Le Roman courtois. Tristan et Iseut

Le roman de Tristan et Iseut est une de ces compositions qui donnent une idée élevée de l’imagination populaire. Il fait preuve d’un art consommé par plusieurs de ses traits, quoique nous sachions bien qu’il n’a jamais circulé que sous forme de variantes, sans qu’un poète de génie en ait fixé un texte définitif, à statut d’oeuvre appartenant à l’art dit “cultivé”. La plupart de ces variantes sont d’ailleurs fragmentaires, ou bien prennent la forme de récits consacrés à un seul épisode de la légende.

Tristan et Iseut sont amoureux l’un de l’autre, mais leur union n’est possible que dans l’abandon des richesses terrestres et de l’honneur; par considération de l’autre, ils essaient de se défaire de ce lien funeste, chacun de son côté, mais n’y parviennent pas et seront unis dans la mort.

Cette histoire deviendra en effet l’un des plus caractéristiques mythes européens, car elle élève au degré suprême l’idée de fidélité d’une personne à l’autre, née dans le féodalisme, et l’applique au lien amoureux. C’est une idée qui convient au mariage tel que le conçoit le christianisme, et on peut dire que derrière chaque couple chrétien formé par consentement libre se dessine l’ombre portée du mythe tristanien.

Textes

Il existe deux grandes traditions de la légende de Tristan, qui diffèrent par plusieurs épisodes, voire par des personnages secondaires.

La version dite commune a, quant à son contenu, le caractère le plus archaïque, mais les textes qui en relèvent ne sont pas plus anciens que ceux de l’autre; c’est plutôt le contraire qui est plus vraisemblable. En fait toutes les deux peuvent avoir été fixées à peu près à la même époque, dans les années 60-70 du XIIe siècle. A la version commune se rattachent le texte de Béroul, celui d’Eilhart von Oberg, la Folie Tristan de la bibliothèque de Berne et le Tristan en prose français. Ces textes sont assez divergents entre eux.

La version dite courtoise est illustrée par le texte fragmentaire de Thomas, un trouvère normand d’Angleterre. Il existe de ce texte une traduction allemande inachevée, qui est l’oeuvre de Gottfried de Strasbourg, datant du début du XIIIe siècle, une traduction norvégienne du moine Robert (1226), quasiment complète, ainsi qu’une traduction anglaise anonyme de la fin du XIIIe siècle. S’y rattache également la Folie Tristan  d’Oxford, un poème de 996 vers consacré à un épisode situé au temps de l’exil de Tristan.

Dans deux textes indépendants on trouve la mention d’un jongleur nommé La Chievre, qui aurait écrit en rimes un roman de Tristan. Mais l'ouvrage auquel on renvoie ne s’est pas conservé.

Dans la version commune, dont le témoin le plus ancien est le texte du trouvère normand Béroul, Tristan, Iseut et Marc vivent au temps du roi Arthur. Celui-ci assiste à la justification d’Iseut, accusée d’adultère, et la prend sous sa protection. Chez Thomas, le temps d’Arthur est déjà révolu lorsque se déroulent les aventures de Tristan. Le personnage de l’ermite Ogrin se rencontre seulement dans la version commune, et la version commune est également la seule à attribuer au philtre d’amour une efficacité limitée dans le temps, à savoir trois ans. Par conséquent, le départ des amants de la forêt du Morois s’explique chez Béroul par la cessation de l’effet du philtre et par la dureté de la vie qu’ils mènent loin des cours royales auxquelles ils étaient tous les deux habitués. Au contraire, dans la version courtoise la vie dans la forêt est agréable; elle ne dure d’ailleurs pas longtemps.

Le texte de Béroul s’est conservé dans un seul manuscrit très endommagé par l’humidité. Il en reste 4487 vers comprenant le milieu du récit, et dont près de la moitié pourraient appartenir à un autre auteur. Le poème peut avoir été écrit entre 1150-1170, mais une allusion au mal d’Acre pourrait indiquer que certaines parties sont ultérieures à 1190, date de la naissance de l’expression à l’occasion d’une épidémie qui a frappé les croisés en Syrie, à Saint-Jean d’Acre.

Le texte de Thomas (qui prétend se référer à la version du légendaire trouvère gallois Bréri) est représenté par cinq restes provenant de cinq copies manuscrites différentes; il peut avoir été écrit entre 1155 et 1170. Le fragment de Cambridge, ainsi que celui de Turin, se réduisent chacun à un seul feuillet de quelques dizaines de vers. Plus importants sont les fragments Sneyd (deux groupes de feuillets portant plusieurs milliers de vers), Douce (de 22 feuillets) et les trois fragments de Strasbourg. Ces derniers, conservés dans la bibliothèque du séminaire protestant de Strasbourg, ont brûlé avec les locaux pendant la guerre de 1870, heureusement pas avant d’être publiés par Francisque Michel. L’histoire du fragment de Turin est mystérieuse et romanesque; le texte est actuellement perdu, mais Joseph Bédier a pu en obtenir des photocopies en vue de la publication. Plusieurs de ces morceaux font double emploi entre eux.

Dans un texte du XIIIe siècle intitulé Le Donnei des Amants figure, dans certains manuscrits, un épisode baptisé “Tristan rossignol”. L’amoureux imite les oiseaux de la forêt pour annoncer son amie qu’il se trouve dans le voisinage.

Par un travail extrêmement patient et minutieux, des érudits tels que Joseph Bédier ont pu reconstituer la teneur probable de ces versions avant les dommages que certains manuscrits allaient subir. Très utiles ont été les traductions médiévales de l’ouvrage de Thomas, qui sont d’ailleurs toutes indépendantes entre elles. Le seul texte complet est la Tristramssaga du frère Robert, traduction de Thomas faite en vieux norrois pour le roi Haakon de Norvège en 1226. Mais le frère Robert (probablement un Anglais) a pris des libertés avec le texte, en comprimant de nombreux passages.

Récemment on a découvert un fragment d’une quarantaine de vers provenant de la Folie de Berne, mais qui ne change presque en rien notre connaissance de la légende.

Toutes ces oeuvres ont été écrites, à l’exception du Tristan rossignol, dans la seconde moitié du XIIe siècle. Au siècle suivant commence la vogue des mises en prose, qui cessent de puiser à la tradition orale. Ainsi, entre 1230 et 1235 est composé un vaste Tristan en prose, qui suit dans ses grandes lignes la version de Béroul, sauf pour quelques épisodes, qui sont empruntés à Thomas. L’écrit s’ouvre par un immense roman d’aventures consacré à l’amour de deux ancêtres de Tristan, Sador et Chélinde; leur fils Apollo l’Aventureus tue son père et épouse sa mère. Saint Augustin dévoile à Apollo et à Chélinde leur erreur; Chélinde est frappée par la foudre et le peuple se convertit au christianisme. Suit une version enrichie de la légende de Tristan et Iseut. Lancelot offre aux deux amants un refuge somptueux au château de la Joyeuse Garde, où ils connaissent l’amour parfait. Mais Tristan prend part à la Quête du Graal, ce qui permet à Marc d’enlever la reine. Tristan, blessé par son oncle avec une épée empoisonnée, languit dans son lit. Marc et Iseut lui rendent visite. Iseut se penche sur la poitrine du malade et alors Tristan la serre dans ses bras et lui crève le coeur, pour qu’ils aillent ensemble dans le royaume de la mort.

Malgré l’excentricité de ses inventions, c’est cette version tardive qui a connu la célébrité au Moyen Age, tandis que les beaux textes en vers de Béroul et de Thomas sombraient dans l’oubli.

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