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VII. DU ROMAN À L'HISTOIRE:
L'AVÈNEMENT DE LA PROSE
1. La forme prose
Jusqu'à la fin du XIIe siècle la «prose littéraire» n'existe pas en langue vulgaire. La prose est employée ou bien pour des textes «utilitaires» (juridiques ou didactiques, le Lapidaire en prose, par exemple) ou bien en rapport avec la sphère du sacré (le livre des Psaumes ou bien d'autres fragments de la Bible seront traduits en prose; c'est aussi la forme des sermons). Cette antériorité du vers sur la prose, d'ailleurs caractéristique pour toute jeune littérature, devrait contester la pensée commune selon laquelle la prose se confond au langage ordinaire, alors que le vers est réservé à l'expression, seconde, de la littérature. Il n'est pas moins vrai que la conception médiévale sur la prose et sur ses différences avec les formes versifiées, marquée en grande partie par la culture «latine» des clercs qui maniaient les deux formes, a de beaucoup contribué à cette distinction, qui ne s'impose pourtant que dans la seconde moitié du XIIIe siècle, alors que la prose s'était déjà affirmée. Dans ses Étymologies, ouvrage encyclopédique dont l'influence fut immense au Moyen Âge, l'évêque Isidore de Séville définissait la prose comme «un discours étendu et libéré de la loi du mètre» lequel, ne se pliant pas aux lois de la scansion, se développe «en ligne droite» (oratio recta). Isidore ne tombe pas au piège de confondre prose et langage ordinaire. Pour lui, toutefois, la prose permet une expression plus «directe» de la pensée: c'est ce qui va encourager l'appropriation de la narration par cette forme du discours. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle toutefois, dans son Livre du Trésor, première encyclopédie en langue vulgaire, Brunetto Latini donnait une autre signification à la distinction entre vers et prose: «la voie de prose est large et plénière, si comme est ore la commune parleüre des gens; mais li sentiers de rime est plus estroiz et plus fors» (c'est moi qui souligne). Pour Brunetto Latini, la prose se confond au langage commun, quotidien, alors que le vers est réservé à une expression plus élaborée, le «poète» (terme mentionné pour la première fois sous la plume du même Brunetto Latini) étant le véritable homme de lettres. Il convient enfin de rappeler, à la suite de M. Zink (1992) l'impact que la généralisation de la prose a eu sur les pratiques de lecture et sur l'évolution de l'objet livre. Nous avons vu que le roman était le premier genre destiné à la lecture. Lecture à haute voix, devant un public restreint, dont l'Yvain de Chrétien de Troyes nous propose une possible image: «Un riche home qui se gisoit Sor un drap de soie, et lisoit Une pucele devant lui En un romans, ne sai de cui. Et por le romans escoter S'i estoit venue acoter Une dame, et s'estoit sa mere Et li sires estoit ses pere.» (v. 5365-5372)
(...un homme richement vêtu, appuyé sur son coude et allongé sur un drap de soie. Devant lui, une jeune fille lisait un roman dont j'ignore le sujet. Une dame était venue s'accouder près d'eux pour écouter le roman. C'était la mère de la jeune fille, alors que l'homme était son père). Or, libérée des contraintes du rythme et de la rime, la lecture du roman en prose deviendra de plus en plus individuelle, silencieuse: ce n'est plus l'oreille qui est sollicitée tout d'abord, mais la «mémoire» réflexive, encouragée aussi par la nouvelle mise en page du livre manuscrit, plus aérée, divisée en chapitres, imposant d'opérer des pauses dans la lecture, de revenir en arrière, de réfléchir au sens.
2. Prose et cyclisation romanesque
Expression plus directe de la pensée, la prose «dit vrai». En outre, son «ampleur», sa capacité à s'étendre indéfiniment lui donnent une certaine propension à l'exhaustivité. Ce n'est donc pas un hasard si les premiers romans en prose ont été des romans du Graal. Cette «tant sainte chose» exige la «vérité» de la prose. En outre ces oeuvres accusent encore une tendance qui deviendra caractéristique du roman chevaleresque à partir du XIIIe siècle: elles ne s'arrêtent plus à un seul épisode ni à un seul personnage, mais se regroupent et forment des cycles, qui ambitionnent de reconstituer dans sa totalité l'«histoire» du monde arthurien.
a. Robert de Boron et le roman des origines du Graal
Composé autour de 1200, le Roman de l'Estoire dou Graal de Robert de Boron (3500 octosyllabes) représente une étape décisive dans la christianisation du Graal. Identifiant le vase merveilleux au calice où Jésus et ses apôtres avaient bu à la dernière Cène et où Joseph d'Arimathie, devenu le premier «soudoier [soldat] du Christ», a précieusement recueilli le sang répandu des blessures du Sauveur, Robert de Boron, d'ailleurs écrivain médiocre, a eu l'idée de génie de rattacher l'aventure arthurienne aux origines de la chrétienté. Témoin et relique de l'Eucharistie, le Graal appartient aussi au monde terrestre, destiné à unir la Terre sainte de l'Orient aux «vaus d'Avaron», autrement dit à la Bretagne arthurienne. Le roman propose ainsi une trajectoire du Graal, depuis ses origines et jusqu'à sa disparition, parcourant trois étapes fondamentales: une «pré-histoire» (le temps antérieur au roi Arthur), l'époque de la Table Ronde et l'effondrement du royaume arthurien, parcours étagé sur trois générations, en écho à la Trinité. Ce schéma ternaire domine également la trilogie en prose, attribuée elle aussi à Robert de Boron et comprenant un Joseph d'Arimathie, transposition en prose de l'Estoire dou Graal, un roman de Merlin (dont on possède également un fragment en vers) et un Perceval. Racontant la naissance de Merlin le prophète, fils du diable et d'une vierge, sauvé par Dieu en raison des mérites de sa mère, le Merlin restitue sous la forme d'une chronique l'histoire de la Grande Bretagne jusqu'au règne d'Arthur, en s'inspirant du Brut de Wace. La trilogie est dominée par la figure de Merlin, qui y joue un rôle décisif, tant dans le déroulement de l'histoire qu'au niveau de la narration: il prévoit les événements et les fait advenir, il organise et oriente la marche de l'histoire, en en assurant la transcription par l'entremise de son scribe Blaise, à qui il «dicte» le livre du Graal, l'investissant d'autorité sacrée et assumant l'hypostase de l'écrivain démiurge, rival du Créateur. La dernière partie de la trilogie, Perceval, dont on ne connait aucun correspondant en vers, combine le motif de la quête du Graal et les aventures du héros emprunté à Chrétien de Troyes, s'achevant par le récit de la ruine du monde arthurien, inspiré de l'Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth. Véritable «livre sacré» de la chevalerie, la trilogie attribuée à Robert de Boron multiplie les symboles, faisant de la Table Ronde un prolongement de la Table du Saint Graal et de celle de la Cène, jetant en même temps les fondements des romans du Graal: «des machines textuelles de plus en plus perfectionnées, qui exhibent leurs procédés de fabrication et qui recréent, à l'imitation du monde réel, un univers de fiction» saisi dans sa totalité, depuis ses origines jusqu'à son écroulement (E. Baumgartner, 1999).
La fusion entre l'histoire du Graal et celle du royaume arthurien trouve son expression la plus accomplie dans le cycle en prose du Lancelot-Graal, superbe et grandiose «somme» romanesque, fondée sur l'entrelacement des données empruntées à Chrétien de Troyes: le thème de l'amour de Lancelot et de la reine Guenièvre se combine avec celui de la quête du Graal. Le noyau central en est représenté par un vaste Lancelot, composé autour de 1220-1225, et racontant à la manière d'une chronique la vie du héros, en insistant sur son amour incomparable pour la reine Guenièvre, suivi par La Queste del Saint Graal (vers 1225-1230), oeuvre mystique d'inspiration cistercienne, et par La Mort le Roi Artu (vers 1230) qui présente la fin du monde arthurien. Ultérieurement, on y a ajouté une introduction moins réussie du point de vue artistique, destinée à réécrire le «mythe d'origine» du Graal, inspiré par la trilogie de Robert de Boron: l'Estoire del saint Graal et l'Estoire de Merlin (avant 1240). La caractère vaste mais cohérent de cette synthèse narrative pose le problème de l'auteur. On sait aujourd'hui que l'attribution des deux dernières parties du cycle (La Queste del Saint Graal et La Mort Artu) à maître Gautier Map est pure fiction puisque Gautier, auteur de langue latine au service du roi Henri II Plantagenêt, était déjà mort en 1209. D'autre part, l'unité et la continuité de l'ensemble justifient, sinon l'attribution à un auteur unique, comme le voulait Ferdinand Lot, la théorie d'un travail d'équipe, sous la direction d'un «architecte», hypothèse avancée par J. Frappier et qui ne manque pas de fondement. Le problème de l'auteur pose aussi celui de l'unité idéologique du cycle. En commençant par F. Lot, la critique a d'abord insisté sur l'existence d'une double dimension, profane et courtoise, dans le Lancelot, et religieuse, voire mystique, dans La Queste notamment. Il n'y a toutefois pas de «rupture» entre les diverses composantes du cycle: dans sa deuxième partie, le Lancelot propre anticipe déjà la quête du Graal, de même que la Queste présente encore des aventures merveilleuses propres à l'univers arthurien. En plus de la thématique familiale (Galaad, le chevalier «célestiel» accompli, est le fils du «terrien» Lancelot), un personnage (Merlin) et un objet (le Graal) assurent la cohésion du cycle. En effet, le «saint Graal» fait son entrée en scène au début de la première partie, dans l'Estoire del Saint Graal, et est enlevé au ciel à la fin de la quatrième partie, La Queste del Saint Graal. Privé du Graal qui est grâce, le monde arthurien est voué à sa perte, ce qui advient dans la Mort Artu. D'autre part, par ses prophéties, Merlin tisse un ensemble complexe de rapports et de correspondances entre les diverses parties du cycle, bien que, à partir de la Queste, cette fonction prospective et rétrospective soit assumée par les saints ermites, l'ambiguïté du mage Merlin étant incompatible avec la sainteté du Graal. Le cycle du Lancelot-Graal retrace l'histoire de l'humanité et en préfigure le destin, présentant toutefois des différences par rapport au roman arthurien traditionnel. Déjà dans le Lancelot propre le royaume arthurien est déstabilisé par les attaques venues de l'extérieur, qu'il s'agisse des envahisseurs Saxons, du géant Galehaut qui renonce à ses menaces par amitié pour Lancelot ou de la «mauvaise féérie», incarnée par Morgain la fée déloyale, demi-soeur d'Arthur, que le couple Lancelot-Guenièvre, aidé par la Dame du Lac, la bonne fée, parviennent à tenir en échec. Espace où l'aventure chevaleresque et amoureuse peut indéfiniment recommencer, la cour d'Arthur a plus en plus de mal à rester un espace de la Joie. La perspective change encore davantage dans La Queste del Saint Graal: la narration se développe à partir de la tension entre deux logiques, profane et religieuse, d'où la contradiction insurmontable entre la chevalerie «terrienne» et la chevalerie «célestielle», l'échec des héros qui fondent leur action s'appuyant uniquement sur le système des valeurs chevaleresques traditionnelles (Gauvain, partiellement Lancelot) et le triomphe du pur Galaad. L'aventure n'est plus expression de la providence que pour les trois élus; pour les autres, la voie du Graal est fermée parce que, insensibles au divin, ils n'en perçoivent plus l'appel. Une autre caractéristique de la Queste est l'emploi systématique de l'allégorie. Emprunté à l'exégèse biblique, à laquelle il était jusque là exclusivement réservé, le procédé exalte avec habileté la dignité de l'écrivain profane, capable de faire d'un récit de fiction le support d'un texte à déchiffrer selon les méthodes réservées à l'Écriture. Au niveau de la narration toutefois, l'omniprésence de l'allégorie altère profondément le sens de l'aventure. Devenue «mésaventure» ou, pour le moins illusion, elle n'a plus pour but la victoire sur le mal, mais n'existe que pour être «interprétée» par les sages ermites rencontrés à chaque détour du chemin dans la Queste ou pour traduire, dans la Mort Artu, le hasard ou la fatalité. Dans les deux cas, elle signifie un monde ayant perdu son épaisseur ontologique, scindé qu'il est entre l'univers des semblances, le seul accessibles aux «estranges errants» et celui des senefiances, réservé aux «privés» (familiers) auxquels Dieu a voulu découvrir ses mystères. L'aventure disparaît d'ailleurs totalement dans la Mort Artu. Dans l'espace rétréci de la cour, marqué par l'apathie et la vieillesse, l'action tourne à vide. L'incomparable amour de Lancelot et de Guenièvre est à son tour marqué par le doute et la jalousie avant de se transformer en «folle amour», entraînant un mouvement centrifuge qui signera la fin du monde arthurien. Changements dont la portée est amplifiée par le renouvellement des procédés narratifs. L'entrelacement, consistant dans l'interruption provisoire d'un épisode pour en amorcer un autre, susceptible d'être à son tour interrompu pour faire place à un troisième ou pour clore l'épisode antérieur, traduit une perspective différente sur le temps (une multitude d'aventures sont renfermées entre deux repères chronologiques fixes dans l'effort propre à la prose de combler tout «vide») et une nouvelle conception du personnage (au héros unique des premiers romans arthuriens, aux deux héros du Conte du Graal de Chrétien se substituent une multitude de chevaliers errants, dont les aventures, imbriquées, ne tiennent leur unité que du Graal). Ambitionnant une restitution exhaustive de l'histoire et du temps arthuriens, depuis la préhistoire du Graal, ancrée aux origines de la chrétienté et rattachée à l'univers arthurien, le cycle en prose sera diffusé et adapté dans toutes les littératures européennes. Dante fera par trois fois référence au Lancelot dans la Divine Comédie. Avec le cycle en prose, le roman arthurien a atteint le plus haut degré de perfection dans son effort totalisant d'intégrer tous les aspects du monde, tel que le voyait la chevalerie. Le Perlesvaus ou Haut livre du Graal, écrit au début du XIIIe siècle ou, plus vraisemblablement, après le Lancelot-Graal se donne comme une continuation du Conte du Graal. Ce roman étrange, âpre et sauvage, dont l'action se situe dans les premières années de l'ère chrétienne, est entièrement construit sur l'opposition entre Ancienne et Nouvelle Loi, entre paganisme barbare et foi chrétienne triomphante. Les quêtes successives de Gauvain, de Lancelot et de Perlesvaus (déformation du nom de Perceval) permettent à la chevalerie arthurienne de se racheter en se mettant au service de la vraie foi. La longue navigation finale de Perlesvaus lui permet de se rendre d'île en île pour évangéliser les barbares et châtier dans un esprit qui rappelle la croisade ceux qui refusent de se convertir. Composé sur le modèle du Lancelot en prose, le vaste Tristan en prose (autour de 1235) marque le retour à un romanesque profane en même temps qu'il met en question le système des valeurs chevaleresques et amoureuses, mais aussi les procédés de l'écriture romanesque. L'entrelacement se distend dans ce texte centrifuge, où les personnages secondaires acquièrent une certaine autonomie, où les multiples compilations décentrent le récit et en exhibent les discordances.
3. La prose et l'écriture de l'histoire
Au début du XIIIe siècle, dans la Chronique du pseudo-Turpin, racontant l'expédition de Charlemagne en Espagne, sur le modèle de la Chanson de Roland, l'auteur justifie son choix pour la forme prose du fait que le vers, soumis aux contraintes du rythme et de la rime, est moins apte à «dire le vrai». La prose serait donc mieux adaptée à restituer les événements dans leurs enchaînement et succession, elle serait donc la forme toute désignée pour l'écriture de l'histoire. Au-delà de la naïveté de l'affirmation - il va de soi que l'on peut mentir en prose aussi bien qu'en vers, comme on va le voir à propos de certains chroniqueurs, et il est tout aussi évident qu'on ne fait pas «de la prose sans le savoir», mais que celle-ci a ses règles, exigeant une maîtrise tout aussi professionnelle du langage - on voit se dessiner une répartition nouvelle: d'une part un discours fortement «subjectif», dominé par le «je» du poète, du narrateur intervenant dans son histoire ou du moraliste et, d'autre part, un discours «objectif, ou qui se donne pour tel. Et pourtant, les premiers ouvrages historiques - ou se prétendant tels - écrits en langue vulgaire adoptent la forme du vers. Il s'agit de «chroniques en vers», développées surtout dans l'espace anglo-normand, telles l'Estoire des Engleis (1137) de Gaimar, le Roman de Rou (1160 - après 1170) de Wace, ou l'ample Chronique des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure (vers 1174), et censées proposer une «histoire nationale» de la dynastie anglo-normande, dont le Brut de Wace avait retracé les origines mythiques. C'était peut-être encore un moyen de se démarquer de l'histoire officielle de la monarchie capétienne, rédigée en latin. Ce n'est que tard, en 1274, que le moine Primat entreprend de traduire les Chroniques latines de saint Denis sous le titre de Roman des Rois, marquant ainsi le début de l'historiographie en langue française. Rédigées désormais directement en français, complétées et réécrites dans un souci de «réalisme» (la première version reprenait le mythe des origines troyennes), les Grandes Chroniques de France, supervisées par des rois tels Charles V ou Louis XI, superbement illustrées, ont largement contribué à la formation du sentiment national. La tension entre vers et prose est encore visible dans l'Histoire ancienne jusqu'à César (1208-1213), dont l'auteur probable est Wauchier de Denain. L'oeuvre propose une «histoire universelle» depuis la Genèse jusqu'à Jules César, construite sur l'entrelacement habile de l'histoire sainte et de l'histoire profane, sans dédaigner d'intégrer des sources «littéraires», telles le Roman de Thèbes. Vers la même époque (1213-1214), les Faits des Romains, en fait une biographie de Jules César, «compilée» d'après Lucain, Suétone et les ouvrages de Jules César lui-même, mais faisant appel aussi à des procédés empruntés au roman ou à la chanson de geste, connaîtra également un succès notable. Les grands événements que furent les croisades en Terre Sainte ne pouvaient pas passer inaperçus. Les premières chroniques racontant la prise de Jérusalem et les exploits des croisés ont été rédigées en prose et en latin. La première oeuvre en français, due à Ambroise, un jongleur de Richard Coeur de Lion, Estoire de la guerre sainte (1188) est écrite en vers et offre d'intéressantes informations sur la situation politique et militaire en Terre Sainte, sur la figure du sultan Saladin, sur les exploits guerriers et diplomatiques du roi Richard. Au début du XIIIe siècle sera traduite en français l'Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, composée vers la moitié du XIIe siècle par Guillaume, archevêque de Tyr, sous le titre Livre d'Eracle. Continuée ensuite directement en français, elle retracera l'histoire des croisades depuis les origines, ainsi que les heurs et malheurs du Royaume Latin de Jérusalem.
a. Les chroniqueurs de la Quatrième Croisade: Robert de Clari et Geoffroy de Villehardouin
La reconquête de Jérusalem par Saladin, en 1184, fut éprouvée comme un choc pour la chrétienté. Dans le but de reprendre la Terre Sainte aux païens, Innocent III appelle, en 1199, à la croisade. Le départ est décidé pour 1202, mais les croisés ne disposent pas de la somme exigée par les Vénitiens pour se faire transporter. Venise leur demande alors de prendre pour son compte la cité de Zara (sur la côte dalmate), en échange des frais de transport. C'est la première déviation de la croisade. Une deuxième, plus grave, allait se produire lorsque le prince Alexis Ange propose aux croisés de faire rétablir sur le trône de Constantinople son père, Isaac, renversé par un parent, en échange de quoi les Grecs joindraient leurs forces à celles des Latins contre les païens: en plus, il s'engage à verser aux croisés une forte somme. Les Occidentaux sont d'accord et réussissent à s'emparer une première fois de la ville, en 1203. Mais, une fois rétablis sur le trône, Isaac et son fils ne s'empressent pas de tenir leurs promesses. Les barons occidentaux s'impatientent, alors qu'un soulèvement populaire renverse à nouveau les empereurs byzantins. Les croisés décident à ce moment de prendre pour eux-mêmes Constantinople, qu'ils conquièrent au terme d'un siège, se livrant à un affreux pillage. Ce sont les événements dont rendent compte dans leurs chroniques Robert de Clari et Geoffroy de Villehardouin. En dépit des différences qui les séparent, les deux ont en commun de ne pas être des écrivains professionnels: ils sont plutôt des «mémorialistes», racontant des événements dont ils ont été témoins, sinon acteurs, ou bien pour transmettre la forte impression qu'ils ont éprouvée au contact des merveilles de l'Orient ou bien pour des raisons plus «personnelles». L'Histoire de la Conquête de Constantinople de Robert de Clari se compose de deux parties d'étendue inégale: la première - et la plus importante - présente en 112 chapitres les événements passés depuis 1198 jusqu'en 1205, depuis les préparatifs de l'expédition et le détournement de la croisade jusqu'à la prise de Constantinople; la deuxième partie se borne à raconter succintement les événements survenus après la bataille d'Andrinopole (1205) jusqu'à la mort de l'empereur Henri I (1216). Modeste chevalier picard - détenteur d'un fief de 6 hectares! - Robert de Clari propose une chronique «quotidienne» de la croisade, traduisant à la fois la perspective limitée de celui à qui son statut social interdit de participer aux décisions importantes autant que la vision éblouie des «merveilles» de la capitale chrétienne et impériale. La présence massive du discours direct, le caractère «anecdotique» dont il revêt les événements les plus importants, marquent son texte du sceau de l'actualité. D'ailleurs, dans l'épilogue de sa chronique, Robert déclare avoir voulu, en tant que témoin digne de foi et participant direct aux événements, «metre en escrit le verité, si comme [Constantinople] fu conquise». Sans être mû par des intentions apologétiques ou justificatives, sans viser quelque avantage politique ou matériel, sans ménager la violence et la cupidité des barons, leur ambition illimitée et leur absence totale de scrupules, il met par écrit simplement ce qu'il a vu et entendu, sans être point dupe, essayant, au contraire, avec lucidité, de démêler les causes du détournement de la croisade, de s'en expliquer l'échec, tout en se risquant parfois à proposer une image de «l'autre». Autant de traits qui font de sa chronique un instrument précieux pour la connaissance de la Quatrième Croisade. Toute autre est la démarche de Villehardouin. Sa position sociale tout d'abord, ses talents de négociateur, son habileté d'orateur lui font jouer un rôle de premier ordre dans le déroulement de la croisade, activité récompensée par de nombreux honneurs: nommé en 1205 maréchal de Romenie (nom donné à l'Empire latin de Constantinople), il se verra accorder aussi la principauté de Morée (Achaïe). Villehardouin raconte dans sa Chronique les événements auxquels il a assisté ou directement participé, depuis l'appel à la croisade par Innocent III, en 1199, jusqu'à la mort de son seigneur, ami et «héros», Boniface de Montferrat, en 1207. Issu d'une pensée vigoureuse et lucide, le texte ne semble pas être contemporain des événements racontés. Il a dû être rédigé au cours des dernières années de la vie de l'auteur qui, de par sa position officielle, a pu sans doute disposer, en plus de ses notes personnelles, des copies de documents officiels. Les événements sont présentés dans leur succession et la rigueur chronologique est confirmée par la comparaison avec d'autres documents et chroniques du temps. Le ton laconique, l'objectivité et l'impartialité de la narration ne parviennent pas toutefois à masquer le caractère «retors» de la chronique de Villehardouin. Bien que l'on ne puisse pas mettre en doute l'exactitude des informations offertes, par les liens savants et compliqués qu'il tisse entre les événements, par la reconstitution fidèle des discours officiels autant que par ses silences et omissions (le discours tenu aux croisés par le doge de Venise au monastère de Saint-Étienne, où il n'est question que de la «plus grant affaire et le plus perillos entrpris que onques genz entrepreissent», de ce que «nos volons faire» et de «ce que Nostres Sire ara porveu», sans jamais dire qu'il s'agit de la mise à sac de Constantinople, est une des meilleures illustrations de cette rhétorique retorse), l'auteur essaie constamment de justifier le détournement de l'expédition. Il ne cherche pas à décliner sa part de responsabilité pour la tournure indésirable qu'ont prise les événements, mais essaie plutôt de prouver qu'il ne s'est pas engagé à la légère. Chevalier intrépide, il connaissait les devoirs de son état. Il a pris la croix avec dévotion, dans l'intention de servir l'Église. Il ne voit dans le double détournement de la croisade, par les Vénitiens d'abord, par les barons occidentaux ensuite, que la manifestation de la providence. Quant à lui, il n'a rien fait d'autre que de tenir ses engagements aux hommes et à Dieu. Sa conduite, qu'il tient pour irréprochable, lui donne le droit de juger les autres, sa chronique revendiquant à cet égard le statut de témoignage moral.
b. Le Chroniqueur de Saint Louis: Jean de Joinville
Composée au tout début du XIVe siècle, la Vie ou Histoire de Saint Louis se veut une biographie du roi très chrétien rédigée par celui qui fut son compagnon (y compris d'infortune, pendant la captivité du souverain au cours de la septième croisade de 1248), son conseiller et son ami. À l'origine de sa chronique se trouve un récit de la croisade à laquelle il avait participé aux côtés de son roi, écrite en 1276. Lorsque la reine Jeanne de Navarre, épouse du roi Philippe IV le Bel lui a demandé de composer un «livre des saintes paroles», des justes «enseignements et des bons faits» de Louis IX, il a développé son récit, l'amplifiant par l'ajout d'épisodes édifiants de la vie du roi, censés mettre en lumière sa générosité, son esprit de charité et de justice. Achevé en 1309, après la mort de la reine Jeanne, l'ouvrage a été dédié à l'héritier du trône, le futur Louis X, pour lequel son arrière-grand-père, élevé en 1297 à l'honneur des autels, grâce aussi à la déposition de Joinville en 1282 devant les commissaires papaux, devait constituer un modèle. À travers la personnalité du roi très saint, auquel le chroniqueur voue une profonde admiration, Joinville propose une image idéale de la monarchie et, implicitement, de l'aristocratie dont celle-ci est solidaire: le roi, qui réunit en sa personne les vertus de paix, de sagesse, d'ordre moral et de justice, alliées à la prouesse, est un «prudhomme» accompli. On a affirmé que le charme de cette «Vie» de Saint Louis, qui relève à la fois de l'hagiographie, de la relation de voyage et du récit historique, tient à un mélange unique de sincérité et de naturel. Le chroniqueur raconte ses souvenirs (en fait il les dicte à des clercs se trouvant à son service lesquels, heureusement, ont fidèlement respecté le ton familier de la narration, tenant souvent de la conversation) tels qu'ils se présentent à sa mémoire, sans hâte et sans affectation aucune. Doué d'une excellente mémoire visuelle, Joinville réussit à restituer grâce à un simple détail qui a retenu son attention toute une atmosphère. Les pages consacrées à la septième croisade occupent une large place et les informations au sujet de l'expédition, les aspects rattachés à la politique extérieure et intérieure menée par le roi de même que les contacts entre deux mondes et deux cultures font de la chronique un document historique précieux. Il est vrai que les descriptions des batailles manquent de vigueur et sont loin de donner une image exacte des opérations militaires. Joinville n'est pas doué pour la stratégie: le déroulement de la bataille de Mansurah lui échappe, tout comme le sens de l'affrontement de Waterloo échappera à Fabrice del Dongo. Fondant l'authenticité de son témoignage sur la relation personnelle, voire intime avec son héros, Joinville évoque dans une prose beaucoup plus travaillée, plus consciente de ses moyens, sa propre vie, revivant sa propre aventure aux côtés du saint roi et de l'ami très cher. La Vie de saint Louis devient ainsi le premier exemple dans la littérature française d'une narration assumée par un «je» personnellement engagé dans son témoignage, où la frontière entre biographie et autobiographie reste indécise.
Orientations bibliographiques
1. Prose et cyclisation romanesque
BAUMGARTNER, Emmanuèle, L'arbre et le pain. Essai sur la «Queste del saint Graal», Paris, SEDES, 1981; La Harpe et l'épée. Tradition et renouvellement dans le «Tristan en prose», Paris, SEDES, 1990. FRAPPIER, Jean, Étude sur la «Mort le roi Artu», 2e édition, Genève, Droz, 1961. KENNEDY, Elspeth, Lancelot and the Grail: a Study of
the Prose «Lancelot», Oxford, Clarendon LACY, Norris, DOUGLAS, Kelly, BUSBY, Keith (édits.), The Legacy of Chrétien de Troyes, 2 vol., Amsterdam, Rodopi, 1987-1988. LOT, Ferdinand, Étude sur le «Lancelot» en prose, Paris, Champion, 1954. MÉLA, Charles, La Reine et le Graal: la conjointure dans les romans du Graal, Paris, Le Seuil, 1984. MICHA, Alexandre, Étude sur le «Merlin» de Robert de Boron, Genève, Droz, 1980; Essais sur le cycle du «Lancelot-Graal», Genève, Droz, 1987. PAUPHILET, Albert, Étude sur la «Queste del Saint Graal», Paris, Champion, 1921. SÉGUY, Mireille, Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001. SZKILNIK, Michelle, L'Archipel du Graal: Étude de l'«Estoire del saint Graal», Genève, Droz, 1991.
2. La prose et l'écriture de l'histoire
DEMBOWSKI, Peter, La chronique de Robert de Clari. Étude de la langue et du style, Toronto, 1963. DUFOURNET, Jean, Les Écrivains de la quatrième croisade. Villehardouin et Clari, 2 vol., Paris, SEDES, 1973. GUENÉE, Bernard, Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980. HARTMAN, Roger, La quête et la croisade. Villehardouin, Clari et le «Lancelot en prose», New York, 1977. ZINK, Michel, Joinville ne pleure pas mais il rêve, dans «Poétique», t. 33/1978.
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