 2. Le Moyen Âge), le modèle courtois, diffusé dans tout l'Occident médiéval, a contribué à la promotion de la condition féminine. L'homme apprend que sa compagne n'est pas seulement un corps dont on s'empare comme d'une proie, pour en jouir ou assurer une descendance, mais qu'elle a une sensibilité, un «coeur» qu'il faut conquérir à force de vertu. Si la liberté souveraine de la dame d'accorder ou non sa bienveillance enlève à l'amant toute certitude d'obtenir la récompense espérée (guerredon) pour son humble service, ce qui situe la merce sur un plan transcendant, il est sûr en échange de voir augmenter son pretz et sa valor. La dame est donc source de toute valeur et la fin'amors est prémisse du progrès de l'amant, de son melhurar, comme être humain et comme poète. C'est ce qui permet à Bernard de Ventadour d'affirmer:
«Non es meravilha s'eu chan Melhs de nul autre chantador, Que plus me tra'l cors va amor E melhs sui failhz a so coman.» (Il n'est pas étonnant que je chante mieux que nul autre chanteur, car mon coeur m'entraîne plus vers l'amour et je me soumets mieux à ses commandements).
La concordance entre la «perfection» du poème et celle du sentiment explique une certaine monotonie de cette poésie, qui reprend inlassablement le même sujet - la requête d'amour du poète transi de douleur - et la même situation - la prééminence d'un je qui s'y énonce, apparemment tourné vers un vous (la Dame), lequel n'accède jamais au statut de sujet du discours, mais en constitue seulement l'objet. Quelques règles implicites président à la construction du poème. Le début (exorde) printanier exprime le renouveau de la nature, mais aussi le renouvellement du désir amoureux et de l'inspiration poétique. L'opposition entre la joie de la nature au printemps et la douleur du poète (plus rarement, entre le désolement de la nature hivernale et la joie au coeur du trouvère) a pour but d'exprimer l'idée que l'amour dé-nature le poète, qu'il le soustrait au régime de la succession des saisons. Après la strophe d'ouverture suit l'éloge de l'amie, fait toujours sur le mode abstrait (la dame est «la plus sage, la plus belle», sans que nous soient jamais donnés des détails concrets de cette beauté) et la requête d'amour. Dans ce cadre général s'insèrent d'autres variations: la peur des lauzengiers, la «malédiction» de la fin'amors qui change la folie en sagesse, la «mort par amour»: «Je ne di pas que je face folage, Nis se pour li me devoie morir, Qu'el mont ne truis tant bele ne si sage, Ne nule rienz n'est tant a mon desir;» (Je ne dis pas que je fasse une chose déraisonnable même si, pour elle, il me fallait mourir, car je ne trouve nulle au monde plus belle, ni plus sensée; aucun objet n'est plus conforme à mon désir). (Châtelain de Coucy, Chanson III).
La prédominance des topoï (lieux communs), subtilement analysés par L. Ciuchindel (Esthétique et rhétorique dans la poésie lyrique des premiers troubadours, 1986), peut dérouter le lecteur moderne et contribuer à l'impression de discours conventionnel, mettant en question la capacité de cette poésie à exprimer de façon originale des sentiments personnels. C'est oublier que la création des troubadours repose sur une identité essentielle: celle entre chanter et aimer, sa monotonie apparaissant comme une conséquence de l'exigence de sincérité. À la différence du poète lyrique «romantique» qui s'exprime, s'épanche dans ses vers, le plus grand étant le plus personnel, capable d'introduire le lecteur dans l'intimité de son coeur, les troubadours «chantent, non par les mots seuls, ni par les mots que doublerait la mélodie, mais par le complexe poésie-musique, non l'amour qu'ils vivent ... ou qu'ils ont vécu, mais l'amour idéal qu'ils pourraient vivre ... selon les suggestions de la convention courtoise» (R. Guiette, D'une poésie formelle en France au Moyen Âge, 1978). La poésie des troubadours est une poésie formelle, comme l'ont montré, à la suite de R. Guiette, P. Zumthor ou R. Dragonetti. Elle n'est pas seulement un agencement savant de mots et de sons, elle est musique, cette poésie pure dont rêvait Valéry, et qui ne se réclame pas d'un référent. Le premier troubadour n'affirmait-il pas dans sa deuxième chanson:
«Farai un vers de dreyt nien: Non er de mi ni d'autre gen, Non er d'amor ni de joven, Ni de ren au, Qu'enans fo trobatz en durmen Sobre chevau.»? (Je ferai vers sur pur néant Ne sera sur moi ni sur autre gent, Ne sera sur amour ni sur jeunesse Ni sur rien autre; Je l'ai composé en dormant Sur mon cheval).
C'est que le sens de cette poésie est immanent à sa forme, donné au public comme au poète, à qui est réservée toutefois la mission délicate de donner corps, dans «l'espace» d'une chanson, à l'Idée d'amour, le plus grand n'étant pas celui qui se singularise, mais celui qui s'insère dans la Tradition et se laisse guider par elle. La récompense du poète sera la double joie qui sanctionne le travail bien fait: l'éventuelle bienveillance de la dame et le succès - plus certain - auprès du public qui partage le même «code».
De cette poésie, lyrique dans le plein sens du terme, puisque le troubadour en compose les vers et la mélodie, la canso (chanson) est la forme essentielle. Il s'agit d'un poème d'un nombre variable de vers, de 40 à 60, répartis en strophes ou coblas, unités métriques, musicales et sémantiques de 6 à 10 vers, qui s'achève en général par un envoi ou tornada, dont la forme métrique reprend la fin de la dernière strophe. Le schéma métrique, l'agencement des rimes de même que la musique doivent être originaux. Les rimes peuvent être identiques dans toutes les strophes - c'est la forme la plus fréquente et la plus difficile des coblas unissonans -, elles peuvent se répéter par couples de strophes - coblas doblas - ou varier d'une strophe à l'autre - coblas singulars. Il y a aussi la rime estramp, isolée dans la strophe, mais qui se retrouve toujours à la même place dans toute la chanson. La forme métrique la plus élaborée est celle de la sextine d'Arnaud Daniel, où les six mots à la rime, les mêmes dans toute la chanson, permutent d'une strophe à l'autre selon une loi compliquée. Si la canso est la forme par excellence du lyrisme, au point de se confondre avec «le grand chant courtois», une diversification thématique va entraîner l'apparition de genres nouveaux. Pièces satririques, les sirventés traitent de sujets politiques (Bertran de Born) ou moraux (Marcabru, Peire Cardenal). Le planh est une complainte funèbre sur la mort d'un grand personnage (le Planh composé par Bertran de Born sur la mort du prince de Galles est un chef d'oeuvre du genre). La serena chante l'impatience de l'amant devant le soir trop lent à arriver, alors que l'aube, cultivée par les poètes du nord également (Gace Brulé) exprime le désespoir des amants, obligés de se séparer à la pointe du jour; on en retrouve un des plus célèbres échos dans Roméo et Juliette de Shakespeare. La tenso occitane (tenson en langue d'oïl) et le partimen ou joc-partit (jeu-parti au Nord) sont des formes dialoguées, dans lesquelles deux poètes expriment des points de vue opposés sur un sujet de casuistique amoureuse. Il s'agit d'un désir de rationaliser et de théoriser le sentiment amoureux, effort dont dérivent aussi les «cours d'amour», «tribunaux» présidés par des dames et censés rendre des verdicts sur des cas délicats. La chanson de croisade, cultivée en pays d'oc (Marcabru) et en terre d'oïl (Châtelain de Coucy, Conon de Béthune), représente un genre hybride: elle relève d'une part de l'idéologie de la croisade, exaltant la prouesse guerrière au service de la foi, mais d'autre part, elle représente une requête d'amour déguisée, que le danger de l'expédition rend plus urgente. La poésie mariale, apparaît à la fin du XIIe siècle, peut-être sous l'influence de saint Bernard de Clairvaux, l'un des plus connus chantres de la Vierge, mais atteint son apogée au XIIIe siècle, au sud comme au nord. Cette poésie substitue au culte d'une dame de plus en plus idéalisée la louange de la Vierge. Il est intéressant de voir comment, dans la poésie d'un Gautier de Coincy, par exemple, la ferveur mystique s'allie au jeu métrique très élaboré. À cette sublimation de l'amour de la dame en amour de Notre-Dame répond ce que P. Bec appelle le «contre-texte» troubadouresque (Burlesque et obscénité chez les troubadours: le contre-texte au Moyen Âge, 1984): une poésie de veine burlesque, dont le point de départ est à chercher dans la création de Guillaume IX, qui parodie le code de l'amour courtois et le système de valeurs qui le sous-tend. Telles sont, au XIIIe siècle, les sottes chansons dans le Nord ou les fatrasies dans le Midi, qui sans toujours être obscènes s'adonnent à une déconstruction systématique du langage. Une distinction supplémentaire est à faire, pour la lyrique occitane uniquement, entre deux écoles poétiques: celle du trobar leu ou plan (c'est-à-dire large), supposant une versification plus simple et un contenu transparent, largement accessible à tous (c'est le sens de leu, large), et le trobar clus, ou cobert, poésie hermétique, exigeant une écriture énigmatique, censée mieux traduire l'essence ineffable de l'amour et ayant pour effet l'obscurité du message, accessible à une élite seulement. Cette deuxième direction aboutira au trobar ric, visant surtout à la beauté formelle, à la virtuosité technique. Jaufré Rudel ou Bernard de Ventadour comptent parmi les meilleurs représentants de la première tendance, Marcabru et, surtout, Raimbaut d'Orange s'illustrent dans la deuxième, alors qu'Arnaud Daniel excelle dans le trobar ric. Quelle que soit «l'école» dont elle se revendique, la poésie des troubadours est une poésie difficile, allusive, écrite souvent dans une syntaxe torturée. Nous présentons à titre d'exemple la première strophe de la Chanson de la Fleur inverse, appartenant à Raimbaud d'Orange, le «théoricien» du trobar clus:
«Er resplan la flors enversa Pels trencans rancx e pels tertres. Quals flors? Neus, gels et conglapis, Que cotz e destrens e trenca, Don vey morz quils, critz, brays, siscles Pels fuels, pels rams e pels giscles. Mas mi te vert e jauzen joys, Er quan vey secx los dolens croys». (Voici que resplendit la fleur inverse Sur rocs rugueux et sur tertres, - Quelle fleur? Neige, gel et givre Qui brûle, torture et tronque! - Morts sont cris, bruits, sons qui sifflent En feuilles, en rains, en ronces. Mais me tient vert et joyeux Joie, Quand je vois secs les âcres traîtres.)
Les chansons des troubadours sont groupées dans des chansonniers, sorte d'anthologies restituant les vers et la musique, dans lesquelles les oeuvres de chaque poète sont souvent précédées d'un récit de sa vie (vida) et parfois accompagnées d'un commentaire (razo), qui prétend éclairer une allusion considérée obscure ou préciser les circonstances de la composition du poème. Si certaines vidas peuvent être jugées véridiques, d'autres sont plutôt un écho de l'oeuvre même: telle la touchante histoire de Jaufré Rudel, qui se serait épris de la princesse de Tripoli sans jamais l'avoir vue, sur la seule renommée de son incomparable beauté, et pour l'amour de laquelle il se serait croisé, afin de pouvoir la rencontrer. La légende dit qu'il tomba malade au cours de la traversée et il n'eut que le temps de mourir entre les bras de sa bien-aimée. Il est évident qu'ici l'amor de lonh, chanté par Jaufré Rudel et exprimant plutôt la nostalgie d'un amour inaccessible, a servi de point de départ à une «biographie» entièrement fantaisiste.
Après 1160, les formes, thèmes et motifs de la canso sont transposés en pays d'oïl, en Champagne d'abord (Chrétien de Troyes est le premier trouvère connu), puis en Artois et Picardie, sans jamais atteindre l'importance qu'elle eut au Midi: seuls les noms de 200 trouvères nous sont parvenus contre plus de 350 noms de troubadours. La même diversité sociale se retrouve au Nord et au Sud: à côté de très grands seigneurs comme Guillaume IX d'Aquitaine et Jaufré Rudel au sud ou Thibaut de Champagne et Gace Brulé au nord, on retrouve des poètes issus de la petite noblesse, tels les troubadours Bertran de Born ou Guillaume de Saint-Didier, les trouvères Conon de Béthune ou le Châtelain de Coucy, ou même de condition modeste: Bernard de Ventadour, considéré le plus grand des troubadours, était, paraît-il, le fils du boulanger du château de Ventadour. Les troubadours Marcabru et Cercamon sont eux aussi d'humble origine. L'inclassable trouvère Colin Muset était à l'origine un jongleur, que son talent a promu au rang de créateur. L'inverse existe aussi: Arnaud Daniel était un petit noble déclassé qui sera relegué à la condition de jongleur. Si l'Église fut un adversaire résolu de l'idéologie de la fin'amors, il y eut aussi des clercs qui s'adonnèrent à la chanson, tels le troubadour Peire Cardenal et le trouvère Richard de Fournival. En bonne tradition troubadouresque, la chanson d'amour reste le genre de prédilection cultivé par les poètes du Nord mais, à la différence de leurs confrères du Midi, ils semblent plus réservés. Leur habileté rhétorique et le parti qu'ils savent tirer des ressources de la versification les font paraître plus abstraits, voire plus conventionnels que les troubadours. Leurs mélodies, très élaborées, ont contribué au progrès décisif de la polyphonie et vont déterminer la séparation de la musique et des vers à la fin du XIIIe siècle (v. ch. XI). Toutefois, en dépit du caractère homogène de leur création, les trouvères font entendre aussi une voix personnelle. La tendre sensualité du Châtelain de Coucy s'exprime sur le ton de la «confession amoureuse». Le modèle de Gace Brulé est Bernard de Ventadour, mais c'est la douleur non la joie qui domine une poésie à l'écriture très élaborée. Non moins tendue vers la perfection formelle est la poésie de Thibaut de Champagne, «prince des poètes». Mais le roi de Navarre saura renouveler les motifs poétiques par le recours à l'ironie, par le mélange de gravité et d'enjouement, par l'utilisation savante des images empruntées à la technique allégorique. Enfin, les poètes du Nord chantent aussi un amour plus simple, plus spontané, une joie qui n'est plus l'exaltation vitale du joy, mais la simple joie de vivre. C'est toute cette diversité que l'on retrouve dans l'oeuvre du ménestrel Colin Muset, qui rime des chansons courtoises pour amuser les seigneurs, mais qui substitue avec humour la requête d'argent à la requête d'amour:
«Sire cuens, j'ai vïelé Devant vous en vostre osté, Si ne m'avez riens doné Ne me gages acquité: C'est vilenie!» (Sire comte, j'ai viellé Devant vous, en votre hôtel; Vous ne m'avez rien donné, Ni mes gages acquitté: C'est vilenie!)
Au début du XIIIe siècle la poésie des troubadours va se répandre en Italie, dans l'espace Ibérique, en Allemagne, devenant un phénomène européen.
Le grand chant courtois, on l'a vu, laisse entendre une voix et exprime une perspective exclusivement masculines. La femme y est idéalisée comme objet de valeur, jamais comme sujet. C'est l'homme qui doit avoir des qualités et les parfaire, c'est lui qui, grâce à l'amour, se perfectionne comme être humain et comme poète. Quand il regarde dans les yeux de sa dame, Bernard de Ventadour n'avoue-t-il pas y retrouver sa propre image, qui le fascine au point de le perdre, comme elle avait perdu autrefois Narcisse?
«Anc non agui de mi poder Ni no fui meus deslor en çai, Que'm laissèt en sos olhs vezer En un miralh que mout mi plai. Miralhs, pos me mirèi en te, M'an mort li sospir de preon, Qu'aissi'm perdèi com perdèt se Lo bèlhs Narcisus en la fon.» (Je n'ai plus eu aucun pouvoir sur moi Et ne fus plus à moi depuis l'heure Où elle me laissa regarder dans ses yeux En un miroir qui tant me plaît. Miroir, depuis que je me suis miré en toi, Mes soupirs profonds me tuent: Et je me suis perdu comme se perdit Le beau Narcisse en la fontaine). C'est pourquoi, sur les 2500 chansons des troubadours qui nous sont parvenues, une vingtaine à peine sont attribuées à des trobairitz, dont la plus connue est la comtesse de Die. Émanant d'une voix féminine - au moins présentée comme telle - et tout en chantant la douleur d'un amour perdu, ces poèmes reprennent les thèmes et motifs du grand chant courtois. Les «chansons de femme», mieux représentées dans l'espace d'oïl, expriment une sensibilité plus spécifiquement féminine. Le paradoxe c'est qu'elles sont composées par des hommes! À la différence de la chanson courtoise, qui est pur discours, elles comportent une dimension narrative. Poèmes narratifs écrits à la troisième personne, les chansons de toile mettent en scène des femmes désespérément amoureuses d'amants indifférents ou trop oublieux, dont elle attendent le retour tout en s'adonnant à l'activité typiquement féminine de broderie et de tissage, d'où le nom du genre. Le vers décasyllabe et la disposition en brèves strophes assonancées les rapprochent de la chanson de geste. La dimension lyrique est assurée par le refrain. La chanson de malmariée chante le désarroi de la femme unie à un époux jaloux et discourtois. Elle cherche - et parfois trouve - consolation auprès d'un tendre ami. La reverdie représente l'extension à l'ensemble de la chanson de l'exorde printanier, strophe initiale qui chante le renouveau de la nature au printemps. La pastourelle est une chanson de la rencontre amoureuse: un chevalier rencontre en pleine campagne une bergère qu'il tente de séduire. Parfois facile, la belle peut accéder à son désir. Mais intelligente et rusée, dans la plupart des cas elle ne se laisse pas prendre à l'appât des belles paroles et déclare sans ambages préférer son berger. Toutes ces formes du lyrisme «non-courtois» expriment, à travers des échos d'une inspiration populaire, la nostalgie masculine d'un amour libéré des contraintes et d'un désir qui puisse se satisfaire, de même qu'un esprit de revanche féminin: de la malmariée sur le méchant époux, de la jeune fille sur une mère dominatrice.
Orientations bibliographiques
ANDRÉ LE CHAPELAIN, Traité de l'amour courtois, (trad. Cl. Buridant), Paris, Klincksieck, 1974. BEC, Pierre, La Lyrique française au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles). Contribution à une typologie des genres poétiques médiévaux, 2 vol., Paris, Picard, 1977-1978; Burlesque et obscénité chez les troubadours: le contre-texte au Moyen Âge, Paris, Stock, 1984. CAMPROUX, Claude, Écrits sur les troubadours et la civilisation occitane au Moyen Âge, 2 vol., Montpellier, 1984-1985. CIUCHINDEL, Luminiţa, Esthétique et rhétorique dans la poésie lyrique des premiers troubadours, Bucureşti, Tipografia Universităţii din Bucureşti, 1986. DRAGONETTI, Roger, La Technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise. Contribution à l'étude de la rhétorique médiévale, Bruges, De Tempel, 1960. DUBY, Georges - PERROT, Michèle (sous la direction de), Histoire des Femmes en Occident; 2. Le Moyen Âge, Paris, Plon, 1990. GUIETTE, Robert, D'une poésie formelle en France au Moyen Âge, dans Forme et Senefiance, Genève, Droz, 1978, p. 9-32. GHIL, Eliza-Maria, L'Âge de Parage. Essai sur le poétique et le politique en Occitanie au XIIIe siècle, New York, 1989. HUCHET, Jean-Claude, L'Amour discourtois. La «fin'amors» chez les premiers troubadours, Paris, 1987. JEANROY, Alfred, Les Origines de la poésie lyrique en France au Moyen Âge. Études de littérature française et comparée, Paris, Champion, 1925; La Poésie lyrique des Troubadours, 2 vol., Toulouse-Paris, Privat-Didier, 1934. MARROU, Henri-Irénée, Troubadours et trouvères au Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1971 (trad. roum. Bucureşti, Univers, 1983). NELLI, René, L'Érotique des troubadours, Toulouse, Edmond Privat, 1963. PATTERSON, L. M., Troubadours and Eloquence, Oxford, Clarendon Press, 1975. ROUBAUD, Jacques, La Fleur inverse. Essai sur l'art
formel des troubadours, Paris, ROUGEMONT, Denis de, L'Amour et l'Occident, Paris, Union Générale d'Éditions, 1962 (trad. roum. Bucureşti, Univers, 1987). SASU, Voichiţa, L'Amour dans le lyrisme féminin (Moyen Âge - Renaissance), Casa Editorială «Demiurg», Iaşi, 1997. ZINK, Michel, La Pastourelle. Poésie et folklore au Moyen Âge, Paris, Bordas, 1972. ZUMTHOR, Paul, Langue et techniques poétiques à l'époque romane (XIe-XIIIe siècle), Paris, Klincksieck, 1963.
|
<<Pagina anterioarã | Home | Despre autor | Pagina urmãtoare>> |
©
Universitatea din Bucuresti 2003.
|