Cligés
ou les miroirs de l'illusion
"...
la mançonge font verté"
(v.2076).
Les
choses sont rarement dans Cligés ce qu'elles semblent
être. C'est peut-être parmi les romans de Chrétien
de Troyes celui qui exprime le plus grand souci, un souci extrême
du «semblant», de l'apparence. La dichotomie semblance/senefiance
n'a pas à nous étonner quand il s'agit d'une oeuvre médiévale,
fût-elle un roman du XIIe siècle, la recherche de la senefiance
des choses étant un présupposé «normal»
pour la mentalité médiévale. Mais pour le roman
qui nous intéresse, dans ce jeu de la semblance et de
la senefiance, de l'«illusion» et de la «réalité»,
c'est le premier terme qui est privilégié, ce qui a permis
de qualifier Cligés comme un "roman de l'illusion"
[i] .
En effet, l'illusion n'est pas seulement multiple, omniprésente,
mais encore toute-puissante. Ainsi, illusion que le nom de Soredamors
censé exprimer la vocation de l'amour:
"Amer doi, si doi estre amee,
Si le vuel par mon nom prover,
Qu'amors doi an mon non trover"
(v.956-958).
Soucieuse de "boens usages", Soredamors échouera dans
son projet d'exprimer ses sentiments "par sanblant et moz coverz"
(v.1033). Alexandre ne parvient pas à distinguer le cheveu doré
qu'elle a glissé dans la couture de sa chemise et l'exigence
courtoise des mots couverts échoue dans les regards baissés
des deux:
"Mes il n'a tant de hardemant
Qu'il l'ost regarder seulemant. [...]
De ses ialz n'a nule aïe,
Einz met an terre son esgart,
Si qu'el en cingne nule part"
(v.1565-1566.1570-1572).
Illusion donc que la communication par paroles, par
regards ou par signes parce que, pour Alexandre, la chemise est un signe
sans signification et elle le resterait sans l'intervention de Guenièvre.
La reine, à son tour, parvient à «lire» correctement
les signes de la chemise en se souvenant de la traversée, lorsque,
malgré les symptômes évidents accusés par
les protagonistes et le jeu de mots sur la mer/l'amer/amer,
repris par Chrétien de Troyes à Thomas, elle ne devine
pas sous la semblance la senefiance de l'amour
[ii] .
Même si la deuxième génération, Cligès
et Fénice, parvient à communiquer (et à se communiquer
l'amour), sinon par "mots coverts", du moins par "regards
coverts":
"Mes Clygés par amors conduit
Vers li ses ialz covertemant
Et ramainne si sagemant
Que a l'aler ne au venir
Ne l'an puet an por fol tenir."
(v.2760-2764);
"Des ialz parolent par esgart,
Mes des boches sont si coart
Que de l'amor qui les justise
N'osent parler an nule guise"
(v.3789-3792),
même si Fénice ne se méprend guère sur les
symptômes du "mal d'amer":
"Mes tant ai d'aise an mon voloir
Que dolcemant me fet doloir,
Et tant de joie an mon enui
Que dolcemant malade sui"
(v.3041-3044)
et donc si elle peut prendre à son compte le jeu de mots sur
amer/aimer:
"Car tut autre mal sont amer
Fors seulemant celui d'amer,"
(v.3061-3062),
son fameux programme "qui a le cuer, cil a le
cors" (v.3123) ne vise pas à éviter le mensonge,
mais seulement l'apparence d'un amour "don mainte
folie dit an" (v.3108).
N'ignorant pas le code de l'amour courtois, Fénice
transpose le système vassalique dans le langage amoureux. Nouvelle
illusion car, assumant le rôle d'humble flatteur, se posant en
relation de vassalité, de subordination par rapport à
Cligès, elle contredit non seulement les lois de la rhétorique
courtoise, mais la vérité du texte. Un serjant,
un sers qui impose ses idées à son seignor
comme un professeur assigne un devoir à son élève:
"Enuit vos i covient antandre,
Et demain dire me savrez
Le mialz qui pansé en avrez."
(v.5212-5214)
ne peut exister que dans un monde à l'envers:
"Dex, ceste criemme don li vient,
C'une pucele seule tient,
Sinple et coarde, foible et quoie?
A ce me sanble que je voie
Les chiens foïr devant le lievre,
Et la turtre chacier le bievre,
L'aignel le lou, li colons l'aigle, [...]
Et si fuit li faucons por l'ane,
Et li gripons por le heiron,
Et li luz por le veiron,
Et le lyon chace li cers,
Si vont les choses a envers."
(v.3799-3812 - c'est moi qui souligne)
ou ... dans le monde de la fiction!
Une autre valeur fondamentale de l'homme courtois, la prouesse, est
elle aussi sujette à l'illusion. Certes, Alexandre et Cligès
sont preux. Mais lors du combat contre le comte Angrès - respectivement
contre le duc des Saisnes -, situation-type du roman courtois, occasion
pour le protagoniste de prouver sa valeur, le père et le fils
recourent au même stratagème: ils se déguisent en
revêtant l'armure de l'ennemi, ruse qui leur vaut la victoire,
avec cette différence toutefois que Cligès, le parfait
chevalier, recourt volontiers et même «sans raison»
à la ruse, au déguisement, alors que son père n'avait
utilisé ce moyen qu'accidentellement. Illusion qui enlève
un peu au prestige de la victoire. Illusion toute-puissante, qui s'impose
comme vérité aux ennemis et aux amis également.
Alexandre et ses compagnons, comme plus tard Cligès, sont tenus
pour morts par les leurs et pleurés comme tels. Il n'y a que
le lecteur à savoir que "por neant se desconfortent"
(v.2057).
L'illusion de la mort s'empare de l'héroïne également.
À la nouvelle de la mort d'Alexandre, Soredamors pâlit
comme une morte, mais, esclave elle-même de l'illusion, de l'apparence,
"... n'ose de sa destrece
Demontrer sanblant en apert"
(v.2091-2092).
Plus tard, Fénice connaîtra une situation
analogue: tellement émue par le coup que le duc des Saxons assène
à Cligès, elle pousse un cri et s'évanouit. L'illusion,
le sanblant, joue pourtant en sa faveur: nul de ceux qui l'ont
vue tomber inanimée ne s'est rendu compte du san de ce geste,
nul n'a douté qu'elle réagirait de la même façon
si n'importe quel chevalier grec avait été à la
place de Cligès. "Mes de tot ce neant n'i a" (v.4073).
À propos de déguisements, il ne faut
pas oublier le tournoi d'Oxford, au cours duquel, pendant quatre jours,
Cligès revêt quatre armures différentes. La victoire
remportée par le héros quatre jours de suite est indiscutable.
Pourtant, le déguisement induit en «illusion» les
autres qui, chaque fois, croient que le nouveau chevalier (il serait
plus correct de dire «la nouvelle armure»!) surpasse en
valeur le précédent. Dans un premier moment, la semblance
se montre toute-puissante. Mais la senefiance qu'elle produit
- les identités multiples et différentes - est illusion.
Cligès "sanble autre que lui meïsmes" (v.4833),
à la limite il est pris pour un fantôme, ce qui traduit
justement l'illusion. Mais dans Cligés, les mensonges sont pris
pour vérités ou, pour mieux dire, "la mançonge
font verté" (v.2076).
D'ailleurs l'illusion est annoncée d'entrée
de jeu. Le sous-titre du roman n'est-il pas La fausse morte?
Fin de toute vie et seuil d'une autre vie, peut-être éternelle,
quelle réalité est plus réelle
que la mort? Au Moyen Âge, au XIIe siècle, on ne badine
pas avec la mort. Et pourtant dans Cligés la mort est
elle aussi illusion, «fausse mort». Les trois épisodes
de la «fausse mort» connaissent une gradation. Échangeant
son écu contre l'écu d'un ennemi mort, Alexandre est tenu
pour mort par les siens, mais il s'agit là d'une méprise
accidentelle. Cligès, de propos délibéré,
laisse son cheval derrière lui pour faire croire aux siens qu'il
est mort, en une espèce de jeu gratuit (le plaisir de l'illusion
est d'ailleurs évident dans l'épisode du tournoi d'Oxford).
Mais la «fausse mort» de Fénice est de loin la plus
complexe. Soigneusement préparée, depuis la potion magique
de Thessala, la magicienne, qui donne les apparences de la mort, et
les ruses de la nourrice qui utilise l'urine des gens vraiment malades,
jusqu'aux préparatifs de Cligès et de Jehan pour la vie
après le tombeau, cette fausse mort, la plus élaborée,
risque de «tourner à la réalité» et
de se venger de celle qui en a eu l'idée. L'écart entre
illusion et réalité est évident: Fénice
avait envisagé une vie d'amour avec Cligès en dehors du
monde et de ses règles, grâce à l'illusion de la
potion magique. La «réalité», c'est une fausse
mort qui, lors de l'épisode des médecins de Salerne, est
à deux doigts de devenir bien vraie
[iii] .
Le jeu apparence/vérité avec, bien entendu, l'avantage
du premier terme, est très évident lors de la maladie
de Fénice. Au début, Cligès feint la tristesse:
"Molt puet estre par defors tristes,
Mes ses cuers est si liez dedanz,
Car a sa joie est atendanz"
(v.5624-5626).
Pendant «l'enterrement», il fait semblant de se désoler
plus que les autres "et mervoille est s'il ne s'ocit" (v.6059).
Pourtant, au moment d'enlever Fénice du tombeau et n'étant,
inexplicablement, pas au courant des effets de la potion magique, Cligès
croit Fénice perdue à jamais et s'apprête à
jouer la grande scène de Pyrame et Thisbé:
"Et Cligés qui rien ne savoit
De la poison que ele avoit
Dedanz le cors, qui la fait mue
Et tele qu'el ne se remue,
Por ce cuide qu'ele soit morte;
Si s'an despoire, et desconforte,
Et sopire formant, et plore"
(v.6139-6145).
Tout le monde n'est pourtant pas dupe de la supercherie de Fénice.
Le souvenir livresque d'une ruse analogue, utilisée par la femme
de Salomon pour tromper son mari, aide les trois physiciens de Salerne
à lire correctement les signes:
"Je sai certainnement et voi
Que ceste dame n'est pas morte"
(v.5826-5827).
Pourtant c'est l'illusion qui est crue et non la vérité,
même si, sous la torture que les médecins lui infligent,
Fénice se trouve en quelque sorte dans la posture du «trompeur
trompé»
[iv] .
Remarquons encore une dernière illusion de la fausse mort. Quand
Fénice entre pour la première fois en scène, l'auteur
nous dit que le nom de Fénice lui vient de l'oiseau Phénix,
dont la beauté dépasse celle de tous les autres oiseaux.
À mesure que l'intrigue avance, le lecteur perçoit une
autre explication du nom: de même que le Phénix renaît
de ses propres cendres, après la fausse vie auprès d'Alis
et la fausse mort, Fénice connaîtra enfin la vraie vie
dans la tour construite par Jehan, auprès de Cligès
[v] . Pourtant,
à y regarder de plus près, la tour de Jehan et le verger
sont, comme le cimetière, des lieux de fausse mort. Les deux
espaces sont entourés de murs réputés infranchissables
mais aussitôt franchis par Cligès (v.6104-6115) et par
Bertrand (v.6360-6361). Les deux scènes, tels des miroirs parallèles,
ne reflètent que l'illusion. Et alors qu'au long du roman les
porteurs de faux messages sont crus, lorsque Bertrand déclare
avoir vu Cligès et l'impératrice couchés dans le
verger, il est tenu «a jeingleor». Les mensonges sont pris
pour vérités, la vérité est tenue pour mensonge.
Pourtant le pivot de l'illusion dans Cligés,
c'est Alis, personnage de second plan à première vue,
qui ne prononce pas de longs monologues sur des questions doctrinales,
qui semble être une marionnette maniée selon le bon plaisir
de l'auteur, mais qui, systématiquement, préfère
le mensonge à la réalité, qui choisit toujours
l'apparence, l'illusion. Il «hérite» le trône
sur la fausse nouvelle de la «fausse» mort d'Alexandre (en
fait, Alis a été trompé par un vassal félon
qui, sciemment, a répandu ce bruit car il préférait
le cadet à l'aîné). Lorsque la vérité
sera rétablie, il gardera "le nom d'empereor et la corone"
(v.2522-2523), donc le symbole, en laissant la réalité
du pouvoir à son frère:
"Alys n'i a fors que le non,
Qui empereres est clamez"
(v.2550-2551).
Alis se situe donc constamment du côté de l'illusion, se
détournant de la réalité représentée
par Alexandre et plus tard par Cligès. Car surtout en amour,
grâce au breuvage magique préparé par Thessala,
il n'aura que l'illusion de la joie d'amour, alors que Cligès
jouira d'un bonheur réel auprès de Fénice (autant
que cela peut être dans la fiction!) pendant quinze mois, dans
la tour de Jehan. Le long passage que Chrétien développe
sur l'illusion érotique d'Alis représente, à plusieurs
égards, la quintessence du roman:
"Il dort et songe, et veillier cuide,
S'est an grant poinne et an estuide
De la pucele losangier. [...]
Tenir la cuide, n'an tient mie,
Mes de neant est a grant eise,
Car neant tient, et neant beise,
Neant tient, a neant parole,
Neant voit, et neant acole,
A neant tance, a neant lute. [...]
De neant est a si grant painne"
(v.3309-3324 - c'est moi qui souligne).
Situé juste au milieu du roman, on dirait un miroir à
multiples facettes qui reflète l'illusion, la capte pour la renvoyer
aussitôt sous-tendre les différents épisodes de
l'oeuvre. Réflexion de l'illusion donc. Réflexion sur
l'illusion.
La répétition obssessive de «néant»
dans le passage cité ci-dessus de même que l'allusion à
Narcisse à propos du portrait de Cligès (cf. supra V,2,b)
placent le texte sous le signe de l'autoréflexivité. Ce
ne sont pas les seuls indices d'artificialité. La coupe offerte
par Arthur à Alexandre, laquelle vaut davantage "por l'uevre
que por la matiere" (v.1524), la tour construite par Jehan pour
laquelle "s'i ot par molt grant san pené" (v.5488),
dont les murs sont
"... point a ymages,
Beles et bien anluminees"
(v.5492-5493),
ce sont des artefacts, des objets
crées par la painne et le san
que leurs auteurs y ont mis (rappelons-nous que painne
et san apparaissent dans le prologue de Lancelot,
avec la même intention de souligner l'effort créateur,
l'acte même de créer). Tous ces éléments
sont autant de signes de littérarité. Le verger attenant
à la tour, reprise du topos du locus amoenus
est, comme Peter Haidu l'a montré, à la fois un locus
magicus, car ce n'est que dans un espace magique que tout désir
est aussitôt accompli. Ou dans la fiction: "Seuls le désir
et l'imagination sont requis; la «réalité»
est offerte aussitôt"
[vi] .
Un autre exemple d'artefact, c'est la chemise
de fine soie tissée par Soredamors, allusion au mythe de Tristan
autant qu'à l'activité proprement poétique de l'auteur.
Car qu'est-ce que l'entrelacement du cheveu d'or parmi les fils de soie
sinon une conjointure? (cf. supra V,2,b). Et qu'est-ce que
l'appel à distinguer l'or des cheveux des fils d'or sinon un
signe complice à l'intention du lecteur, appelé à
construire le sens, donc à dialoguer avec l'auteur?
Le breuvage est une autre allusion au mythe de Tristan.
À une différence près, qui n'est pas des moindres:
dans Tristan et Iseut, le philtre engendre un amour fatal et
éternel de sorte que, à la limite, il devient le symbole
même de cet amour «plus fort que la mort». Dans Cligés,
le breuvage n'engendre qu'illusion et cette «dégradation»
se traduit encore par un dédoublement. Le beivre unique
et tout-puissant est remplacé par deux breuvages qui provoquent
l'illusion de l'amour et de ses joies (dans le cas d'Alis) et l'illusion
de la mort (le philtre destiné à Fénice). Tout
comme le philtre du Tristan, les deux breuvages présentent
le même caractère «artificiel», dans les deux
cas ils sont «fabriqués» par «art et magie».
Pourtant, l'énumération des maux que sait guérir
la sorcière Thessala:
"Je sai bien garir d'idropique,
Si sai garir de l'arcetique,
De quinancie et de cuerpous;
Tant sai d'orine et de pous
Que ja mar avroiz autre mire"
(v.2983-2987),
si semblable aux boniments des charlatans dans les monologues dramatiques,
place les deux philtres qui sont son oeuvre dans un contexte ironique.
Une autre «citation» du roman de Tristan,
ce serait l'épisode de Bertrand surprenant les amants couchés
dans le verger, écho de la scène où le roi Marc
découvre Tristan et Iseut sous une hutte de feuillage dans la
forêt du Morois. Avec toutefois quelques différences significatives:
là les deux amants sont habillés et l'épée
nue de Tristan posée entre leurs corps, signe ambigu, oblige
Marc à leur accorder le bénéfice du doute. Ici,
ils reposent "nu a nu" et l'épée de Cligès
se trouve devant eux. Le roi Marc n'intervient qu'au niveau symbolique
de la substitution des objets, en se gardant bien d'éveiller
les amants. Par malheur pour Bertrand et pour les amants de Constantinople,
une poire se détache et tombe sur l'oreille de Fénice
[vii] qui s'éveille, aperçoit
Bertrand et réveille Cligès. Celui-ci bondit, saisit son
épée et coupe la jambe de l'«innocent» espion
[viii] . Toutes ces différences
font prendre le visage de la parodie à une des scènes
les plus hautement symboliques de Tristan et Iseut.
Mais surtout l'effort de Fénice d'éviter la situation
de Tristan et d'Iseut et le blâme qu'elle entraîne s'avère
être illusoire. Par son souci extrême de l'apparence et
afin de garder sa réputation, Fénice n'a trouvé
d'autre solution que la fausse mort. Malgré l'artifice des deux
philtres, l'amour de Cligès et de Fénice est, du point
de vue social et moral, aussi adultère (pour ne pas dire aussi
condamnable) que la passion des amants de Cornouailles. En outre, la
distance entre le souci de bonne réputation de l'héroïne
et le scandale qu'elle provoque et qui aboutit à la solution
des harems gardés par des eunuques montre l'échec de sa
ruse et en souligne le caractère illusoire. Non seulement, à
l'instar de Tristan et Iseut, Fénice est devenue un exemple paradigmatique,
mais la situation présente à Constantinople annule l'affirmation
modélisante du narrateur sur la vertu créatrice de l'amour,
susceptible de rendre le monde meilleur:
"Quant li uns l'autre acole et beise,
Que de lor joie et de lor eise
Soit toz li mondes amandez;"
(v. 6255-6257).
Les deux réalités placées en un rapport de contradiction
insoluble laissent le sens ouvert et empêchent le lecteur de «prendre
parti».
Que le Cligés soit une réplique
de Tristan, on l'a déjà dit. On ne saura jamais
assez répéter que l'alternative à la situation
sans issue des amants de Cornouailles appartient à Fénice
et non pas à l'auteur. Cligès avait avancé pourtant
une autre alternative, elle aussi littéraire: enlever Fénice
et se réfugier en Bretagne, à la cour du roi Arthur.
"Onques ne fu a si grant joie
Eleinne receüe a Troie,
Quant Paris li ot amenee,
Que plus n'en soit de vos menee
Par tote la terre le roi,
Mon oncle, de vos et de moi"
(v.5239-5244).
Alternative et référence littéraire qui prouvent
que Cligès était un bien médiocre lecteur! Les
contemporains de Chrétien, que l'auteur souhaitait sans doute
plus avisés, ne pouvaient manquer de saisir l'incongruité
de la situation et l'inconsistance, l'illusion de la joie, puisque tout
le monde savait comment finissait l'histoire de l'enlèvement
d'Hélène.
À cette citation «mythologique», Fénice répond
par une citation biblique, «redevable» soi-disant à
saint Paul:
"Mes le comandemant saint Pol
Fet boen garder et retenir:
Qui chaste ne se vialt tenir,
Sainz Pos a feire bien anseingne
Si sagement que il n'an preingne
Ne cri, ne blasme, ne reproche"
(v.5264-5269).
Le texte auquel Fénice fait allusion est la
première Épître de saint Paul aux Corinthiens, chapitre
7, mais l'interprétation en est plus que libre, c'est une lecture
à contre-sens du texte, mais dans le sens des intentions du personnage.
Voilà ce que dit saint Paul: "Toutefois, pour éviter
tout dérèglement, que chaque homme ait sa femme et chaque
femme son mari [...]. Je dis toutefois aux célibataires et aux
veuves qu'il leur est bon de demeurer comme moi. Mais s'ils ne peuvent
vivre dans la continence, qu'ils se marient, car il vaut mieux se marier
que brûler. Quant aux personnes mariées, voici ce que
je prescris, non pas moi, mais le Seigneur: que la femme ne se sépare
pas de son mari - au cas où elle s'en séparerait, qu'elle
ne se remarie pas ou qu'elle se réconcilie avec son mari - et
que le mari ne répudie pas sa femme" (1 Cor 7,2.8-11;
c'est moi qui souligne).
Fénice fait donc violence au texte de saint
Paul pour lui faire dire ce qu'elle souhaite. Citation déformée
qui exprime la toute-puissance de la parole et de celui qui la manie
avec habileté. Les paroles peuvent agir sur autrui. Tout est
de les faire agir dans le sens voulu. Il en est de même pour les
textes: Cligés est une «citation déformée»
de Tristan, un texte fait à partir d'un autre texte.
L'oeuvre apparaîtra donc comme un miroir qui met en scène
ses propres principes narratifs. P. Haidu avait déjà relevé
le parallélisme comme principe structural majeur du fonctionnement
de l'ironie dans Cligés
[ix] . La juxtaposition des deux parties
du roman, les histoires d'Alexandre et de Cligès, est un effet
de ce parallélisme. Mais Cligès reprend aussi
le texte de Tristan, même s'il y opère une inversion structurelle
des événements afin de confondre le faux qui se donne
pour naturel et de le distinguer de ce qui est artificiel mais vrai.
J'affirmerais, quant à moi, que la première partie du
Cligés reflète la deuxième et que cette
dernière reflète Tristan.
Si dans la culture médiévale, culture
cléricale s'il en fut, tout texte ne peut trouver son fondement
que dans la transcendance divine, en devenant de la sorte un texte «double»,
si toute oeuvre n'est qu'un fragment textuel inséré dans
le vaste champ intertextuel appelé au Moyen Âge tradition,
il n'est pas moins vrai, d'autre part, que cette même culture
médiévale est "de part en part traversée par
les pratiques spéculaires et spéculatives de la rhétorique"
[x]
dont l'art principal consistait à accorder le savoir au (bien)-dire.
Pour un auteur médiéval, écrire ce sera se rapporter
à ce vaste réservoir de la tradition, "dont les textes
s'écrivent les uns dans les autres, copies de copies, faisant
palimpseste et compilation sous la surface de l'écriture actuelle,
par où le scripteur relit l'ancien dans le nouveau, et inversement"
[xi] .
Le roman sera donc, dès sa naissance, lecture
et/ou réécriture des textes précédents,
invitant à son tour à la lecture et/ou
réécriture. Lecture dans le sens médiéval,
c'est à dire glose, commentaire dont le but est de parachevar
le texte qui n'est que fragment du grand Texte de la Tradition.
Par son dessein de se hausser à la hauteur
d'un antécédent illustre, par sa structure bipartite même,
où la première partie reflète la deuxième
et cette dernière surtout, mais en fait tout l'ensemble, «reflète»
l'histoire de Tristan, la lecture que Cligés fait de Tristan
est aussi réflexion. Qui plus est, auto-réflexion. Le
passage déjà cité de l'illusion érotique
d'Alis, engendrée à partir du mot néant
et le reproduisant à l'infini, reflète le texte du roman
tout entier en une sorte de «mise en abyme» qui est plutôt
emblème. Alis est trompé par la potion mais, au fond,
tout comme le lecteur, il n'étreint qu'une fiction (à
la seule différence près que le lecteur sait ou devrait
savoir jouer le jeu de la «fiction»). Car le propre de la
fiction, c'est justement d'être néant! Réalité
forgée uniquement de mots, sous la dépendance de la toute-puissance
d'un auteur qui, dans ce cas, veut bien partager ses prérogatives
avec le lecteur, le miroir de la fiction intègre au roman une
réalité «extérieure», abolit du même
coup l'antithèse du dedans et du dehors et, «roman du roman»,
elle met en scène sa propre production.
Il ne faut non plus oublier que, dans le prologue
de Cligés, tout de suite après avoir énuméré
ses précédentes oeuvres, Chrétien précise
que la source de sa présente histoire fut
"...un des livres de l'aumaire
Mon seignor saint Pere a Biauvez;
De la fu li contes estrez
Qui tesmoingne l'estoire a voire:
Por ce fet ele mialz a croire"
(v.20-24).
Il n'est pas besoin de relever l'insuffisance du référent
"mon seignor saint Pere" ou l'ambiguïté du pronom
relatif qui, se rapportant au livre ou à saint Pierre
lui-même. Placée tout de suite après l'énumération
des oeuvres de Chrétien de Troyes et juste avant l'éloge
de la clergie, cette affirmation situe d'emblée l'oeuvre à
venir sous le signe du livre, ce qui peut référer à
l'autorité, mais aussi à la fiction. La preuve de vérité
n'est pas «le réel», mais «le livre».
Et Chrétien de nous faire l'éloge de la clergie,
donc de cette culture dont il souhaite "que ja mes de France n'isse"
(v.36) et dans laquelle il est passé maître, ainsi que
le prouve l'énumération de ses oeuvres au début
du texte. Dans un certain sens, cette liste représente l'étalage
de bravoure d'un jeune écrivain qui veut forcer d'entrée
de jeu l'admiration de son public et surtout insister sur la performance
présente qui dépasse en valeur les précédentes
réalisations. Mais ce début signifie encore la conscience
de l'auteur et un avertissement adressé au public que le roman
à venir se donne l'ambition d'impressionner par l'habileté
et la prouesse littéraires, plutôt que par le mystère
des aventures. Reprenant à la critique le qualificatif d'artificialité
appliqué à Cligés, Peter Haidu observait que cette
notion pouvait être assumée dans la mesure où elle
implique un pacte entre auteur et public, pacte où les deux parties
reconnaissent le caractère gratuit de l'oeuvre et, au premier
chef, le plaisir esthétique dérivant du fonctionnement
des procédés littéraires eux-mêmes. "Chrétien
ouvre son roman en attirant notre attention sur soi-même en tant
que créateur littéraire; il nous invite à savourer
sa création dans la même mesure où il en a savouré
l'écriture; Cligés est le roman d'un romancier"
[xii] . Il ne faut oublier non plus
que la fameuse énumération des oeuvres antérieures
de l'auteur fait mention aussi d'un conte "del roi Marc et d'Ysalt
la blonde" (v.5), ouvrage perdu. Et si Cligés était
justement cette histoire de Marc et d'Iseut la Blonde, ou de Tristan
et d'Iseut, ou de la Blonde d'Amour et d'Alexandre, ou de Cligès
et de Fénice? De toute façon, c'est le seul texte qui
n'est pas perdu pour nous! Mais même si Cligés
n'est qu'une lecture de Tristan, auteur aussi d'un texte sur
Tristan, Chrétien rivalise avec lui-même et parvient en
quelque sorte à se vaincre.
Dialoguant avec Tristan et avec soi-même,
Cligés est un exemple de roman sui-référentiel
qui, conscient de sa littérarité, la narrativise. Ouvrage
auto-réflexif, Cligés relève de la poétique
de l'intertextualité. Intertextualité qui veut dire dialogue
et lecture. Lecture d'un texte par un autre texte, ce qui est une forme
de dialogue, mais aussi et tout simplement, lecture du texte par un
lecteur, donc dialogue avec ce dernier. Un texte qui présente
de manière auto-centrique ses processus créateurs refuse
la vraisemblance, assume son caractère artificiel, mais aide
également le lecteur à percevoir un nouveau code qui va
lui permettre de pratiquer une lecture plus ouverte. Déguisements,
fausses morts, coupes, tours ou chemises, objets qui valent par l'oeuvre
ou la technique, breuvages magiques, tous porteurs d'illusion et reflets
d'illusion, contraignent explicitement ou implicitement le lecteur à
prendre ses responsabilités vis-à-vis du texte, vis-à-vis
du monde romanesque. À l'instar du romancier qui crée
à l'aide des mots un univers de son imagination, le lecteur,
à partir de ces mêmes mots, "fabrique en retour un
univers littéraire qui est autant sa création que celle
du romancier"
[xiii] . On doit pourtant remarquer que le lecteur ne partage
jamais l'illusion des personnages et on doit en rendre honneur à
l'auteur. Chaque fois qu'il serait menacé de «succomber
à l'illusion», Chrétien brise le contrat fictionnel
établi au niveau des événements et en conclut un
autre, plus subtil, au niveau du roman dans son ensemble. Le lecteur
a toujours le privilège de connaître la pleine réalité,
refusée aux personnages. L'illusion n'appartient qu'à
eux, le lecteur en est préservé justement par ce déplacement
d'intérêt de la fiction à la narration, par cette
«distance esthétique» qui l'empêche de s'identifier
aux personnages et lui fait partager la perspective de l'auteur.
Depuis ses origines donc, le roman s'est soucié
de façonner son lecteur. Peu de textes accordent aux lecteurs
ou en exigent une attitude de liberté par rapport au texte même.
Cligés est de ceux-là. Son auteur, poète
menteur, «lieur de voyelles», rival ou disciple du Dieu
Créateur, fait entendre dans un siècle placé encore
entièrement sous le signe de l'Autorité et de l'Écriture,
une écriture et une voix venues d'ailleurs. Les mots ne disent
plus le monde, ils ne sont plus porteurs de tradition. Leur force, c'est
d'agir sur autrui. Situé à égale distance du mensonge
et de la vérité, Cligés ne raconte, en
dernière instance, que sa propre aventure poétique.
Cette dimension ludique qui fait vaciller le Sens,
le rôle grandissant assigné au lecteur, invité lui
aussi à rejeter l'Autorité (y compris celle de l'auteur?),
à penser par lui-même et à assumer ses responsabilités
vis-à-vis du texte est, certes, importante dans la constitution
du genre romanesque, et cela dès ses débuts. Ce qui est
pourtant essentiel, c'est la possibilité (et en même temps
le devoir intérieur) de poser des questions, les meilleures réponses
pouvant se constituer en de nouvelles questions et, pourquoi pas, en
de nouveaux textes.
En somme, la parole voilée, ambiguë et
auto-réflexive du maître champenois nous garderait de la
pire erreur: celle de donner aux êtres et aux choses un sens ultime
et définitif. "Car personne ne se trompe autant que celui
qui connaît toutes les réponses, sinon, peut-être,
celui qui n'en sait qu'une seule"
[xiv] .
Notes:
[i] Peter
Haidu, Aesthetic Distance in Chrétien de Troyes, Op.cit., p.82.
[ii] "La
reïne garde s'an prant,
Qui l'un et l'autre voit sovant
Descolorer et anpalir;
Ne set por coi il le font
Fors que por la mer ou il sont.
Espoir bien s'an aparceüst,
Se la mers ne la deceüst;
Mes la mers l'angigne et deçoit
Si qu'an la mer l'amor ne voit;
An la mer sont, et d'amer vient,
Et d'amors vient li max ques tient.
Et de ces trois ne set blasmer
La re?ne fors que la mer"
(v.533-546).
[iii] Il
est vrai que le texte affirme que les trois physiciens
"L'angoisse et la malaventure
[...] fesoient a la dame,
Qui au charbon et a la flame
Li fesoient sosfrir martire"
(v.5938-5941),
mais
"martire" ne peut être entendu ici que dans un sens
ironique: c'est tout au plus comme
martyre de l'amour courtois que Fénice risque de périr.
[iv] noter,
lors du même épisode, une illusion référentielle
au niveau du langage: Fénice refuse tout médecin qu'Alis
ferait chercher
"... fors un qui li savra
Legierement doner santé,
Quand lui vendra a volanté"
(v.5636-5638),
qui
"la fera morir ou vivre" (v.5639). Alis et les autres croient
qu'elle parle de Dieu. Chrétien précise qu'il s'agit de
Cligès. noter encore que la torture subie par Fénice est
combien plus concrète que les tourments d'amour connus dans la
première partie du roman par Alexandre et Soredamors.
[v] Il
est impossible de ne pas remarquer ici que le nom n'est plus, en bonne
tradition médiévale, expression d'une essence, d'une destinée,
mais qu'il est plutôt porteur d'illusion.
[vi] Peter
Haidu, Op. cit., p.102.
[vii] La
poire est souvent dans la littérature médiévale
un symbole sexuel, voire obscène, comme en témoigne le
Roman de la Poire du XIIIe siècle: là encore les amants
se trouvent sous un poirier, arbre privilégié du verger
amoureux.
[viii] À
vrai dire Bertrand rappelle plutôt le forestier de Tristan, le
premier à avoir surpris les amants dans la forêt et qui
prévient, comme va le faire Bertrand, l'époux légitime.
[ix] Op.
cit., pp.63 et 107.
[x] Roger
Dragonetti, La Vie de la lettre au Moyen Âge. Op.cit., p.159.
.
[xi] Roger
Dragonetti, Le Mirage des sources. L'art du faux dans le roman médiéval,
Paris, Éditions du Seuil, 1987, p.41.
[xii] Peter
Haidu, Op. cit., p.26.
[xiii] Linda
Hutcheon, Modes et formes du narcissisme littéraire, in Poétique,
no.29, 1977, p.99.
.
[xiv] René
Alleau, Op. cit., p.21.
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Universitatea din Bucuresti, 2002.
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