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II. DE LA «LITTÉRATURE» MÉDIÉVALE
Dans son acception moderne, le terme de «littérature» fait écran entre le
médiéviste et l'objet de son étude, le concept même de littérature n'ayant pas
à l'époque le sens qu'on lui assigne aujourd'hui. En effet, depuis la fin du
XVIIIe siècle, on parle de littérature «comme d'une essence ou d'un
fonctionnement dégagé des servitudes temporelles» (P. Zumthor, Y a-t-il une littérature médiévale?, in Poétique no.66/1986). Or le mot latin literatura, calqué sur le grec grammatiké, voulait dire pour Tacite et
Cicéron «tracer des lettres». Quintilien d'ailleurs l'identifie à la grammaire,
à la philologie. Pour les Pères de l'Église, le terme désigne l'érudition
acquise par l'enseignement païen, non exempte toutefois d'une nuance péjorative.
Pour le clerc médiéval, celui qui sait lire et écrire, letreüre veut dire connaissance de l'écrit et des livres faisant
autorité. Ce n'est qu'au XIXe siècle que par littérature on entend, à la fois, l'ensemble des textes et
l'institution littéraire. Or la littérature médiévale ne fut jamais une
«institution». En tenir un discours total et homogène témoignerait d'une
attitude injuste à l'égard des textes qui ne furent jamais hégémoniques, mais simplement utiles.
Le discours «poétique» médiéval - où poétique est synonyme de littéraire, la
poésie étant au Moyen Âge la manifestation de la littérature par excellence -
disait le monde et rien de ce qu'il proposait n'était vérifiable au-delà d'une
sphère étroite constituée autour de chaque récepteur. Il serait plus juste
donc de constater, avec Ioan Pânzaru (Cercetare
de estetică a oralităţii, 1989), que la culture médiévale
s'organise selon des dichotomies, qui se recoupent partiellement: on aurait,
d'une part, une culture profane, «populaire» et orale, et de l'autre, une
culture chrétienne, savante, écrite, ce qui permettrait de distinguer les
catégories latin/langue vulgaire, écrit/oral, culture savante/culture populaire,
clerc/jongleur. Ces catégories d'oppositions fondamentales pourraient être
complétées par des Après
la chute de l'Empire Romain, dans un monde où elle représente le seul pôle de
stabilité, l'Église commence peu à peu à se considérer une société autonome et
idéale. Elle détient le monopole du savoir, elle est le seul moyen de préserver
et de transmettre une culture qu'elle juge souvent avec sévérité, surtout dans
sa dimension profane, ce qui ne l'empêche pas pourtant de relire, de copier et
donc de sauver de l'oubli les oeuvres d'une Antiquité dont elle décrie par
ailleurs la précarité morale. La renaissance carolingienne remettra en honneur
l'étude des auteurs classiques, invoqués comme modèles de style et de
grammaire. Les Xe-XIe siècles voient d'ailleurs se
développer une poésie liturgique abondante, de même qu'une littérature
historique et hagiographique considérable, en latin. Pourtant, le soin que
mettent les auteurs à respecter les normes du latin classique, au point de produire
des textes hypercorrects, traduit une réalité nouvelle: à partir du IXe
siècle, une nouvelle opposition s'était dessinée dans la réalité culturelle
médiévale, celle entre les litterati,
une minorité capable de comprendre le latin, sinon de le lire et de l'écrire,
et la grande majorité des illiterati,
pour lesquels le latin devient incompréhensible. C'est que, dans les conditions
de l'effondrement de l'Empire, remplacé par une multitude de royaumes barbares,
le latin vulgaire se transforme au point de devenir une langue différente, ou
plutôt des langues différentes, les langues romanes actuelles. Pour le
territoire de l'ancienne Gaule, apparaissent deux langues, distinguées depuis
Dante par la manière de dire «oui» dans chacune: la langue d'oïl, au Nord de la Loire et la langue d'oc ou occitan
au Sud, elles mêmes divisées en plusieurs dialectes, dont les particularités
sont reconnaissables dans la plupart des textes. Le canon promulgué au concile
de Tours, en 813, demandant aux prêtres de prêcher «in linguam rusticam gallicam aut theotiscam», autrement dit en
langue vulgaire, «gauloise» ou «teutonne», traduit cette nouvelle réalité
linguistique. Ce fut la même volonté de se faire comprendre par celui qui parle
une langue différente qui préside à la rédaction des Serments de Strasbourg (842), premier monument de ce qui est en
passe de devenir la langue française, mais aussi du haut allemand. Le choix de passer du
latin, langue du savoir, du pouvoir et de la culture, aux langues vernaculaires
ne fut sans doute pas facile. Il est, certes, justifié par un certain «pragmatisme»
de l'Église, soucieuse de se faire comprendre de ses ouailles, mais va s'accompagner
par nombre d'«alibis». L'écrit en langue vulgaire devra prouver qu'il est
digne d'être gardé en mémoire, grâce à sa valeur morale et/ou édifiante. C'est
ce que prouve le topos - souvent invoqué par les écrivains
en langue vulgaire - du devoir de partager leur savoir, le «talent» que Dieu
leur a confié, de même que, à partir du XIIe siècle, l'exigence
de vérité clamée par les auteurs. Car, ne l'oublions pas, toute oeuvre médiévale
doit répondre à la triple exigence du docere - delectare - movere: plaire, toucher, mais aussi instruire,
transmettre un sens sera l'enjeu de tout texte médiéval. Cela voudrait dire que les couples latin/langue vulgaire et écrit/oral se
recoupent parfaitement? Il est évident qu'au moment où apparaissent les langues
romanes il n'y a de texte écrit que latin. Toutefois, la relation entre oral et
écrit est différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Ainsi que Paul Zumthor l'a
montré (La Lettre et la voix. De la
«littérature» médiévale, 1987), il n'y a pas, jusqu'au XIVe
siècle d'oeuvre qui ne transite par la voix: l'oralité y est première et tout
texte n'existe qu'en performance, d'où une dimension théâtrale incontestable de
la littérature médiévale. N'oublions pas d'ailleurs que, avant la naissance du
roman, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, toutes les formes de
la littérature en langue vernaculaire sont destinées au chant. À son
apparition, le roman en vers est lui aussi lu à haute voix, donc, d'une
certaine manière, l'oralité y est encore présente. Elle persistera encore au
XIIIe siècle, dans le système d'enseignement universitaire: les
cours, on l'a vu, étaient donnés oralement (le professeur commentait d'abord la
lettre d'un texte que les étudiants
n'avaient pas sous les yeux pour en dégager par la suite le sens et proposer, enfin, une interprétation, sententia). Dans les milieux savants, lecture et écriture
représentent des activités bien distinctes. La première est plutôt rumination
d'une sagesse - c'est le sens premier de lectio
-, alors que la seconde comporte deux opérations, recueillir d'abord le texte
sur des tablettes de cire puis l'in-scrire sur le parchemin, les deux
impliquant l'idée d'effort. Cette omniprésence de
l'oralité ne devrait pourtant pas nous faire croire que, dans la culture médiévale,
l'écrit occuperait une place secondaire. Au contraire, seul l'écrit - et tout
d'abord l'Écriture - est expression et garantie d'autorité. Un texte vraiment
important, qui doit se graver en mémoire, sera mis par écrit, in-scrit sur
parchemin. Si le texte existe d'abord en performance orale, sa conservation,
sa «mise en mémoire» est confiée à l'écrit. 3. Culture
savante/ culture populaire L'opposition écrit/oral ne correspond donc pas terme à
terme à celle entre latin et langue vulgaire et encore moins à celle entre
culture savante et culture populaire. Tout d'abord du fait que, paradoxalement,
la dernière est transmise souvent au moyen des représentants de la première,
qui la méprisent et ne cessent de préciser la distance qui sépare les honesti, lettrés sachant lire et écrire
le latin, des rustici illétrés.
Pourtant la frontière est indécise entre lettré et illetré. Peut-on affirmer
que le moine copiant un manuscrit que, souvent, il ne comprend pas est plus
«cultivé» que le seigneur illetré qui se fait chanter ou réciter des chansons
de geste, des chansons d'amour, des vies de saints? Il serait alors
plus juste de remarquer, avec M. Zink (Littérature française du Moyen Âge, 1992), que, si l'écrit est indéniablement
un critère de culture, il n'est pas le seul et surtout il ne possède
pas l'autonomie qui est sienne de nos jours, car son utilisation suppose
un passage obligatoire par l'oralité. Pour cette même raison, on ne
pourrait pas opposer absolument la culture écrite, exprimée en latin,
à la culture orale, en langue vulgaire, même si longtemps il n'est d'écrit
qu'en latin. La mise par écrit de la jeune littérature en langue vulgaire,
qui a dû sans doute exister d'abord sous forme orale, est incontestablement
une conquête. Elle marque la naissance de la «littérature» en langue
vernaculaire et fait intervenir un autre couple d'acteurs.
Car, en effet, qui se
trouve à l'origine de cette jeune littérature, qui en est l'«auteur»? Ce dernier
terme est à employer pour l'époque qui nous intéresse avec infiniment de précautions.
En latin médiéval, par auteur on entend tout d'abord celui qui
produit quelque chose en le développant (de augere,
amplifier), ensuite celui qui fait (de ago,
faire, agir), enfin celui dont l'oeuvre procède, comme d'une source investie
d'autorité. Il faudrait en outre distinguer l'auteur, celui dont l'oeuvre se revendique, qui l'«autorise», le compositeur, qui la compose, et le scribe,
qui assure l'inscription sur parchemin, le copiste. Tous ces sens sont à mettre en rapport avec le texte écrit,
dont l'élaboration suppose deux opérations essentielles, dictare, qui insiste sur l'origine du texte,
et scribere, impliquant l'idée d'effort.
Existant en performance orale, le texte médiéval ne peut se revendiquer entièrement
du clerc, à l'origine homme d'Église (clericus), mais de plus en plus celui qui
possède la culture cléricale, ou clergie,
celui donc qui sait lire et écrire. Si sa langue est celle de l'Église, le
latin, il va «passer à la langue vulgaire», la mettre par écrit, lui conférant
un prestige réservé jusque là au latin. À côté du clerc, il y a le jongleur, dont l'étymologie (joculator) traduit l'activité spécifique:
celle d'amuseur professionnel, éternel itinérant, homme de l'oral et de la
performance, sorte d'acteur total, récitant, mime, acrobate. Essentiellement
«interprète» d'un vaste répertoire (plus son répertoire est riche, mieux il
peut gagner sa vie) mais aussi «créateur» car, si prodigieuse que soit sa
mémoire, la vastité même de son répertoire rend impossible une restitution
«fidèle» de l'oeuvre. 5. L'oeuvre dans sa matérialité. Les manuscrits Peut-on d'ailleurs parler de «fidélité» au texte dans le cas de l'oeuvre
médiévale? Les conditions matérielles de sa production nous en empêchent car le
Moyen Âge ne connaît que le livre manuscrit (inventée en 1440, l'imprimerie
compte parmi les découvertes de la Renaissance). Le papier lui non plus n'existe pas avant la fin du Moyen Âge: on écrit sur
parchemin, fait en peau d'animal spécialement préparée pour l'écriture, dont le
vélin (peau de veau mort-né) est la variante la plus luxueuse. C'est ce qui
rend le livre un objet extrêmement cher et coûteux: une bibliothèque comptant
une cinquantaine de volumes était considérée riche. C'est ce qui explique aussi
la parcimonie des copistes des XIe et XIIe siècles,
utilisant une écriture compacte sur la totalité du parchemin et recourant
fréquemment aux abréviations, ce qui rend parfois le texte inintelligible. Le
développement des universités au XIIIe siècle va imposer une
nouvelle mise en page, plus soucieuse de clarté, marquant clairement les
chapitres et paragraphes. La mise en page y est plus aérée. Mais surtout avec
la diffusion d'une culture profane dans les milieux princiaires ou
seigneuriaux, le manuscrit s'orne de superbes miniatures, entretenant avec le
texte une relation privilégiée et complétant le triangle de l'expression:
voix/écrit/image. Le lieu de naissance des manuscrits médiévaux sont les scriptoria, ateliers dans lesquels on les copie. Exclusivement
monastiques au début, ils vont se développer aussi dans les villes, autour des
écoles cathédrales et des universités. L'action même de copier suppose une
intervention - volontaire ou involontaire - du copiste sur le texte, depuis les
erreurs dues à l'incompréhension de la graphie, à la distraction ou à la
fatigue, jusqu'aux modifications importantes, interpolations, ajouts ou
suppressions considérables. Tout comme le jongleur, le copiste se fait
co-auteur, au point que «l'oeuvre immuable, respectée dans sa forme originelle,
signée par son auteur, est une chose à peine concevable dans les conditions de
la création poétique en langue vernaculaire» (K. Halász, Images d'auteur dans le roman médiéval. XIe-XIIIe
siècles, 1992). La variante est donc la forme normale d'existence de
l'oeuvre médiévale, d'autant plus qu'avant le XIVe siècle il n'y a
pas de simultanéité absolue entre la composition de l'oeuvre et sa mise par
écrit: il y a toujours un décalage de quelques décennies entre la date présumée
de la composition d'une oeuvre et le manuscrit le plus ancien qui nous la
restitue. Dans ces conditions on ne peut guère parler de forme «définitive» du
texte. Écrire en roman (c'est
le nom donné à la langue vulgaire) consistera longtemps à adapter, à «translater»,
à recueillir une matière préexistante, à lui donner une forme, à l'orner et
à peiner dans l'accomplissement de cette tâche comme un bon artisan du verbe.
Ce souci de perfection est-il déjà décelable dans les premiers textes? Orientations bibliographiques DE BRUYNE, Edgar, Études d'esthétique
médiévale, 3 vol., Brugge, De Tempel, 1946. ECO, Umberto, Art and Beauty in the
Middle Ages, New Haven and London, Yale University Press, 1986. FARAL, Edmond, Les Arts poétiques du
XIIe et XIIIe siècles. Recherches et documents sur la technique littéraire au Moyen Âge,
Paris, Champion, 1923. GLENNISSON, Jacques, (sous la direction de), Le livre au Moyen Âge, Paris, Éditions du CNRS, 1988. MICHEL, Alain, La Parole et la
Beauté. Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale, Paris, Les
Belles Lettres, 1982. ZUMTHOR, Paul, «Y a-t-il une
littérature médiévale?, in Poétique
no. 66/1986; La Lettre et la voix. De la
«littérature» médiévale, Paris, Le Seuil, 1987. |
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