La chevalerie et ses textes

Tandis que la société présentée dans les chansons de geste demeure assez archaïsante, simplifiée à grands traits dans une atmosphère de légende, la poésie des troubadours nous donne, pour autant que les poètes font des allusions aux réalités du temps, une image nuancée, plus réaliste, voire critique des états de choses. Entre autres, les chansons en langue d’oc font allusion à la chevalerie et aux romans de chevalerie.

La chevalerie, au XIIe siècle, se distingue de l’état militaire proprement dit, en cela qu’elle possède une dimension spirituelle.

Combattre, au Moyen Age, n’est pas une occupation partagée par tous les citoyens. Les serfs n’ont pas le droit de porter des armes. Ils doivent travailler, un point c’est tout. Les bourgeois ne peuvent se servir que d’armes de bois: massue, arc et flèches, bouclier d’osier. La lance et l’épée sont, autant que des instruments, des insignes sociaux, les marques de l’appartenance à la classe guerrière. La tonsure, l’habit ecclésiastique, un mulet comme monture indiquent l’homme d’Eglise. Le vêtement de drap plus ou moins grossier, le bâton sont le signe du “roturier”, c’est-à-dire de celui qui n’est pas noble. Il faut savoir que les membres du clergé régulier sont presque toujours d’origine noble, car les roturiers qui souhaitent se consacrer au service de Dieu seront employés dans les cuisines et dans les ateliers des monastères, avec au plus le rang de “frère convers”, à demi laïc.

Etre noble signifie d’abord être né libre, ensuite appartenir à une famille ayant possédé quelque terre, ne fût-ce qu’un simple alleu. Aux XIe-XIIe siècles il est encore possible aux paysans plus hardis et costauds d’accéder, avec un peu de chance, à la noblesse, en servant leur seigneur. Si l’on a terre, si l’on y élève, sur une motte artificielle, une petite fortification, un donjon, on se fera plus facilement reconnaître comme noble. Cependant il faut encore un rituel, une cérémonie de passage, qui marque de façon solennelle l’admission à la classe des guerriers, soit en venant de la roture, soit, pour les jeunes nobles, en émergeant de l’adolescence. Ce sera l’adoubement chevaleresque.

Le mot “chevalier”, du latin caballarius, indique celui qui a suffisamment de moyens pour se permettre de combattre à cheval, et d’emmener avec lui en guerre un serviteur qui portera ses armes et s’occupera de la bête. Cependant pour le désigner les textes latins emploient le mot miles, “militaire”, terme ayant une tradition romaine et chrétienne qui souligne que le chevalier a une fonction sociale et une mission. Le militaire romain, citoyen de la Ville Eternelle, était au service de la république et du peuple; le chevalier chrétien est au service de l’Eglise. Cette mutation des mentalités aura lieu aux IXe-Xe siècles, pendant la période la plus agitée de l’histoire médiévale, à l’époque où naît le féodalisme. En s’efforçant d’imposer un idéal de paix chrétienne, l’Eglise enrôlera les petits féodaux turbulents afin de faire triompher la “trêve de Dieu”, en leur faisant défendre “la veuve et l’orphelin”, la justice et la piété. Tandis que le paysan riche des temps mérovingiens ne rencontrait aucun obstacle s'il voulait satisfaire ses appétits, sauf la force majeure, le petit chevalier de l’époque capétienne découvre assez vite qu’il est enserré entre les mailles d’un tissu civilisationnel qui lui a destiné une place précise.

Cela s’exprime dans le cérémonial de l’adoubement. Le jeune homme qui sera adoubé, c’est-à-dire admis dans l’ordre des chevaliers, prépare sa promotion par une nuit de prières dans la chapelle du château, en veillant ses armes. Le matin, il se confesse et reçoit la communion, le prêtre bénit ses armes, puis, devant l’assemblée des vassaux, le seigneur qui est son “parrain” lui ceint le baudrier avec l’épée, lui met les éperons, l’embrasse sur la bouche et lui donne la “colée”, qui est parfois une bonne bourrade, au lieu du geste fait en touchant les épaules du candidat avec la lame de l’épée, tel que nous le voyons dans les films historiques. Le plus fréquemment, on adoube les jeunes par dizaines et par centaines, soit les jours des grandes fêtes comme la Pentecôte, soit sur le champ de bataille, en récompense des services apportés ou afin d’exhorter à la vaillance. L’un des éléments les plus significatifs du rituel est le serment prêté par le chevalier, dont voici un texte, tiré du Pontifical de Guillaume Durand, évêque de Mende: “Seigneur très saint, Père tout-puissant… toi qui as permis, sur terre, l’emploi du glaive pour réprimer la malice des méchants et défendre la justice; qui, pour la protection du peuple, as voulu instituer l’ordre de la chevalerie… fais, en disposant son coeur au bien, que ton serviteur que voici n’use jamais de ce glaive ou d’un autre pour léser injustement personne; mais qu’il s’en serve toujours pour défendre le juste et le droit”. La chevalerie est ainsi justifiée par une projection fictive selon laquelle son rôle est uniquement défensif, tandis que le mal est fait par les autres. Mais il n’y a l’ombre d’un doute qu’une bonne partie des torts que les chevaliers prétendent réparer ne seraient pas advenus sans l’initiative d’autres chevaliers.

Le genre littéraire qui célèbre l’ordre des chevaliers est le roman. Le héros du roman est préoccupé par l’amour, par sa propre valeur guerrière qui doit être entretenue au moyen d’exploits retentissants, et par le salut de son âme, que doit assurer une certaine forme d’ascèse. Pour ce qui est de l’amour, il reprend l’idéologie de la fin’amor qui vient des troubadours et qui s’est vite répandue dans toute la France et ailleurs en Europe. Le chevalier sera ainsi tantôt un adultère endurci, tel Lancelot qui aime la femme de son seigneur, la reine Guenièvre, tantôt une sorte de don Juan aux grâces militaires un peu lourdes, comme Gauvain; mais la grande idée du roman est de mettre en scène l’aspiration des guerriers à la pureté, qui les mène parfois à s’abstenir de tout commerce charnel, comme Galaad. Le chevalier présenté dans les romans est préoccupé par sa réputation et ne peut pas se permettre de trop s’engager dans une relation amoureuse, fût-elle entérinée par le mariage. C’est pourquoi il doit “errer”, c’est-à-dire aller par le pays en quête d’aventures: délivrer des pucelles prisonnières, châtier un chevalier violeur et incendiaire, prendre le parti de la justice dans une guerre, ou bien se débattre contre les sortilèges que lui a jetés quelque magicienne dont il a méprisé les appas. La forme la plus haute de l’errance chevaleresque est celle qui qualifie en vue de la vie éternelle: la quête du Graal, vase mystique qui opère des miracles.

L’idée du Graal appartient à Chrétien de Troyes, qui est le premier écrivain à avoir entrevu l’ampleur des possibilités du genre romanesque. Avant lui, le terme de “roman” signifiait souvent une simple traduction du latin en romanz, en langue vulgaire. On traduisait toute sorte de textes: la légende d’Oedipe (Le Roman de Thèbes), des versions tardives de l’Iliade (Le Roman de Troie) et de l’Enéide (Le Roman d’Enéas), des fables (Marie de France), des chroniques royales et ducales (Guillaume de Malmesbury, Robert Wace). Tandis que la poésie des troubadours est essentiellement un genre du Midi, qui ne sera imité dans le Nord qu’au prix de transformations assez considérables, et que la chanson de geste est principalement un genre du Nord, dont les imitations dans le Midi restent sporadiques, le roman, apparu dans les cours de Champagne, de Normandie, d’Angleterre, connaîtra vite une diffusion internationale.

Cela est dû aussi au fait que le roman est dès son origine un genre international: d’une part il est traduit du latin en roman, d’autre part il intègre toute sorte de traditions d’origine celtique et germanique. Ce mélange est visible surtout dans le roman de Tristan et Iseut, une légende d’amour fatal qui se passe en Cornouailles et en Petite Bretagne.

Les noms des personnages sont celtiques, tout comme la légende de leur amour. La littérature courtoise s’en est emparée de bonne heure et en a fait une histoire où un breuvage magique explique d’abord la passion irrépressible des amoureux. Au bout de nombreuses aventures, ils mourront ensemble, lui par une blessure empoisonnée, elle de pitié et de douleur.

D’autre part, le roman est un genre international parce qu’il met en scène une problématique conçue comme relative à un sujet humain général et exemplaire. Il s’agit certes du chevalier, mais aussi de l’homme en général et du chrétien face à son destin sur terre et face à Dieu. Le héros romanesque tire tout son intérêt moral et éducatif de cette position du problème. L’amour joue un rôle si important dans le roman médiéval (et surtout dans les romans des siècles suivants) qu’en anglais le mot romance en est venu à désigner à la fois un roman d’aventures et une liaison amoureuse. L’héroïne féminine n’est plus négligée, comme dans les chansons de geste, mais elle devient souvent l’initiatrice et le pivot de l’intrigue. C’est un peu grâce aux romans aussi que le traitement de la femme a constitué en Europe, depuis des siècles, l’un des critères de distinction entre civilisation et barbarie des peuples.

Dès le début du XIIIe siècle, la légende du Graal, initiée par Chrétien de Troyes, se développe dans une immense oeuvre, réalisée par des auteurs différents dans une étonnante concordance: c’est ce qu’on appelle la “Vulgate arthurienne”. Elle se compose de cinq romans qui retracent l’histoire du monde arthurien, et où la “quête du Graal” devient un motif central.

Il existe une immense littérature sur les romans arthuriens et feuilleter simplement le Bulletin bibliographique de la Société Arthurienne peut donner une idée du rythme de la production. A cela s’ajoute la littérature ésotérique consacrée au Graal. Les comparaisons entre les motifs des romans arthuriens et la mythologie celtique sont traditionnelles, mais il n’en est pas sorti une grande clarté méthodologique. Les études narratologiques sur les romans arthuriens ont commencé sous l’impulsion d’Eugène Vinaver et de Peter Haidu. Malheureusement certains romans de la Vulgate n’ont été publiés que dans l’édition introuvable d’Oskar Sommer, faite pour la Carnegie Institution à Washington, en 1909-1913.

Le Moyen Age peut être considéré comme un paradis pour les études féminines (women studies) et celles-ci s’ancrent facilement sur les romans. Il n’existe pas de synthèse stylistique sur les narrations arthuriennes.

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