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VI. UN GENRE «SECONDAIRE»: LE ROMAN

                       

 

          L'ancien français ne dispose pas d'un terme propre pour désigner le récit de fiction. Roman désignait à l'origine la langue vulgaire en opposition avec le latin. Ultérieurement le mot arrive à désigner tout texte traduit du latin ou composé directement en langue vulgaire ou roman. C'est le sens de l'expression «mettre en roman», de plus en plus fréquente dans les récits composés après 1150 et qui «adaptent» en langue vulgaire des textes-sources latins.

          Le roman justifie le statut de «genre secondaire» non parce qu'il serait moins important, au contraire, il deviendra très vite un genre prestigieux, mais, comme le rappelle M. Zink (1992), parce que, chronologiquement, il vient «après» la chanson de geste et la poésie lyrique, auxquelles il va emprunter des thèmes et formes d'écriture, et parce que, dès le début, il est un genre réflexif, préoccupé par sa pratique d'écriture. «Secondaire», le roman l'est surtout par la pratique de la translatio dont il relève selon une double acception: traduction-adaptation mais aussi réécriture, enchevêtrement de deux ou plusieurs langages, styles.

          Protéiforme dès le début, le roman «s'invente» en empruntant aux genres qui lui sont contemporains. Destiné à un public chevaleresque et courtois, il mettra en scène des preux. Mais, à la différence de la chanson de geste qui rattachait la prouesse à l'exigence de fidélité féodale, le roman raconte l'aventure individuelle d'un héros qui met sa vaillance au service d'une dame, même si, dans l'idéal, son courage doit profiter à la communauté. Comme le troubadour ou le trouvère, le héros du roman est amoureux, mais amour et mariage ne sont pas dans son cas incompatibles, le récit s'ingéniant à vouloir accorder les exigences de la fin'amors à celles de la société courtoise. Le récit romanesque prétend être «vrai», revendication qui l'apparente à l'historiographie. Mais «l'histoire» qu'il raconte n'est qu'une «fiction» ou, souvent, l'aventure de sa propre écriture. À la différence de la littérature hagiographique qui se propose d'édifier, le roman se donne pour principal but celui de plaire.

          Premier genre destiné à la lecture, même s'il s'agit de lecture à haute voix, le roman est composé en vers octosyllabes à rimes plates (rimant deux par deux), ce qui assure la fluidité du rythme. La «définition» que Chrétien de Troyes, le «créateur» du genre, donne du roman témoigne à la fois du statut que se donne le romancier et du but qu'il se propose: à partir d'une matière ou argument de la narration, il va offrir - et non pas imposer - un sens, que son habileté combinera en une «molt bele conjointure», forme ou plutôt adéquation de la matière et du sens. L'effort de l'écrivain, sa peine, et son habileté ou «entention» font la valeur de l'oeuvre.

          Les prologues des romans insistent sur le travail d'écriture, sur le savoir-faire du romancier, dont ils donnent très souvent le nom. Ils sont aussi le lieu de réflexion sur le rapport entre l'écrivain et sa source, car si le savoir est un «don» de Dieu, l'écrivain a le «devoir» de le diffuser. C'est toujours dans le prologue que le romancier précise sa «source», dans la plupart des cas un «livre», donc un texte écrit. Mais, de plus en plus, le roman tire son autorité du romancier lui-même, le seul «maître du récit», qui met en écrit, donc en mémoire, des événements qu'il juge exemplaires ou plutôt auxquels il confère par son art le statut d'exemplarité.         

 

          1. La matière antique

 

          Dans le prologue de la Chanson des Saisnes, le trouvère Jean Bodel distingue trois «matières», c'est-à-dire trois possibles sources d'inspiration:

 

                        «Il n'y a que trois matieres a nul hom entendant

                        De France, de Bretaigne et de Rome la grant».

 

La matière de France, qui inspire les chansons de geste, est «vraie». Les contes inspirés par la matière de Bretagne sont «vains et plaisants», autrement dit de pures fictions qui plaisent pourtant au public. La matière de Rome, enfin, est «sage». Cette distinction établie par Bodel efface une continuité affirmée par les romans eux-mêmes: Brutus, ancêtre de la nation bretonne, est le fils d'Énée, donc descendant des Troyens. En outre, romans antiques et chroniques bretonnes apparaissent dans «l'espace Plantagenêt», c'est-à-dire dans les possessions continentales d'Aliénor d'Aquitaine et d'Henri II Plantagenêt: le clerc poitevin Benoît de Sainte-Maure, au service d'Aliénor, est l'auteur du Roman de Troie et d'une Chronique des Ducs de Normandie; le clerc normand Wace est l'auteur du Roman de Brut, qui rattache la figure d'Arthur au Troyen Brutus, et d'un Roman de Rou, évocation légendaire du normand Rollon, premier duc de Normandie, ancêtre de Guillaume le Conquérant. Les mythes fondateurs de la «matière de Rome» se rattachent ainsi à ceux de la «matière de Bretagne».

 

          a. Le Roman d'Alexandre

 

          La figure du grand conquérant de l'Orient, sage et preux à la fois, a fait l'objet de la première «adaptation» relevant de la «matière antique». Le point de départ en est le récit d'Albéric de Pisançon, datant du premier tiers du XIIe siècle, dont seul un fragment de 108 vers octosyllabes groupés en 15 laisses monorimes nous a été conservé. L'inspiration tient moins d'une source historique que de traditions légendaires, et ce sera l'attitude constante des auteurs de «romans antiques» vis-à-vis de la matière présentée. Le Roman d'Alexandre s'inspire ainsi de plusieurs récits latins, eux-mêmes adaptations d'un texte grec du IIe siècle av. J.-C., le pseudo-Calisthène. Ce récit d'origine a été repris et amplifié. Un premier remaniement, en décasyllabes, a été composé en région poitevine autour de 1160-1165. Après 1180, Alexandre de Paris donne une sorte de «vulgate» de 16000 vers dodécasyllabes - d'où le nom d'alexandrin sous lequel s'est consacré le vers de douze syllabes -, groupés en quatre branches. L'essentiel du récit est constitué par les expéditions du jeune héros et par ses conquêtes contre Darius et les Perses. Mais les auteurs n'oublient pas qu'Alexandre est aussi l'élève d'Aristote: au désir irrésistible de conquérir s'allie la soif insatiable de connaître. L'avancée dans un Orient fabuleux sert de prétexte aux auteurs pour satisfaire la curiosité du héros - et celle du lecteur du même coup - par des descriptions de terres inconnues et de «merveilles», telles les «pucelles de l'eau», les «filles-fleurs» mais aussi des bêtes aussi étonnantes que les éléphants. Un autre trait distinctif d'Alexandre est sa «largesse» ou générosité, qui devient, tout comme la clergie, la condition de l'exercice d'un pouvoir juste et avisé. Pourtant Alexandre est un héros excessif dans ses qualités comme dans ses défauts. C'est justement cette «démesure» qui donne au héros son caractère «problématique», difficile à situer: par sa prouesse il se rattache à l'univers épique de la chanson de geste, son intérêt pour la science donne dans le discours encyclopédique, son indifférence à l'amour, enfin, l'empêche d'entrer pleinement dans l'univers du roman (cf. C. Gaullier-Bougasse, Les Romans d'Alexandre. Aux frontières de l'épique et du romanesque, 1998). Toutefois ses qualités exceptionnelles feront d'Alexandre un souverain prestigieux, susceptible d'entrer dans la légende au même titre que Charlemagne ou qu'Arthur.

 

          b. La triade classique

 

          On désigne sous ce nom une trilogie inspirée des grandes épopées de l'Antiquité et comprenant les romans de Thèbes, d'Énéas et de Troie.

          Composé vers 1150, le Roman de Thèbes, anonyme, s'inspire assez librement de la Thébaïde de Stace pour raconter en 10000 octosyllabes l'histoire d'Oedipe, résumée dès le prologue: la victoire sur le Sphinx, la faute fatale du héros, les luttes fratricides entre les deux fils d'Oedipe, Étéocle et Polynice, pour la possession de Thèbes, leur mort et l'avènement au pouvoir de Créon, leur oncle. La fin tragique des deux frères (ils s'entretuent), leur échec à conserver le pouvoir et à fonder une dynastie sont explicitement mis en raport avec la «faute originelle» d'Oedipe, parricide et incestueux. C'est toujours le prologue qui fait l'éloge de la sagesse et rappelle le «devoir» de celui qui la possède de ne pas la cacher:

 

                        «Pour cette raison, je ne veux pas taire ma science,

                        Ni étouffer ma sagesse,

                        Mais je me complais à raconter

                        Des choses dignes d'être gardées en mémoire».

 

          La technique narrative y est assez gauche: le poète se veut à la fois témoin et organisateur du récit, d'où de fréquentes interventions d'auteur qui alternent avec des procédés de visualisation épique où il excelle. Par la prédilection pour les scènes de combat, le Roman de Thèbes est proche encore de la chanson de geste (l'octosyllabe y est d'ailleurs parfois abandonné en faveur de la laisse). Mais c'est aussi le premier texte à avoir rattaché de façon explicite la prouesse guerrière et l'amour, alliance constitutive du roman médiéval. Il innove encore par une certaine technique de la description, surtout de la beauté féminine, composée selon une formule canonique invariable empruntée aux poétiques latines et adoptée ensuite par tous les romanciers de cet âge.

          Le Roman d'Énéas (vers 1160) a eu le plus fort impact à l'époque: sa première source d'inspiration est l'Énéide de Virgile. La différence la plus notable par rapport au texte source - suivi d'ailleurs assez fidèlement - est le développement de l'histoire d'amour entre Énéas et Lavine (1600 vers sur 10000), motif absent chez Virgile, qui ne mentionnait que leur mariage. L'opposition entre cet amour licite, confirmé par le mariage, et le sentiment violent éprouvé par Didon pour le héros, qui la conduira à la mort, semble vouloir imposer une vérité chère à Chrétien de Troyes également: seul l'amour permis par les dieux et sanctionné par la société est capable de fonder une lignée et une cité appelée à durer. Troie, «ville phare au triple plan des arts, des armes et des lois» (E. Baumgartner, 1999), ne doit-elle pas sa perte au mauvais choix de Pâris, qui a tout misé sur un amour défendu, dédaignant le pouvoir et la sagesse?

          Inspiré par le Roman de Thèbes, l'auteur d'Énéas multiplie les descriptions: splendeurs de la cité de Carthage, tombeau de l'amazone Camille. Lecteur attentif d'Ovide, il y emprunte une conception de l'amour-maladie et de ses tourments. L'amour naissant dans un coeur inexpérimenté, les troubles qu'il entraîne et les véritables «cas de conscience» qu'il suscite, habilement exprimés dans des monologues ou dialogues auront une forte influence sur les auteurs de romans.

          Le clerc tourangeau Benoît de Sainte-Maure dédie à Aliénor d'Aquitaine un ample Roman de Troie (plus de 30000 vers), composé après 1165. Paradoxalement, la source première n'est pas Homère, peu fiable parce qu'il ne fut pas «témoin» des événements qu'il raconte. C'est pourquoi Benoît lui préfère un récit latin sommaire, De excidio Trojae, de Darès, plus crédible car composé par un «participant direct» aux événements. Le point de départ en est l'Énéas, avec lequel l'auteur veut de toute évidence rivaliser en multipliant portraits, descriptions (de villes, d'automates, d'objets précieux). Il fait aussi une large part à l'amour, envisagé dans des hypostases plus diversifiées: la jalousie de Médée, la sensualité de Pâris et d'Hélène, l'inconstance de Briséida, amante de Troïlus, puis de Diomède. L'innovation la plus importante apportée par le Roman de Troie réside dans la tentative de configurer un temps romanesque clos: le récit commence par l'expédition des Argonautes et continue après le siège et la prise de Troie, par les retours des héros grecs, s'achevant par la mort d'Ulysse. Ici encore l'enjeu est la réflexion politique sur les conditions dans lesquelles peut être fondée une cité durable.

          Malgré leur anachronisme qui leur a valu de faire pour longtemps objet de mépris (il s'agit en fait d'une tentative délibérée des auteurs de «médiévaliser» leurs sources pour en évacuer autant que possible un paganisme trop évident), par le nouvel idéal humain proposé, plus raffiné, par la place accordée à l'amour qui prend le pas sur les aventures guerrières, par l'habileté et l'érudition des écrivains, ces romans instituent une nouvelle formule artistique. Inspirés par des mythes fondateurs de l'Antiquité, ils sont eux mêmes, par le modèle narratif qu'ils proposent, fondateurs du grand roman courtois.

 

          2. La matière de Bretagne

         

          Se revendiquant de modèles livresques qu'ils prétendent «mettre en roman», les auteurs de romans antiques ambitionnent, on l'a vu, de se poser en héritiers et continuateurs de la grande culture classique. La matière de Rome a pourtant un handicap majeur: son contenu païen. C'est pourquoi, à partir de 1170 environ, les auteurs de romans vont se tourner vers une autre source, celle des mythes et légendes celtiques, qu'ils vont revêtir d'un prestige égal à celui des textes classiques.

          «Les contes dont je sais qu'ils sont vrais, dont les Bretons ont tiré leurs lais», affirme Marie de France au début du lai de Guigemar, nous donnant un précieux témoignage sur l'origine de la matière de Bretagne. Celle-ci est à chercher dans le folklore celtique, répandu d'abord en Angleterre, puis en France, par l'intermédiaire des conteurs gallois (les Bretons mentionnés par Marie de France), à la faveur des liens étroits entre les deux pays, surtout après l'avènement des Plantagenêts sur le trône d'Angleterre. Ces conteurs, souvent capables de raconter leurs histoires en breton, en anglais et en français, comme l'atteste Marie de France dans son lai du Laostic, mais aussi un épisode du Roman de Renart (Renart jongleur, v. chapitre IX, 2), introduisent sur le continent soit des poèmes musicaux, lais, soit des contes celtiques, mabinogion, renfermant les thèmes principaux des sagas celtiques: les enfances secrètes du héros, la quête d'objets merveilleux, l'intervention des fées dans la vie des mortels, le don contraignant, la geis (obligation de se soumettre à une épreuve-interdiction), la visite des palais féériques de l'Autre Monde, où seul le héros peut parvenir. Pays des morts mais aussi des fées, contrée où l'espace devient incertain et le temps s'abolit, soumis à d'autres normes morales, l'Autre Monde de la merveille est solidaire du monde des vivants, dont seule une frontière humide le sépare. S'il est vrai que les mabinogion de Gereint, Owein et Lunet, Peredur sont des variantes galloises plus tardives des romans de Chrétien de Troyes Érec et Énide, Yvain ou le Chevalier au Lion, Le Conte du Graal et en ont subi certainement l'influence, l'originalité et l'ancienneté des thèmes et motifs que ceux-ci proposent est incontestable. Coupés de leurs racines, devenus malléables et susceptibles de revêtir un sens nouveau, les motifs bretons seront ré-sémantisés, en fonction de l'intention poétique des romanciers: le don contraignant devient l'obligation féodale de respecter les coutumes, la geis se transforme en choix librement assumé, le passage dans l'Autre Monde caractérise l'entreprise salvatrice du héros, le merveilleux pouvant non seulement recevoir une explication rationnelle, mais proposer une interprétation du monde.

          La «responsabilité» de l'immense vogue de la matière de Bretagne revient à l'évêque gallois Geoffroy de Monmouth, auteur de l'Historia Regum Britanniae, achevée en 1136 et narrant en 12 livres latins une prétendue histoire des rois bretons. Animé par un patriotisme ardent et avouant s'inspirer de «sources bretonnes», Geoffroy accorde une large place au roi Arthur, qui fait ainsi son entrée triomphale dans l'espace littéraire. Le personnage est mentionné par la tradition comme un héros local, qui s'était distingué dans les combats contre les Saxons, au début du VIe siècle. Nennius, dans son Historia Britonnum, le désigne comme «dux bellorum». Mais Geoffroy en fait un héros national, libérateur de la Bretagne, grâce aux conseils précieux de l'enchanteur Merlin. L'Historia Regum Britanniae connut un immense succès dans l'époque, attesté par les 90 manuscrits conservés, dont 48 du XIIe siècle, et par les nombreuses traductions et adaptations, dont la plus fameuse est le Brut ou La geste des Bretons du clerc normand Wace (1155).

          Les ouvrages de Monmouth et de Wace ont conféré un semblant d'authenticité à la légende arthurienne, son héros pouvant figurer dans les récits au même titre qu'Alexandre ou Charlemagne. Plus qu'un véritable roi, Arthur est le symbole d'un État féodal jugé parfait, garant d'un ordre humain tenu pour exemplaire. Sa cour devient un lieu privilégié, centre où une humanité parfaite a le plus de chances de s'accomplir. Elle fixe un temps (le topos de l'âge d'or, élogié par Chrétien de Troyes au début d'Yvain) et un lieu, point fixe d'où tout part et où tout revient. Ce statut d'exemplarité lui permet d'assumer la fonction de «centre du monde», capable de modeler l'espace environnant selon le système des valeurs courtoises. L'organisation narrative même du roman confirme la valeur ontologique de «monde du bien» auquel prétend la cour arthurienne. Siège de toutes les valeurs positives, éthiques et esthétiques, elle est en même temps un monde clos, entouré par un espace étranger, chaotique, constituant une menace pour l'ordre dont elle est l'expression. C'est pour s'opposer à l'agression brutale et soudaine du mal, venu toujours de l'extérieur, qu'un des chevaliers de la maison du roi, compagnon de la Table Ronde, relève le défi de l'aventure et quitte la cour. Sa quête, notion dynamique, traduisant le déplacement du héros dans l'espace à la recherche de l'aventure, mais aussi le déploiement linéaire «vers l'avant» de la narration, exprime la victoire du cosmos sur le chaos. Dans ce sens, E. Köhler (L'Aventure chevaleresque, 1974) a raison d'affirmer que la queste, recherche d'aventures par le chevalier, dominée pourtant par un but unique, auquel sont soumises les diverses aventures comme autant d'étapes dans l'évolution du héros, ainsi que l'aventure sont des entreprises de réintégration. Dérivée du latin advenire et signifiant dans La Vie de Saint Alexis «hasard», le sens d'aventure évolue et finit par désigner «ce qui doit arriver», destin. Mais si, chez Chrétien de Troyes, le fondateur du genre, trouver l'aventure signifiait pour le chevalier recevoir la confirmation de sa valeur, dans les romans du XIIIe siècle ce sens est de plus en plus mis en question. Dans le Tristan en prose (vers 1235), le chevalier Dinadan, ne parvenant pas à trouver «l'aventure», est incapable de trouver le sens du monde: «Je suis un chevalier errant, qui chaque jour voiz aventures querant et le sens du monde; mès point n'en puis trouver». Le chevalier edrant, qui fonce droit au but (errer vient du latin iterare, cheminer; le participe edrant désigne donc celui qui marche vers un but), devient le chevalier errant, qui ne sait plus où il va. Il n'y a plus d'aventures, mais seulement une série de hasards, elle n'est plus une étape dans une progression de l'être, mais désigne l'issue incertaine. Cette quête «vide» va de pair avec la rupture de plus en plus marquée entre le héros et la communauté: l'aventure se fait de plus en plus «individuelle», motivée par la gloire personnelle et non par le bien commun: d'où le «crépuscule des dieux» qu'est La Mort Artu.

 

          a. Marie de France

         

         L'identité de la première femme écrivain de la littérature française nous est en grande partie inconnue. Sans doute originaire de France, de son propre aveu, fait dans l'épilogue de ses Fables, «Marie ai num, si sui de France», elle a vécu à la cour d'Henri II Plantagenêt, le «noble roi» auquel elle a dédié ses Lais. De Marie de France nous sont parvenues trois oeuvres de facture très différente: un recueil de fables, Isopet (vers 1180), première adaptation française des fables ésopiques, l'Espurgatoire seint Patriz (Purgatoire de saint Patrice, après 1189), adaptation du texte latin de Henri de Saltely et relatant le voyage dans l'autre monde du chevalier Owein et sa vision des peines de l'autre monde, témoignage précieux de la nouvelle structure ternaire au moyen de laquelle l'imaginaire occidental configure, à partir du XIe siècle, l'au-delà, et surtout douze Lais, composés entre 1165 et 1175.

         Marie de France n'a donc pas écrit de romans, mais son oeuvre est significative du travail d'adaptation des sources celtiques auquel se sont livrés les auteurs français. Connue depuis la Renaissance jusqu'au XVIIIe siècle comme auteur de fables, elle doit sa vraie notoriété aux douze Lais: Guigemar, Équitan, Fresne, Bisclavret, Lanval, Les deux amants, Yonec, Laustic, Milun, Chaitivel, Chèvrefeuille, Éliduc, genre qu'elle introduit dans la littérature française. Comme elle l'avoue dans le prologue, ses lais, récits de brèves dimensions (le plus bref, Chèvrefeuille, compte 108 vers, le plus long, Éliduc, en a 1184), en vers octosyllabes à rimes plates, ont pour source les compositions lyrico-narratives chantées par les jongleurs bretons. Ceux-ci devaient être bilingues, voire trilingues, à en juger par l'explication que Marie
elle-même fournit dans le prologue du Laustic:

 

                                    «Une aventure vus dirai,

                                    dunt li Bretun firent un lai.

                                    Laüstic a nun, ceo m'est vis,

                                    si l'apelent en lur païs;

                                    ceo est russignol en Franceis

                                    e nightegale en dreit Engleis». (v. 1-6)

                                   (Je vais vous raconter une aventure

                                   dont les Bretons ont tiré un lai

                                   qu'ils nomment Laüstic, je crois,

                                   dans leur pays,

                                   c'est-à-dire Rossignol en français

                                   et Nightingale en bon anglais).

          Attesté pour la première fois dans l'oeuvre du trouvère anglo-normand Wace, le mot laid, d'origine celtique, désigne une composition musicale, susceptible de s'accompagner d'un texte lyrique. Le lai breton rapporte toujours une aventure rare, singulière, placée souvent dans un cadre féérique. Des êtres et des objets merveilleux se mêlent au monde des humains, baignant le récit dans une atmosphère merveilleuse. L'éthique courtoise qui le sous-tend le distingue du fabliau dont il est le «contrepoint esthétique et moral» (J. Frappier, Remarques sur la structure du lai. Essai de définition et de classement, 1961) alors que ses dimensions réduites le séparent du roman.

          Pour Marie de France, le lai désigne à la fois la source orale où elle a puisé son inspiration et son propre texte. L'auteur «invente», dans le sens médiéval de «créer», une nouvelle forme littéraire, son travail poétique se réduisant, comme elle l'affirme modestement dans le prologue, à réunir les lais qu'elle avait entendu conter («plusurs en ai oïz conter» - v. 39) et «par rime faire et reconter» (v. 48), à développer donc et fixer par écrit et en mémoire «l'aventure», c'est-à-dire l'événement qui a servi pour point de départ au texte breton. À la différence des romans antiques, l'activité poétique ne s'appuie donc plus sur l'autorité du «livre», mais sur la tradition orale, qui se voit reconnaître une valeur et une vérité en rien inférieures à celles proposées par les sujets antiques.

          Vérité morale et psychologique tout d'abord, car le sujet unique des lais est l'amour, sous toutes les formes, même aberrantes, surgissant brusquement dans la vie des humains et leur imposant de dures épreuves. Cette représentation multiple de l'amour ne se rattache pas à une idéologie particulière, bien que l'écrivain connaisse tout aussi bien le roman antique (la description de la fée de Lanval rappelle des fragments de l'Énéas), la doctrine de la fin'amors, à laquelle Laüstic ou Yonec empruntent des motifs (la mal mariée, l'oiseau messager de l'amour, la joie produite par le chant du rossignol, identifiée au joy d'amour qui se lit sur le visage de la dame d'Yonec, suscitant la jalousie du mari), la légende tristanienne. Cette interrogation sur le sens de l'amour et sa place dans la société féodale reçoit dans l'ensemble une réponse pessimiste. L'amour ne peut s'accomplir que dans l'autre monde (Lanval, Yonec), dans la mort (Les deux amants) ou se sublimer dans l'amour de Dieu (Éliduc). Pourtant, à travers la relation amoureuse entre un mortel et un être «faé», venu de l'Autre Monde, les lais féériques, parmi les plus réussis de Marie, expriment la possibilité donnée à l'être humain de se surpasser par l'amour, d'aller «au-delà» de ses limites ou dans l'au-delà, dans un monde idéal où le droit au bonheur est imprescriptible. L'amour peut aussi trouver son salut par l'«invention poétique» du lai. Il en est ainsi du Chèvrefeuille, qui raconte un épisode de la légende tristanienne. En route vers Tintagel, Iseut reçoit un message ingénieux de Tristan: un chèvrefeuille enlacé autour d'un coudrier, où son ami a gravé les mots: «Bele amie, si est de nus: ne vus senz mei, ne jeo senz vus» (v. 77-78). Le symbole végétal remplace ici le philtre pour signifier la même force irrésistible de l'amour et en exprimer l'essence: «une fusion source de mort, mais que sauve in extremis l'invention de l'amant poète» (E. Baumgartner, 1999).

          On a parfois reproché à Marie son écriture elliptique et un peu grêle. Il est vrai que son style sobre, en rien déclamatoire, privilégie la narration au détriment de la description ou de l'investigation psychologique. Le ton retenu et sa prédilection pour la litote donnent à son style un air de transparence et de simplicité trompeuses. Il suffit d'étudier l'art subtil avec lequel elle a su «mettre en vers» les contes bretons: la «dame» que rencontre Lanval ne se baigne pas nue, comme dans le lai anonyme de Graelent. Elle attend son héros toute parée, dans un pavillon somptueusement orné, étendue sur un lit superbe et sa beauté est habilement «donnée à voir». Non moins savante est la description de son cortège, lorsqu'elle se présente devant la cour d'Arthur pour justifier son amant.

          Inspirés par la matière de Bretagne, les lais de Marie de France ne sont point une simple reproduction de thèmes et motifs celtiques, mais attestent une vraie conscience d'écrivain. Dans le Prologue de ses Lais, Marie déclare s'être proposé d'«alkune bone histoire faire», d'écrire des lais «plaisibles a la gent», mais qui, en bonne tradition médiévale, sont «sutil de sens». C'est pourquoi, ainsi que le fera plus tard Rabelais, l'écrivain convie les lecteurs à découvrir la sagesse qui se cache dans ses vers, à «gloser la letre et de lur sens le surplus metre» (à commenter le texte et à l'enrichir d'un surplus de sagesse).         

 

          b. «Un conte d'amour et de mort»: Tristan et Iseut

          L'histoire de Tristan et Iseut est une des oeuvres privilégiées de la littérature médiévale. Modèle de l'amour et repoussoir pour les amants authentiques, le sentiment qui les unit - en dehors de toute norme - va devenir bientôt un point de référence: les troubadours se proclament amants plus fidèles que Tristan, Chrétien de Troyes est hanté lui aussi par leur histoire et, dans toute son oeuvre, il tentera de conjurer la malédiction dont s'entoure leur passion, sans toutefois y parvenir. La plupart des lecteurs connaissent la légende grâce à la reconstitution de Joseph Bédier, qui s'était proposé de restituer, à partir des manuscrits, français, allemands, italiens scandinaves, ce qu'on croyait être «l'archétype» de la légende. Bien qu'il s'agisse d'une réussite artistique incontestable, la version de Bédier propose  une «moyenne» du roman plutôt que son «archétype». Gaston Paris déclarait d'ailleurs dans la préface de la première édition du Roman de Tristan et Iseut: «le livre de M. Bédier contient un poème français de la seconde moitié du XIIe siècle, composé à la fin du XIXe siècle».

          Diffusée sans doute dès 1140, la légende donnera naissance à partir de 1170 à diverses versions. Dans le prologue de son deuxième roman, Cligès, énumérant ses oeuvres antérieures, Chrétien de Troyes fait mention d'un «Conte del roi Marc et d'Iseut la Blonde», jamais retrouvé. Les principales versions de la légendes sont dues à Béroul (seconde moitié du XIIe siècle) et à Thomas d'Angleterre (1170-1175 environ). Elles devaient raconter, sans doute, l'histoire dans son intégralité, mais elles nous sont parvenues toutes deux en état fragmentaire: 4485 vers pour le Tristan de Béroul et 3140 pour le texte de Thomas, ces derniers répartis en neuf fragments, renfermés par cinq manuscrits. Trois autres textes sont délibérément fragmentaires, puisqu'ils ne racontent qu'un épisode de l'histoire, qu'il s'agisse des deux Folies Tristan, de Berne et d'Oxford, ou du lai du Chèvrefeuille de Marie de France. Pour retrouver une version plus complète de l'histoire il faut se tourner vers les romans allemands, le Tristrant d'Eilhart d'Oberg (vers 1170) - le plus fidèle, paraît-il, à la source qu'auraient suivie aussi Béroul et l'auteur anonyme de la Folie de Berne - ou celui de Gottfried de Strasbourg (début du XIIIe siècle), qui s'inspire du texte de Thomas, mais eux aussi sont incomplets. La première version intégrale à nous être parvenue est la Tristramsaga norroise, adaptation en prose du roman de Thomas, réalisée en 1226 par un clerc, le frère Robert. Le caractère fragmentaire est donc constitutif de la légende, qui se disperse en une pluralité de récits, de traditions, d'allusions, de transpositions iconographiques. Preuve, peut-être, comme le croit M. Zink (1992), de sa popularité qui rendait inutile la reprise, à chaque fois, du sujet. Preuve, plutôt, ainsi que le pense E. Baumgartner, de son caractère subversif et de la fascination exercée sur l'imaginaire médiéval par le scandale que représente le «sujet» de Tristan, auquel tous ces retours et réécritures n'ont pas offert de solution: «l'histoire tragique d'un couple contraint à un amour coupable» et incapable de maîtriser les pulsions du désir (Baumgartner, 1988). Les textes français ainsi que leurs principales adaptations en allemand se répartissent en deux groupes: le roman de Béroul, la Folie de Berne et le Tristrant d'Eilhart d'Oberg suivent d'assez près l'estoire, sorte de vulgate tristanienne qui devait circuler autour de 1150. Leurs textes forment la «version commune» de la légende, plus «primitive» et violente. Faisant grief à ses confrères de ne pas suivre un certain «Bréri le Gallois», détenteur de la «vraie» histoire des amants, Thomas entreprend la re-fonte systématique de la version commune, afin de l'adapter aux exigences de l'esprit courtois, suivi dans cette voie par l'auteur anonyme de la Folie d'Oxford et par Gottfried de Strasbourg. Ces trois textes forment la «version courtoise» de la légende, qui s'efforce d'évacuer tout ce qu'il y a de violent dans l'estoire.

          Malgré leur diversité, toutes les versions respectent un même scénario: marqué du sceau de la tristesse, qui se retrouve en son nom, orphelin de bonne heure, doué de nombreux talents, dont le talent poétique de composer des lais, Tristan est élevé par son oncle maternel, le roi Marc de Cornouailles, qui le veut comme successeur. Pour délivrer la Cornouailles du lourd tribut humain imposé par le géant Morholt, oncle d'Iseut, il l'affronte et le tue. À la suite d'un autre exploit, la victoire sur un dragon qui dévastait l'Irlande, il obtient la main d'Iseut pour son oncle, le roi. De retour vers Cornouailles, pendant la traversée, les deux boivent «par erreur» un philtre d'amour préparé par la mère d'Iseut à l'intention des futurs époux. Ils seront désormais unis par un amour éternel. À partir de ce moment, la vie des deux amants se situe sous le signe de la passion «fatale»: ils doivent ruser pour être ensemble et déjouer les pièges, sont découverts et condamnés à mort. Pour échapper à leur sort, ils s'enfuient dans la forêt du Morois, où ils vont mener pendant trois ans «aspre vie et dure». Découverts par le roi Marc qui se «méprend» sur la nature du lien qui les unit, ils se décident à regagner la cour. Obligé à s'exiler sur le continent, Tristan épouse en Petite Bretagne Iseut aux Blanches Mains «pur belté et pur nom d'Isolt», sans toutefois consommer le mariage, est blessé par une arme empoisonnée et demande à son beau-frère Kaherdin, avec qui il s'était lié d'amitié, d'aller chercher Iseut la Blonde, la seule à pouvoir le guérir. Surprenant son secret, son épouse lui ment, affirmant que la voile du bateau qui devait amener Iseut est noire, signe que sa bien-aimée avait refusé de répondre à son appel. Tristan meurt de douleur, aussitôt rejoint par Iseut la Blonde.

          L'histoire de Tristan et Iseut semble reprendre un archétype de l'imaginaire présent dans de nombreuses civilisations. P. Gallais en voit un modèle possible dans le roman persan de Wis et Ramin (Tristan et Iseut et son modèle persan, 1974), alors que, dans son livre célèbre L'Amour et l'Occident, Denis de Rougemont pose l'histoire de cet amour impossible comme fondement de toute la grande littérature européenne. Toutefois, l'origine de la légende est certainement celtique. Elle s'apparente aux aitheda irlandais, récits contant l'enlèvement par le héros d'une femme mariée et la fuite du couple dans la forêt, tels Diarmaid et Grainne, Noisé et Derdriu, Cano et Cred. D'autre part, les triades galloises (brefs récits), font mention de «Drystan, fils de Tallwch, amant d'Essylt» et du roi Marc. Le cadre de l'histoire et lui aussi celtique, depuis l'Irlande, à la Cornouailles et à la Bretagne française.

          Mais l'originalité profonde des versions françaises de la légende consiste à expliquer l'amour par le philtre. Si Grainne, épouse du vieux roi Finn, impose par une «geis» au beau Diarmaid de l'enlever, Tristan et Iseut sont «contraints» de s'aimer pour avoir bu «par erreur» le «beivre d'amour». Dans la version commune, le «vin herbé» établit trois absolus: de l'amour, de la fatalité, de l'irresponsabilité. Béroul l'invoque constamment comme «alibi» du couple. À la différence de la geis celtique, épreuve-sortilège qui subordonne l'homme à la femme, le philtre instaure la parfaite égalité des amants dans leur passion. En outre, sa durée est limitée à trois ans. Dans son désir d'adapter l'esprit de la légende aux exigences de l'éthique courtoise, Thomas invente l'amour avant le philtre, la «fatalité» que celui-ci impose s'accordant mal avec la totale liberté du choix que suppose la fin'amors. Chez lui toutefois, la durée du philtre s'étend à la vie entière. Dans toutes les versions, la soi-disant absence de volonté signifie que l'amour porte en lui-même sa propre motivation, qui relève de l'individu, non de l'ordre social.

          Il ne faudrait pourtant pas croire que les auteurs du roman de Tristan font l'apologie de l'amour-passion; ils essaient plutôt de mettre en garde les lecteurs contre les forces destructrices du désir, désir sexuel tout d'abord, qui a partie liée avec la mort. D'où les jeux de mots fréquents chez Thomas entre amors et mort ou entre confort et mort: cet amour absolu, qui suppose l'obstacle et la souffrance, voire les cherche, ne trouve son accomplissement que dans la mort:

 

                                    «Tristrans murut pur sun desir,

                                    Ysolt qu'a tens n'i pout venir.

                                    Tristrans murut pur sue amur,

                                    E la bele Ysolt par tendrur.»

                                                                        (Thomas, ms. Sneyd, v. 34-37)

                                    (Tristan mourut par amour,

                                    Iseut pour ne pas être arrivée à temps.

                                    Tristan mourut par amour pour elle,

                                    et la belle Iseut par tendresse pour lui).

          À part ce pessimisme commun, les auteurs ont beaucoup divergé dans la manière de traiter l'«estoire» et dans leur manière d'écrire. Plus riche en événements, le roman de Béroul présente, en les juxtaposant, les séquences qui forment les moments clé de l'histoire des amants. L'unité de l'ensemble est assurée par la présence constante du narrateur, qui commente les faits, incitant ses lecteurs à prendre parti dans le procès du Bien et du Mal. Son discours rusé aux effets théâtraux vise en fait à émouvoir et à disposer le lecteur en faveur des amants. Non pas pour justifier leur amour, mais pour s'inquiéter sur son ambiguïté et déplorer le désordre qu'il entraîne. Tout devient ambigu dans l'univers narratif de Béroul, depuis la forêt du Morois, espace sauvage des souffrances et des épreuves mais aussi de l'amour accompli, aux signes mal interpétés par Marc, aux angoisses perpétuelles des amants de voir leur passion s'émousser, lusqu'au serment ambigu d'Iseut, enfin, triomphe apparent des amants et de leur amour, mais fondé sur une série de tromperies: déguisement de Tristan, manipulation habile du langage par Iseut, triomphe sanctionné par le «silence» de Dieu.

          L'action est très réduite chez Thomas qui privilégie l'investigation psychologique, l'analyse du sentiment amoureux, dans de longs monologues, plaintes lyriques, amples interventions du narrateur. Son texte se constitue en une méditation douloureuse sur la nature de l'amour, sur ses joies et surtout sur les souffrances qu'il impose. La longue description des tourments de Tristan séparé d'Iseut, de sa jalousie et des tentatives désespérées de se «sauver» de sa passion par la «novelté» d'un autre mariage qu'il ne consommera pas ouvrent la voie au roman européen d'investigation psychologique. En inventant l'amour avant le philtre, le clerc Thomas entend moins se soumettre aux exigences de l'éthique courtoise que s'interroger sur l'«aventure» de l'homme, partagé entre l'amour fin'e veraie vécu par le couple lors du premier séjour de Tristan en Irlande, et son «vouloir», autrement dit son désir, dès que l'amour déchoit par le philtre dans l'univers de la faute. Dans ce sens, son récit prétend à une valeur exemplaire, explicitement assumée dans l'épilogue: il s'adresse «à tous les amants, aux pensifs et aux amoureux, à tous ceux qui ressentent l'envie et le désir d'aimer, aux voluptueux et même aux pervers» pour leur offrir «grant confort» contre toutes les peines et les douleurs de l'amour, afin qu'ils puissent en éviter les pièges.

          À la différence des récits de Béroul et de Thomas dont la temporalité est organisée par la biographie du héros, idéalement restituée depuis la naissance jusqu'à la mort, les Folies Tristan et le Lai du Chèvrefeuille de Marie de France proposent l'évocation d'instants privilégiés, la linéarité de la narration étant perturbée et déterminée par le souvenir. Ces textes se situeraient après l'exil de Tristan en Petite Bretagne et racontent les subterfuges permettant une rencontre fugitive des amants. Les Folies insistent sur le déguisement du héros, la folie comme la lèpre, dans l'épisode du serment ambigu du roman de Béroul, se constituant en suggestives métaphores de la passion. Tristan déguisé en fou devient héros et narrateur de sa propre histoire, évoquée dans le désordre d'une mémoire affective et puisant son sens dans les «romans» qui lui sont déjà consacrés. En dépit des allusions crues à une vérité que seuls les amants sont censés connaître, le «je» masqué de Tristan n'arrive pas d'abord à se faire reconnaître par Iseut. Elle refuse de se laisser séduire par l'évocation de la Salle de cristal, espace de lumière où Tristan propose de l'emmener, dans la Folie d'Oxford, située entre le ciel et la terre, c'est-à-dire nulle part. Il faudra que le «fou» enlève son masque de laideur pour être reconnu et accepté. Le lai du Chèvrefeuille substitue, on l'a vu, le langage de l'invention poétique au langage de la folie amoureuse. Le symbole végétal du chèvrefeuille enroulé autour du coudrier est la métaphore concrète de l'amour qui unit dans la vie et dans la mort les deux amants: «Bele amie, si est de nus, ne vus sanz mei, ne jeo sanz vus».

        La légende de Tristan et Iseut occupe donc dans la littérature du Moyen Âge une place à la fois centrale et marginale (cf. M. Zink, 1992). Elle est la meilleure expression de la passion, différente toutefois de la fin'amors courtoise, parce que engendrée par la fatalité du philtre, alors que l'éthique courtoise insiste sur la liberté. Elle expose en outre les amants au scandale, alors que la fin'amors est source de melhurar pour l'amant, dont un des premiers devoirs est de veiller à la réputation de sa dame. Elle se situe dans un cadre breton sans appartenir pour autant à la matière arthurienne, bien que le roi Arthur soit présent comme garant au serment d'Iseut, modèle peut-être d'un autre type de société courtoise, qui intégrerait les forces vives d'un amour socialisé.

          Tristan et Iseut est un texte unique, qui continue à exercer sa fascination sur des générations de lecteurs. Par la découverte de l'amour-passion, par la nouveauté, la beauté et la simplicité de l'histoire, le roman va acquérir «des qualités d'universalité, d'exemplarité, analogues à celles du mythe» (P. Gallais, 1974).

 

          c. «Aux sources du roman»: Chrétien de Troyes 

       

        L'histoire littéraire n'est pas riche en informations au sujet du plus grand romancier du Moyen Âge, considéré comme fondateur du roman européen. Les diverses hypothèses qui l'ont identifié à Christianus, chanoîne de Troyes ou qui ont tenté de lui reconstituer une «carrière diplomatique» à la cour d'Angleterre sont plus que fragiles. Force nous est de nous contenter des informations fournies par l'auteur lui-même dans les prologues de ses romans. Ainsi, nous savons que celui qui se désigne  «Crestiens de Troies» au vers 9 de son premier roman, Érec et Énide, et tout simplement «Crestiens» dans les autres prologues, signe qu'il s'était acquis une renommée qui lui épargnait d'autres précisions, a mené son activité littéraire à la cour de Marie de Champagne, fille du premier mariage d'Aliénor d'Aquitaine avec le roi de France Louis VII, épouse, en 1164, du comte de Champagne Henri le Libéral, pour laquelle il compose Le Chevalier de la Charrette, et à la cour de Philippe d'Alsace, comte de Flandre, qui lui a fourni le «livre» d'où il a tiré l'inspiration pour son dernier roman, inachevé, Le Conte du Graal. Ces données nous permettent de situer sa carrière littéraire entre 1165 et 1185-1190, puisque son dernier protecteur, Philippe de Flandre, était mort lui-même en 1191. Les particularités linguistiques de son oeuvre, propres au dialecte champenois, laissent penser que Chrétien était originaire de cette région, peut-être même de Troyes. Les traductions-adaptations d'Ovide, témoignant d'une familiarité du latin et de la culture classique, le titre de «meister» (maître) que lui attribue un de ses principaux «disciples», Wolfram von Eschenbach, auteur du Parzifal allemand, certifient une formation de clerc.

        L'oeuvre du maître Champenois ne nous est pas elle non plus connue en totalité. Le prologue de son deuxième roman, Cligès, propose une liste de ses précédents ouvrages, censée confirmer son habileté d'écrivain et se porter garante de la qualité du nouveau roman. Sont ainsi mentionnés Érec et Énide, une série de traductions-adaptations d'Ovide, sacrifice consenti aux goûts littéraires de l'époque, dont seule Philomena nous est parvenue, un conte «del roi Marc et d'Ysolt la blonde», perdu, titre où l'absence du nom de Tristan peut représenter un indice de la perspective originale adoptée. En plus de deux chansons courtoises (Chrétien de Troyes est, rappelons-le, le premier trouvère connu), et d'un roman de Guillaume d'Angleterre, dont la paternité est incertaine, Chrétien est l'auteur de cinq romans, dont nous pouvons proposer une chronologie approximative: Érec et Énide (1170-1175); Cligès (1176); Le Chevalier de la Charrette et Yvain ou Le Chevalier au Lion, composés simultanément entre 1177-1180; Le Conte du Graal (1181-1187?), que la mort a empêché d'achever.

 

          Matière

 

        À partir d'Érec et Énide, le premier roman arthurien connu, Chrétien de Troyes prend exclusivement pour source de son oeuvre «la matière de Bretagne», qu'il avait pu connaître, comme Marie de France, par l'intermédiaire des conteurs populaires (le prologue d'Érec et Énide fait d'ailleurs allusion à un tel «conte d'aventure» récité par les jongleurs). Une source non moins importante est le Brut de Wace, «histoire» des rois bretons, où le roi Arthur tient une place de choix. L'originalité de Chrétien se manifeste pourtant dans l'organisation spatio-temporelle de la narration. Contrairement à Wace qui adopte une perspective propre à la chronique, présentant le règne du roi Arthur de son début jusqu'à sa fin, le maître de Champagne opère une «coupure» dans la succession chronologique, choisissant pour temps de référence «l'âge d'or» de l'époque arthurienne, le moment privilégié, exempt de guerres, qui permet la réunion à la cour de tous les chevaliers. Ce qui entraîne une perspective différente sur l'espace également, la cour d'Arthur, siège de toutes les valeurs courtoises, devenant aussi «centre de la narration», point fixe où commence et s'achève le roman. La figure d'Arthur apparaît elle aussi différente par rapport à Wace: le guerrier conquérant y devient un roi arbitre et garant des valeurs chevaleresques, dont l'unique fonction est de veiller à la cohésion harmonieuse du groupe humain d'élite qu'il préside. Plus qu'un monarche autoritaire, Arthur est un «primus inter pares», et ce nouveau type de relation idéale entre le souverain et ses vassaux trouve son expression poétique dans la Table Ronde (empruntée elle aussi à Wace), autour de laquelle se réunissent le «roi droiturier» et ses chevaliers les jours de fête.

 

          Une formule narrative

       

         Chrétien est aussi le premier romancier à avoir introduit le «retour des personnages». À part les figures de référence (le roi Arthur, la reine Guenièvre, le neveu du roi, Gauvain, le sénéchal Keu), empruntés eux aussi à Wace et présents dans tous ses romans, l'auteur énumère lors de l'épisode des noces des protagonistes de son premier roman (Érec et Énide) la «liste» des chevaliers invités, véritable «trésor» où lui-même et ensuite ses imitateurs puiseront afin de choisir un héros protagoniste pour chaque roman. Acceptant le défi de l'aventure, présentée le plus souvent comme une agression des forces du mal, du désordre venu du dehors et mettant en danger les valeurs du monde arthurien et sa parfaite harmonie, le chevalier «assume» l'action, déterminant par son déplacement le développement de la narration, et entraîne le facteur perturbateur loin des frontières d'un univers destiné à rester espace de la Joie. Chrétien invente ainsi le type du «chevalier errant», ou aventureux, dont la quête détermine la formule narrative du roman. Parcourant d'autres espaces étrangers, avant d'aboutir dans l'«Autre Monde», le héros rencontre l'aventure, non point «hasard», mais signe d'élection qui lui permet de s'éprouver et de prouver sa valeur, de gagner l'amour, de connaître et de se connaître. Cette connaissance de l'être ou de la transformation profonde de la personnalité est signifiée par le dévoilement du nom ou l'obtention d'un nom nouveau: Yvain devient «le Chevalier au Lion», Perceval «devine» son nom après l'aventure échouée au Château du Graal, le Chevalier de la Charrette est désigné pour la première fois par son vrai nom de Lancelot par la reine Guenièvre. Mais l'aventure comme la quête représentent en premier lieu la victoire du bien sur le mal.

         À partir de cette structure fondamentale, définie par le devenir temporel à travers l'itinéraire du protagoniste et son évolution psychologique et morale, structure adoptée par la suite par la plupart des auteurs de romans courtois, Chrétien invente et explore de nouvelles «conjointures», terme employé pour la première fois dans le prologue d'Érec et Énide où il désigne, par opposition aux simples «contes d'aventures» «dépécés et corrompus» par les jongleurs désireux de s'enrichir, l'art du romancier, son habileté à articuler harmonieusement une source d'inspiration, matiere, et une signification, sens.

 

          Amour et aventure

 

         Conçu selon une structure bipartite, son premier roman, Érec et Énide, présente dans sa première partie une quête nuptiale réussie. Mais le mariage d'amour, happy end traditionnel du conte, ne forme ici que la conclusion de la première partie, le «premerains vers», qui occupe un tiers de la narration. La crise survient lorsque Érec, entièrement adonné à l'amour de son épouse, néglige ses devoirs chevaleresques et se fait appeler recreant par ses compagnons (terme désignant d'abord le chevalier qui, vaincu, demande la merci de son adversaire, puis, par extension, le lâche qui fuit le combat). Pour racheter sa faute et regagner l'estime de son épouse, Érec part en quête d'aventure, emmenant Énide, lui défendant absolument de lui adresser la parole, quel que soit le danger:

 

                                    «Erec s'an va, sa fame en moinne [emmène],

                                    Ne set ou, mes en avanture»

                                                                       (v. 2778-2779).

Est inaugurée ainsi la structure de base du roman arthurien. À la suite d'aventures de plus en plus périlleuses, les époux se réconcilient. La dernière aventure, la plus difficile et «gratuite», la «Joie de la Cour», représente symboliquement par son cadre (un splendide verger entouré d'une muraille d'air infranchissable) et par ses protagonistes (un chevalier «prisonnier» de son amie), le danger qu'Érec et Énide ont su conjurer: tout amour vécu dans l'égoïsme est, en dépit des délices trompeurs, mortel. Délivrant par sa victoire les deux amants et les rendant à la cour, Érec déclenche la Joie et se rend digne de régner à la place de son père. La perspective d'ensemble s'élargit de l'individu à la communauté, de la tristesse à la joie, la conjointure s'élaborant autour d'un idéal chevaleresque et courtois qui propose la nouveauté absolue de la compatibilité - impensable pour l'éthique troubadouresque - entre amour et mariage.

          La compatibilité entre valeurs chevaleresques et mariage, envisagée dans une perspective différente, fait l'objet du roman Yvain ou Le Chevalier au Lion, sous-tendu lui aussi par une structure bipartite. Incité par le récit de son cousin, Calogrenant, Yvain refait l'itinéraire de celui-ci, arrive à la fontaine merveilleuse qui bout, située auprès d'un pin (avatar probable de la fontaine de Barenton, mentionnée par Wace dans le Roman de Rou), en tue le gardien après avoir déclenché une terrible tempête et s'éprend irrésistiblement de la veuve de son adversaire. Aidé par l'astucieuse Lunete, suivante de Laudine, dame de la fontaine, Yvain parvient à épouser l'objet de son amour. Prêtant l'oreille à la voix du «tentateur» Gauvain:

 

                        «Seroiz vos or de çax, [...]

                        Qui por leur fames valent mains? [...]

                        Amander doit de bele dame

                        Qui l'a a amie ou a fame» (v. 2486-2492)

                        (Seriez-vous de ceux...

                        qui par leurs femmes valent moins?...

                        Quand on a pour amie ou pour épouse une très belle dame,

                        on doit devenir meilleur),

 

il demande à sa femme la permission de courir les tournois mais oublie le délai qu'elle lui a fixé, perd son amour et sombre dans la folie. Commence la longue remontée vers la guérison, d'abord physique mais surtout morale, symbolisée par le secours accordé aux faibles, aux femmes surtout. Au cours de toutes ces aventures, le héros est accompagné par un lion dont il avait sauvé la vie et qui devient son ami inséparable, aide efficace dans les périls et, finalement, «blason», car, avant d'avoir obtenu le pardon de sa dame, Yvain ne voudra plus être connu que sous le nom de «Chevalier au lion», empruntant à la noble bête sa générosité et sa fidélité indéfectible. Après une dernière aventure aux accents messianiques, par laquelle Yvain délivre trois cents jeunes filles contraintes par deux maufés (créatures démoniaques) de travailler sans arrêt dans un atelier de tissage, aidé à nouveau par la parole habile de Lunete - possible «double» du romancier? - le Chevalier au Lion est réconcilié avec sa dame. On pourrait presque affirmer que, dans ce roman, amour et prouesse empruntent des chemins différents si Yvain n'avait pas compris, au terme de ses tribulations, que la prouesse gratuite est dépourvue de valeur, trouvant sa seule justification dans le service des autres\de l'autre.

          La critique a considéré Le Chevalier au Lion comme le roman le plus réussi du maître champenois, oeuvre d'une perfection classique. Opinion justifiée à en juger par l'équilibre de l'organisation narrative: équilibre spatial, entre la cour d'Arthur et le domaine de Laudine, même si cette distribution spatiale peut signifier aussi le déplacement du «centre», représenté par la cour d'Arthur, ou au moins sa dissociation en deux espaces d'égale importance; équilibre toujours réversible des forces contraires joie/douleur, amour/haine; équilibre, enfin, entre le récit et le discours; perfection confirmée par la maîtrise accomplie de l'art du récit également. Yvain est le premier roman dont le prologue ne contient plus de référence à un quelconque protecteur ou à une possible source et, d'ailleurs, le «prologue» des aventures d'Yvain est confié au «narrateur» Calogrenant, procédé original permettant une mise en abyme, un jeu de miroirs de la narration: le récit de Calogrenant suscite le désir d'Yvain d'agir, tout comme il suscite la curiosité du lecteur, qui accompagnera Yvain dans ses aventures et dans la «quête du sens».

 

          Un roman ironique: Cligès

 

          Cligès occupe une place à part dans l'oeuvre de Chrétien de Troyes. Non seulement du fait que l'exploitation habile du topos de la «translatio studii», invoqué dans le prologue, combine deux sources d'inspiration, la matière de Rome et la matière de Bretagne, mais aussi parce qu'il surprend le déplacement de l'intérêt romanesque du «roman antique» vers la formule nouvelle du «roman arthurien», tout comme les deux protagonistes de la narration, Alexandre et Cligès, le père et le fils, se déplacent de Constantinople à Londres pour s'accomplir en vaillance et en chevalerie. La critique, quant à elle, a vu depuis longtemps en Cligès une réponse à la problématique posée par le mythe de Tristan et Iseut. Défini tour à tour comme Anti-Tristan (W. Foerster), Neo-Tristan (G. Paris) ou même Hyper-Tristan (J. Frappier), le roman, tout en reproduisant presque point par point les épisodes du Tristan, prend ses distances par rapport à la légende des amants de Cornouailles, sans que l'on puisse préciser si, en plus de la version commune, Chrétien aurait connu la variante de Thomas, à laquelle son texte semble se rapporter. La «distance» concerne surtout l'attitude de l'héroïne, Fénice, laquelle, se trouvant dans la même situation sans issue que la reine Iseut, condamne fermement toute solution qui l'obligerait à se partager entre deux hommes, alors que son coeur appartient à un seul: «Qui a le cuer, si eit le cors» (v. 3145 - Celui qui a mon coeur qu'il ait aussi mon corps) est sa devise qu'elle mettra en application aidée non par un, mais par deux philtres, l'un qui donnera à son époux l'illusion qu'elle lui appartient, l'autre qui la fera passer pour morte, lui permettant de «ressusciter», à l'instar de l'oiseau Phénix auquel son nom renvoie, à une vie de délices avec Cligès. Malheureusement, ce programme narratif est anéanti par un «accident» (un chevalier à la recherche de son épervier découvre «par hasard» les deux amants, épisode qui renvoie a contrario à la découverte par Marc de Tristan et Iseut réfugiés dans la forêt du Morois) et si la mort «providentielle» de l'usurpateur Alis permet de résoudre le conflit en «happy-end», les artifices compliqués auxquels ont recours Fénice et Cligès ne leur ont pas épargné le «scandale» qu'ont dû affronter les amants de Cornouailles.

          Roman dialogique, Cligès est, plus que les autres créations de Chrétien, un texte «ironique». Car la conclusion du roman (le souci des empereurs de Constantinple de n'être plus dupes de leurs épouses a conduit à l'institution des harems!) contredit totalement les «scrupules» et l'option morale de l'héroïne. La solution qu'elle propose est auto-contradictoire et, en fait, aussi bonne ou mauvaise que celle d'Iseut, puisqu'elle relève de la fiction. Cet emploi systématique de l'ironie souligne la «littérarité» du texte, mettant le lecteur en garde contre la tentation d'une lecture d'identification.

 

          La Quête de la Dame

 

          Écrit sur la commande de sa protectrice, la comtesse Marie de Champagne, Le Chevalier de la Charrette est une transposition narrative des thèmes et motifs présents dans la lyrique des troubadours et de l'éthique qui la sous-tend: culte de la dame, parfaite soumission à ses volontés, hiérarchie des valeurs organisées en fonction de l'amour. Le point de départ en est, sans doute, un récit mythique racontant la descente d'un mortel dans «l'autre monde» infernal pour en délivrer les âmes captives. C'est ainsi que le neveu du roi, Gauvain, et un chevalier inconnu (Lancelot, dont l'identité sera dévoilée plus tard, par la reine même) s'élancent à la poursuite d'un mauvais chevalier lequel, après avoir défié et humilié le roi, avait enlevé la reine pour l'emmener dans son royaume «don nus estranges ne retorne» (v. 641 - d'où nul étranger ne retourne). Le pari insensé que tient l'inconnu, en acceptant, au terme d'une brève hésitation, de monter dans la charrette patibulaire, lui vaut la récompense suprême, la nuit d'amour avec la reine, après avoir racheté par de multiples «preuves et épreuves» son hésitation. Suivant en tout la volonté de sa Dame, même lorsque celle-ci semble vouloir l'humilier comme au tournoi de Noauz, car «molt est qui aimme obeissanz» (v. 3806) et «quan que li plest m'atalante» (v. 5903 - tout ce qui lui plaît m'agrée), celui qui élève son amour à l'Absolu est digne de délivrer la reine - et avec elle les autres captifs - de la servitude sans retour du royaume de Gorre.

          La complexité, certains passages obscurs confèrent au roman un caractère énigmatique, manifeste dès le prologue, où Chrétien déclare que la source d'inspiration (matiere) et la signification d'ensemble (sen) lui ont été proposées pas sa protectrice, sa contribution se limitant à son effort (painne) et à son habileté (antancion), autrement dit à... l'essentiel! Par ailleurs il est difficile, sinon impossible, de préciser la dimension de cette «collaboration». Quelle aurait pu être la «matière» proposée par la comtesse de Champagne? Une éventuelle «biographie» du héros, telle qu'elle apparaît dans le roman allemand Lanzelet d'Ulrich von Zatzikhoven (fin du XIIe siècle) qui invoque comme source un Lancelot français, perdu, ne contient aucune allusion à l'amour adultère du héros pour la reine Guenièvre. Quant aux récits racontant l'enlèvement de la reine par un prince étranger qui l'emmène en Glastonie, la «Cité de Verre», Urbs Vitrea, d'où la forme Gorre, telle la Vie de saint Gildas (avant 1164), ils ne font aucune mention de Lancelot. Chrétien aurait donc mis «sa painne et s'antancion» à faire de Lancelot l'amant soumis de la reine Guenièvre. Cette hypostase de l'amant soumis aveuglément aux volontés de sa dame n'était probablement pas conforme aux conceptions de l'auteur. C'est peut-être la raison pour laquelle Chrétien n'a pas achevé lui-même son roman, confiant cette mission à un disciple, Godefroy de Lagny, qui, de son propre aveu, aurait suivi le plan tracé par le maître. Reste que ce roman de l'amour adultère, composé simultanément avec le roman de l'amour conjugal qu'est Yvain, insiste sur la dimension sociale de la prouesse exaltée par l'amour, qui avait fait défaut au mythe de Tristan.

          Plus que tout autre roman du maître champenois, Le Chevalier de la Charrette relève d'une structure binaire: deux mondes (le royaume arthurien et le royaume de Gorre), séparés plutôt qu'unis par deux ponts quasi-infranchissables (le pont «evage», aquatique, choisi par Gauvain, et le pont de l'épée, encore plus périlleux, traversé par Lancelot), s'opposent en proposant deux «centres» de la narration: l'espace de l'Ordre qu'est la cour d'Arthur et l'espace de la Joie d'Amour (le royaume de Gorre). Pour la première fois, l'action est dédoublée: la quête de Gauvain échoue, ce qui met en valeur la prouesse de Lancelot, motivée exclusivement par l'amour. Il convient de remarquer, enfin, le «dédoublement» au niveau de l'écriture, en commençant par le titre construit autour d'un oxymoron (le Chevalier de la Charrette), jusqu'au contraste entre le «lyrique» (l'extase de Lancelot ou les lamentations des deux amants) et le «burlesque» (ravi par la contemplation de la reine, Lancelot combat le dos tourné vers son adversaire), ce qui assigne au texte une dimension ironique analogue à celle de Cligès.

          Le mystère qui entoure l'identité du héros, la complexité de la quête et une certaine «incomplétude» font du Chevalier de la Charrette un roman in-fini, qui sera continué et développé, jusqu'à devenir le noyau de l'immense cycle en prose du Lancelot-Graal (première moitié du XIIIe siècle, v. chapitre VII, 2).

 

          La quête du sens

 

          Encore plus énigmatique, parce qu'inachevé, nous apparaît le dernier roman du maître de Champagne, Le Conte du Graal. La première partie peut être lue comme une triple initiation du jeune sauvage élevé par sa mère à l'écart du monde civilisé, mais promis par sa naissance et par ses qualités à une destinée exceptionnelle. Initiation à la chevalerie, pour laquelle l'adolescent éprouve une vocation irrésistible, à l'amour, au mystère du Graal, enfin. Au Château du Roi Pécheur, le héros assiste à une étrange procession: précédé par une lance d'argent qui saigne et suivi par un plateau d'argent, un «graal» d'or fin et serti de pierres précieuses, porté par une «dameisele», traverse plusieurs fois la salle en y répandant une «granz clarté», alors que la table est remplie de mets copieux. Bien qu'il brûle de savoir «del graal cui l'an an servoit» (v. 3245 - à qui l'on destinait le service du graal), notre héros n'ose pas poser de questions et, le lendemain, se réveille dans un château désert. Il chemine à nouveau dans la forêt, où il rencontre sa cousine, «devine» son nom - Perceval - et apprend par la même occasion que ses questions auraient guéri le Roi Pêcheur et rendu la fertilité à son Gaste Pays (Terre Déserte). À la cour du roi Arthur, il se voit durement reprocher son silence par une «Demoiselle hideuse». Surmontant la tentation du désespoir (la Demoiselle avait insisté sur le caractère irréversible de son échec), Perceval jure de ne pas passer deux nuits de suite sous le même toit avant d'avoir «percé-le-val» du mystère du Graal. À partir de ce moment, l'action se dédouble, suivant les aventures de Gauvain, où le neveu du roi se couvre plutôt de ridicule. Le récit revient ensuite à Perceval qui, au terme de cinq années d'errance, n'a pas réussi, en dépit de sa prouesse, à retrouver le chemin du Graal. Un groupe de pèlerins, parfaitement symétrique, mais en sens inverse, au groupe de chevaliers qu'il avait rencontré au début du roman, lui fait comprendre qu'il a «oublié» Dieu et lui indique le chemin vers un ermitage. Là-bas, après s'être confessé au saint homme qui est en fait son oncle, Perceval apprend que «pechiez la lengue [li] trancha» (v. 6409 - le péché lui trancha la langue) - il s'agit du péché d'indifférence envers sa mère que le départ brutal de son fils avait tuée - et se voit dévoiler aussi une partie du mystère: le Graal est porteur d'une seule hostie, qui depuis quinze ans forme la seule nourriture du vieux père du Roi Pêcheur, «tant sainte chose est li Graax» (v. 6425). La narration revient de nouveau à Gauvain, que nous voyons arriver au Château des Dames, où il rencontre sa grand-mère, sa mère et sa soeur, qu'il savait mortes. En ce point le récit s'interrompt.

          Le Conte du Graal marque un tournant dans l'art de Chrétien de Troyes. Le titre ne coïncide plus au nom - ou surnom - du protagoniste; le centre d'intérêt ne porte plus sur un personnage mais sur un objet, le mystérieux graal, imprimant de ce fait une nouvelle orientation à la quête, qui n'est plus motivée par l'amour ou par la crise survenue à l'intérieur du couple (dont la vision est d'ailleurs modifiée, ou plutôt «transfigurée», la belle Blancheflor étant présente plus que jamais dans la «samblance» des gouttes de sang tombées sur la neige, au moment où la contemplation intérieure ouvre le nice Perceval à la «senefiance», au sens caché), mais rattachée à la vérité au sujet du graal. La quête se spiritualise donc, faisant de Perceval non plus tellement un héros de l'action, mais de la connaissance.

          Toutes ces «nouveautés» ont posé aux critiques deux grands problèmes. Le premier, rattaché à la «matière» du roman, plus précisément à l'origine du vase mystérieux et du cortège qui l'accompagne, le second concernant la conjointure, fondée sur le dédoublement de l'action. Le graal et son origine ont suscité une immense bibliographie. On y a vu tour à tour des échos d'un rituel païen de fertilité (J. Wetson), un objet de culte chrétien appartenant au rituel byzantin (M. Roques, M. Lot-Borodine) ou vase d'abondance emprunté à la mythologie celtique (J. Marx). Même si cette dernière hypothèse a l'air plus plausible, le contenu du graal - l'unique hostie - traduirait, par delà l'opposition fondamentale entre quantité et qualité, un processus de christianisation du graal, dont la responsabilité reviendrait à Chrétien, processus continué et amplifié chez Robert de Boron et dans le cycle en prose (v. chapitre VII). Le dédoublement de l'action dans la deuxième partie du roman, procédé esquissé déjà dans Le Chevalier de la Charrette mais devenu ici constitutif de la structure narrative, a donné lieu lui aussi à de nombreuses hypothèses: on a attribué au maître champenois la première partie uniquement, consacrée aux aventures de Perceval (L. Polmann) ou on a conjecturé qu'à sa mort il avait laissé deux romans inachevés, un Perceval et un Gauvain, qu'un épigone aurait par la suite juxtaposés (M. de Riquer, E. Hoepffner). En fait, le dédoublement permet ici, comme dans Lancelot, la mise en valeur du protagoniste. Tributaire d'une vision du monde préformée, se guidant exclusivement d'après le code des valeurs chevaleresques auquel il adhère de façon formelle, Gauvain est un caractère statique, toujours égal à lui-même. Par contre, le nice Perceval évolue, dépasse les épreuves et se surpasse, apprenant, à l'instar des autres héros de Chrétien et plus que ceux-ci, à se donner au service d'autrui. Ce rôle central de «quêteur de la vérité» - qu'il mériterait probablement de découvrir - est également confirmé par l'emploi quasi-systématique de la focalisation interne. Le lecteur découvre le monde et les événements par les yeux de Perceval et en même temps que lui, même si, plus d'une fois, le narrateur intervient, offrant un surplus d'information. L'option pour la focalisation ajoute un supplément de mystère, qui demande à être élucidé.

          Autant d'énigmes laissées en suspens, qui ont décidé de la destinée exceptionnelle de cette dernière oeuvre du maître. Le roman a été continué par divers auteurs, anonymes (Continuation Gauvain et Continuation Perceval) ou connus (Wauchier de Denain, Manessier ou Gerbert de Montreuil), qui s'essaient à achever les aventures de Perceval et de Gauvain et à en percer les énigmes dans un ensemble qui dépasse 40000 vers. Le centre d'intérêt se déplace, d'une part, vers la christianisation progressive du graal et de la lance et, d'autre part, les questions et réponses ayant été dévoilées, vers l'épreuve de l'épée dont il s'agit de ressouder les morceaux, métaphore poétique de «l'impossible» clôture du récit. Les adaptations en allemand (le Parzifal de Wolfram von Eschenbach, 1201-1205), en néerlandais (Percehvael, première moitié du XIIIe siècle), en norrois (Percevals saga, XIIIe siècle), en anglais (Sir Perceval of Galles, première moitié du XIVe siècle) attestent le rayonnement européen de l'oeuvre.

 

          «Une mout bele conjointure»

 

          Créateur du roman arthurien, en fait du roman dans l'acception actuelle du terme, Chrétien de Troyes occupe une place centrale dans le paysage de la littérature médiévale. Conscient de son originalité, l'auteur pose dès le prologue de son premier roman, Érec et Énide, les fondements de sa poétique, insistant sur ce qui le sépare de ses contemporains: d'un simple «conte d'avanture» il a su faire «une mout bele conjointure», une habile construction

 

                                 «qui toz jorz mes iert an mimoire

                                 tant con durra crestianetez» 

                               (dont le souvenir durera

                               aussi longtemps que la Chrétienté).

                                                                                    (v. 24-25)

          La richesse inventive, la création de nouvelles formes et de possibles narratifs, à quoi il convient d'ajouter une tonalité inédite et un rythme nouveau de l'écriture romanesque (Chrétien utilise exclusivement l'octosyllabe à rimes plates, avec la pratique fréquente de la segmentation des couplets, ce qui assigne au vers narratif un supplément de souplesse et de vivacité) font du maître champenois un «architecte» et non un simple «conteur». Une autre notion centrale caractéristique de l'art narratif du romancier est la translatio: transmission de la culture classique (translatio studii), mais aussi transposition du latin en langue vulgaire, exigeant  l'adéquation entre la source d'inspiration (matiere) et la signification de l'oeuvre (sens), à travers une habile conjointure, preuve de l'art de l'écrivain.

          Dans cette perspective s'éclaire également le problème des sources, qui a longtemps obsédé littéralement les exégètes de Chrétien. Car, en fin de compte, aucun «pré-texte» ne peut rendre entièrement compte d'aucun de ses romans: «à l'origine», il n'y a que l'auteur qui, dans tous ses prologues, insiste sur l'art et sur l'habileté que son activité suppose, se donnant en même temps pour instance qui assume l'écriture et dont procède le roman. D'autre part, son art elliptique, son écriture ambiguë et la «distance esthétique» que celle-ci suppose ne permettent pas une interprétation «littérale», augmentant la difficulté du texte et sollicitant une participation active du lecteur ce qui a sans doute contribué à la fascination que l'oeuvre du «créateur du roman européen» a exercée depuis plus de huit siècles sur ses confrères, sur les critiques et sur... le public que nous sommes.

 

          d. L'héritage de Chrétien de Troyes

 

          Vers 1200 l'influence de Chrétien de Troyes domine la quasi-totalité du genre romanesque. En effet, le maître champenois avait légué à ses successeurs un «chronotope» de référence: l'«âge d'or» du règne d'Arthur et l'espace idéal de sa cour, symbolisé par la Table Ronde. Beaucoup de romans arthuriens empruntent à Chrétien l'incipit traditionnel: un jour de fête, devant la cour d'Arthur réunie, surgit brusquement l'aventure, venue d'ailleurs et imposant son défi aux chevaliers de la Table Ronde. Les imitateurs empruntent encore au maître des personnages, le couple royal tout d'abord, mais aussi les «incontournables» Gauvain et le sénéchal Keu, ou puisent au trésor des personnages énumérés lors des noces d'Érec, d'où ils choisissent les protagonistes de nouveaux récits arthuriens: tels sont Méraugis de Portlesguez de Raoul de Houdenc, Humbaut, Beaudous, etc. Le héros peut être également un «chevalier novel», tels Jaufré, Yder ou Fergus, qui, attiré par le prestige de la cour arthurienne, vient y éprouver sa valeur. Certains, faisant grief à Chrétien de ne pas avoir donné la place qu'il mérite à Gauvain, parangon des vertus chevaleresques mais jamais protagoniste, plutôt faire valoir du héros, lui donnent la première place. Le neveu d'Arthur sera ainsi le héros, parfois triomphant (L'Âtre périlleux, La Mule sans frein), parfois discrédité (Le Chevalier à l'épée) de huit romans ou d'une partie du récit (Les Merveilles de Rigomer).

          Les successeurs de Chrétien vont encore reprendre la structure narrative fondée sur la «quête» du chevalier errant, déplacement linéaire semé d'aventures au caractère plus ou moins initiatique, dont le modèle fondamental est le Conte du Graal. Tels seraient Fergus de Guillaume le Clerc ou le roman occitan de Jaufré (fin XIIe - début XIIIe siècle). Une autre formule à succès est celle de la quête nuptiale menée par un nouveau venu (Fergus, Yder, Durmart le Gallois), jalonnée d'épreuves initiatiques et s'achevant souvent par une promotion sociale (obtention d'un fief, voire d'un royaume), malgré les difficultés qu'un héros pauvre comme Yder a à se faire accepter.

          En dépit de la constance des thèmes et procédés d'écriture, ces romans offrent une grande diversité de styles et de tons. L'intérêt de cette vaste production romanesque (le roman arthurien en vers subsistera jusqu'au XIVe siècle, avec le Méliador de Jean Froissart) réside dans l'habileté des auteurs à renouveler «de l'intérieur» le modèle commun, cet «intertexte arthurien» légué par Chrétien de Troyes. Certains le font en accumulant des procédés qui «font vrai». Dans Parthenopeus de Blois, l'auteur insère des réflexions et des confidences personnelles sur ses aventures, en les comparant à celles de ses personnages, procédé repris dans Ipomédon de Hue de Rotelande ou dans Florimont d'Aimon de Varennes. D'autres, comme Le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu proposent une subtile mise en question de l'idéal courtois. Le roman «combine» deux formules narratives, la quête d'une fiancée qui apportera au héros richesse et puissance et la rencontre amoureuse avec la fée de l'Île d'Or qui «détourne» le protagoniste de son parcours linéaire au point de compromettre sa quête. Le roman témoigne de la transformation de certaines structures mentales: la quête héroïque aboutit à un dénouement prosaïque, les rapports entre le chevalier et la société deviennent plus contraignants, l'amour courtois n'est plus idéalisé. L'absence de progression dans le récit, l'impression de «hasard» que dégagent toutes les aventures de Guinglain, le bel Inconnu, la fin «ouverte» et pessimiste (le bonheur n'est possible qu'en Avalon) traduisent déjà la crise du roman arthurien. En outre, l'emboîtement du récit dans une pseudo-autobiographie du narrateur, qui déclare s'appeler Renaud de Beaujeu et avoue avoir écrit son roman pour plaire à sa dame, brouille définitivement les différences entre auteur et personnage, entre «je» et «il», participant de la subversion du discours narratif, dans un roman dominé par la thématique de la «déception».

 

          3. Le récit «réaliste»

 

          Si par récit «réaliste» on entend un texte qui «restitue» la réalité, à la manière balzacienne, on ne peut parler de «réalisme» médiéval, celui-ci ignorant l'esthétique de la mimesis (cf. I. Pânzaru, Introduction à l'étude de la littérature médiévale française, 1999). Toutefois, le terme est employé par les divers médiévistes pour désigner un récit qui refuse de façon programmatique le merveilleux arthurien, empruntant ses personnages à «l'histoire» - ou à ce qui est perçu comme historique - et en multipliant les allusions à la réalité contemporaine.

 

          a. Le «rival»: Gautier d'Arras

 

          Confrère et rival de Chrétien de Troyes, ayant travaillé lui aussi pour  Marie de Champagne, mais protégé également par la comtesse Aélis de Blois, soeur de Marie, Gautier dénonce carrément dans le prologue de son roman Ille et Galeron les «fantômes» ou «mensonges» présents habituellement dans les lais et qui donnent au public l'impression d'avoir «dormi et rêvé». Le «réalisme» de Gautier tient surtout à son refus de la matière arthurienne et à une préférence évidente pour un Orient fabuleux, sans pour autant que ses deux romans, Eracle et Ille et Galeron, composés entre 1176 et 1184, soient exempts de merveilleux.

          Tenant autant du récit hagiographique que du roman, Eracle, commencé à la demande de Thibaut, comte de Blois et achevé pour Baudouin V, comte de Hainaut, est un récit «biographique» inspiré par la vie d'Heraclius Ier, empereur de Constantinople de 610 à 641, dont le nom est rattaché à la reconquête sur les Perses de la vraie Croix. Le roman raconte les enfances et l'ascension d'Eracle, doué du don de connaître les vertus cachées des pierres précieuses, des chevaux et... des femmes, au trône de Byzance. Il vaincra le roi des Perses Chrosoés et ramènera triomphalement à Jérusalem la vraie Croix. Au delà des références «historiques», Eracle tient du roman par l'habile agencement de la narration et par l'usage du merveilleux, en rien inférieur à celui des romans bretons.

          Ille et Galeron témoigne de la même exploitation adroite du merveilleux, en reprenant le motif du «mari à deux femmes» présent dans Éliduc de Marie de France. Marié à Galeron, soeur du duc de Bretagne, après avoir vaincu l'usurpateur qui voulait s'approprier son héritage, Ille perd un oeil dans un tournoi. Craignant que cette infirmité ne lui fasse perdre l'amour de sa femme (on retrouve là un écho d'un problème de casuistique amoureuse, débattu sans doute à la cour de Marie de Champagne et mentionné par André le Chapelain dans son Traité de l'Amour), il s'enfuit à Rome, où il repousse une attaque des Grecs, exploit qui lui vaut l'amour de Ganor, fille de l'empereur. Ille accepte de l'épouser lorsque Galeron, présente aussi à Rome, se fait connaître mais... pour entrer au couvent et rendre la liberté à son époux, qui réussira le double exploit de délivrer à nouveau la Bretagne et de repousser une nouvelle attaque des Grecs. L'intérêt du roman et sa nouveauté résident dans l'attention donnée à la fine analyse des tourments et hésitations d'Ille mais aussi à la grandeur d'âme de Galeron, capable de tous les sacrifices au nom de l'amour.

 

          b. Un «novateur»: Jean Renart

 

          L'oeuvre la plus représentative de ce courant «réaliste», avec sa préférence marquée pour un décor quotidien, où alternent le traditionnel espace aristocratique qu'est le château et le nouvel espace urbain, où les personnages historiques côtoient les héros de fiction, où se mélangent les représentants de diverses catégories sociales est celle de Jean Renart, le seul ayant réussi à se soustraire à l'influence de Chrétien de Troyes.

          Son premier roman, l'Escoufle (vers 1200-1202) tient du récit idyllique, racontant les amours contrariées de deux jeunes gens, thème qu'avait cultivé le «conte oriental» de Floire et Blancheflor (vers 1150). L'intrigue se noue autour des péripéties des deux héros, Guillaume et Aélis, fille de l'empereur de Rome, malencontreusement séparés par un milan (escoufle), qui avait volé à Guillaume son aumônière. Les aventures acquièrent toutefois une dimension réaliste du fait qu'Aélis, bien que fille d'empereur, ouvrira un atelier de modiste, fort apprécié, qui lui permettra non seulement de gagner sa vie, mais de retrouver son amant et sa fortune. L'idée sera reprise par le roman Galeran de Bretagne, attribué à un certain Renaut, réécriture de Fresne de Marie de France, où l'héroïne parvient à conquérir son bien-aimé, Galeran, duc de Bretagne, grâce à ses talents de brodeuse. Cette insistance sur les vertus du «travail», susceptible de procurer à celui qui s'y adonne «l'honneur», c'est-à-dire la richesse, (mais ne s'agit-il pas plutôt de l'art des romanciers qui re-travaillent la matière de leurs prédécesseurs?) est encore plus visible dans le roman de Jehan et Blonde de Philippe de Remy (1230-1240), contant l'ascension d'un jeune homme noble, rendu pauvre par sa grande générosité, qui parvient, grâce à son ingéniosité, à épouser une riche et belle héritière.

          Le roman le plus intéressant de Jean Renart est sans doute Guillaume de Dole (ou Roman de la Rose, composé entre 1212 et 1228). La première nouveauté de l'oeuvre est de se situer dans un espace-temps contemporain. L'effet de réel y est d'autant plus accentué que le romancier fait intervenir dans le récit des personnages historiques, tels le comte de Boulogne, Renaut de Dammartin, ou décrit avec réalisme le tournoi de Saint-Trond, situé lui aussi dans un espace repérable. La plus importante innovation mise en oeuvre par Jean Renart est d'insérer dans le récit des pièces lyriques, en accord avec les actions et les sentiments des personnages, qu'elles commentent et «doublent» de leurs voix autorisées. L'empereur Conrad s'est d'ailleurs épris «de loin» de la belle Liénor, dont il avait entendu vanter les mérites et la beauté, et le bonheur des amoureux est menacé par le sénéchal «losengier» qui, jaloux de la faveur dont Guillaume, frère de Liénor, jouit auprès de l'empereur, tente de compromettre la réputation de la jeune fille.

          Cette «invention» de Jean Renart, ou plutôt de son «double» dans le texte, l'habile Jouglet, jongleur favori de l'empereur, consistant à mêler lyrisme et roman, et prouvant de la sorte que «la littérature renvoie à la littérature, devenue un point de référence au même titre que le monde réel» (P. Y. Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Âge, 1984) sera reprise par nombre d'auteurs, depuis Gerbert de Montreuil, dans son Roman de la Violette, au Méliador de Froissart.

          Une des plus intéressantes mises en oeuvre de ce procédé se retrouve dans le Roman du Châtelain de Coucy et de la dame du Fayel, de l'écrivain picard Jakemes (fin du XIIIe siècle), dont l'intrigue se déploie à partir des chansons lyriques et de croisade du Châtelain, elles-mêmes enchâssées dans le récit, et qui développe la célèbre légende du coeur mangé. Le roman réussit, cas unique dans la littérature française médiévale, à transformer un personnage historique (le Châtelain de Coucy, trouvère de la seconde moitié du XIIe siècle, dont une quinzaine de chansons nous sont parvenues - v. ch. V) en personnage de fiction. Le dénouement tragique (le mari jaloux fera partir son rival en Terre Sainte, où il sera tué) est inspiré par les deux chansons de croisade composées par le Châtelain, mort lors de la quatrième croisade, selon le témoignage de Villehardouin. Mais le comble de l'horreur, c'est que le jaloux fera embaumer le coeur de l'amant et le donnera à manger à sa femme qui, en l'apprenant, en meurt. Le thème du coeur mangé, à la riche postérité (on le retrouve aussi dans une vida tardive du troubadour Guilhem de Cabestan, dans le lai de Guiron, chanté par Iseut dans la version de Thomas, et, enfin, dans le Décaméron de Boccace), n'exprimerait-il pas la fusion des coeurs que chantaient et espéraient les troubadours? L'horreur du dénouement signifierait alors, comme la fin tragique de Tristan et d'Iseut, que cette fusion des coeurs est mortelle. L'amour absolu relève ou de l'illusion, ou de la mort ou ... de la fiction. On peut en faire une belle histoire, mais non pas le «vivre». Madame Bovary n'aura pas compris cette leçon.

          L'utilisation des thèmes et motifs du grand chant courtois est encore plus évidente dans le roman occitan de Flamenca, écrit probablement entre 1240 et 1250. Reprenant les motifs de l'amour lointain, de la mal mariée, du jaloux, de la naissance de l'amour, le récit, apparenté à la tradition occitane du Castiagilos (châtiment du jaloux) s'achève sur le triomphe de la très courtoise Flamenca, qui a su aussi bien guérir son mari de sa jalousie, qu'exalter dans son amant, le beau Guillaume, les vertus - ici complémentaires - du chevalier adroit dans le maniement de l'épée et du clerc, habile dans l'emploi persuasif du langage.

 

          c. Un «inclassable»: Aucassin et Nicolette

 

          Composé à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle, Aucassin et Nicolette est désigné par son auteur comme chantefable, terme inventé peut-être pour la circonstance, puisqu'on ne le retrouve nulle part ailleurs. Le texte, unique en son genre, se présente comme une alternance de laisses assonancées destinées à être chantées et de passages plus amples écrits en prose. L'alternance vers-prose est explicitement marquée par les indications «Or se cante» (Ici on chante) et «Or dient et content et fablent» (Ici l'on récite, l'on relate et l'on raconte). L'oeuvre, où les dialogues sont particulièrement nombreux, et pas seulement dans les sections en prose, se prêtait à une sorte de «représentation», où l'alternance des dialogues aussi bien que celle du vers et de la prose introduit variété et vivacité, combinant - ou atténuant - adroitement émotion et comique. L'auteur se plaît à traiter l'histoire simple de l'amour de deux jeunes gens que tout sépare (Aucassin est fils du comte de Beaucaire alors que Nicolette est une «chetive», esclave sarrasine rachetée et élevée chrétiennement) sous le signe de l'ironie, de la parodie, du burlesque. Aucassin et Nicolette présente un monde «à l'envers», où les valeurs traditionnelles sont renversées: loin d'être le chevalier courageux et courtois auquel la chanson de geste ou le roman nous avait habitués, Aucassin, qui porte d'ailleurs un nom arabe, est plutôt un anti-héros, un anti-chevalier, qui passe son temps à se lamenter. C'est Nicolette, la «captive» sarrasine au nom très français, qui prend toutes les initiatives, fait preuve d'audace et d'ingéniosité, permettant les retrouvailles du couple, le triomphe de l'amour sur toutes les contraintes sociales. Le burlesque tourne à l'absurde dans l'épisode du pays de Tore-Lore, où le roi garde le lit après l'accouchement de la reine et où l'on fait la guerre à coup d'oeufs et de fromage. Tout aussi «scandaleuse» est la «préférence» d'Aucassin pour l'enfer, où l'on retrouve les chevaliers qui ont brillé dans des guerres et des tournois, les belles dames courtoises, «li ors et li argens et li vairs et li gris, et ... herpeor et jogleor et li roi del siecle» (l'or et l'argent et de belles fourrures de vair et de petit-gris, ... les joueurs de harpe et les jongleurs et tous les rois du monde).

          L'auteur anonyme joue enfin adroitement de tous les registres et utilise tous les «possibles narratifs». Il emprunte avec égale désinvolture à la chanson de geste, au roman d'aventure ou idyllique, à la poésie lyrique: le vilain rencontré par Aucassin renvoie au bouvier hideux du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes; Nicolette déguisée en jongleur rappelle Josiane, héroïne de la chanson de geste Beuve de Hantone; la conversation des amoureux à travers la fente d'un mur est empruntée à l'histoire de Pyrame et Thisbé. Autant de preuves que l'auteur puise à la littérature de son époque qu'il connaît parfaitement pour raconter une histoire romanesque-type.

 

Orientations bibliographiques

 

1. Le Roman antique

 

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DONOVAN, L.G., Recherches sur le «Roman de Thèbes», Paris, SEDES, 1975.

GAULLIER-BOUGASSE, Catherine, Les Romans d'Alexandre. Aux frontières de l'épique et du romanesque, Paris, Champion, 1998.

HUCHET, Jean-Claude, Le Roman médiéval, Paris, PUF, 1984 (sur le Roman d'Énéas).

MORA-LEBRUN, Francine, L'Énéide médiévale et la naissance du roman, Paris, PUF, 1994.

PETIT, Aimé, Naissance du roman. Les techniques littéraires dans les romans antiques du XIIe siècle, 2 vol., Paris, Champion, 1985.

RAYNAUD DE LAGE, Guy, Les Premiers romans français, Genève, Droz, 1976.

 

2. La matière de Bretagne

 

BARTEAU, Françoise, Les Romans de Tristan et et Iseut. Introduction à une lecture plurielle, Paris, Larousse, 1972.

BAUMGARTNER, Emmanuèle, Tristan et Iseut: de la légende aux récits en vers, Paris, PUF, 1987; Chrétien de Troyes: «Yvain» et «Lancelot». La charrette et le lion, Paris, PUF, 1992.

BURGESS, Glynn, S., The Lais of Marie de France - Text and Context, Manchester, 1988.

CHÊNERIE, Marie-Luce, Le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Droz, 1986.

DRAGONETTI, Roger, La Vie de la lettre au Moyen Âge. Le Conte du Graal, Paris, Le Seuil, 1980.

FRAPPIER, Jean, Chrétien de Troyes: l'homme et l'oeuvre, Paris, Hatier, 1968; Remarques sur la structure du lai. Essai de définition et de classement, dans La Littérature narrative d'imagination, Paris, PUF, 1961.

GALLAIS, Pierre, Genèse du roman occidental: Tristan et Iseut et son modèle persan, Paris, Éditions du Sirac, 1974; Dialectique du récit médiéval: Chrétien de Troyes et l'hexagone logique, Amsterdam, Rodopi, 1982.

HAIDU, Peter, Aesthetic Distance in Chrétien de Troyes. Irony and Comedy in «Cligès» and «Perceval», Genève, Droz, 1968.

KELLY, Douglas (éditeur), The Romance of Chrétien de Troyes: a Symposium, Lexington, French Forum, 1985.

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3. Le récit «réaliste»

 

DRAGONETTI, Roger, Le Gai Savoir dans la rhétorique courtoise: «Flamenca» et «Joufroi de Poitiers», Paris, Le Seuil, 1982.

FOURRIER, Anthime, Le Courant réaliste dans le roman courtois en France au Moyen Âge. I. Les débuts, XIIe siècle, Paris, Nizet, 1960.

HUNT, Tony, La parodie médiévale: le cas d'«Aucassin et Nicolette», dans «Romania», t. 100/ 1979.

LEJEUNE, Rita, L'Oeuvre de Jean Renart, contribution à l'étude du genre romanesque au Moyen Âge, Paris-Liège, 1935.

VANCE, Eugène, «Aucassin et Nicolette» as a Medieval Comedy of Signification, dans The Nature of Medieval Narrative, Lexington, 1980.

ZINK, Michel, Roman rose et rose rouge: Le «Roman de la Rose» ou de «Guillaume de Dole» de Jean Renart, Paris, Nizet, 1979.

 

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