1. Les nouvelles règles du jeu lyrique

a. GUILLAUME DE MACHAUT (vers 1300 - 1377)

            Un des plus grands poètes du Moyen Âge, Guillaume de Machaut est la figure dominante de la lyrique du XIVe siècle. Clerc, il est attaché à plusieurs grands seigneurs (le roi de Bohême, le roi de Navarre, le duc de Berry), situation caractéristique du nouveau statut du poète et de l'institution du mécénat dont il dépend. Son oeuvre littéraire se partage essentiellement entre le dit et la poésie lyrique. Les quelque quatre cents pièces lyriques, la plupart formes fixes (ballades, rondeaux, virelais), qui doivent à Machaut leur structure définitive, relèvent presque toutes de l'inspiration courtoise mais leur intérêt réside dans la virtuosité technique. Machaut innove aussi dans la façon dont il conçoit le dit: récit à prétention «autobiographique», où se mêlent des réflexions d'ordre général et des pièces lyriques, censées «commenter» le récit. Parmi les dits les plus connus, il faut citer le Remède de Fortune (1341), le Dit du Lion (1342), le Jugement du Roi de Navarre (1349), le Confort d'Ami (1357), la Fontaine amoureuse (vers 1361). Son chef d'oeuvre est sans conteste Le Voir Dit (1364), à la fois art d'aimer et art poétique. Vers la fin de sa vie, Machaut compose un Prologue à l'ensemble de son oeuvre, véritable art poétique. Dernier «poète-musicien», Machaut est également auteur d'une oeuvre musicale importante, qui a contribué de façon décisive au développement de la polyphonie.

            Le Voir-Dit (1364)
            Oeuvre maîtresse de Machaut, le Voir-Dit ou Dit «véridique» prétend raconter l'histoire d'amour entre le poète vieillissant et une jeune admiratrice, Péronne d'Armentières. Le texte est constitué du récit proprement dit, en vers octosyllabes, où sont insérées soixante-trois pièces lyriques, la plupart des formes fixes, et quarante-six lettres en prose, attribuées tantôt au poète, tantôt à sa «dame», l'écriture du livre et le déroulement de l'aventure devenant ainsi concomittantes.
            Dans cet extrait, situé au début du poème, Machaut expose ses intentions poétiques.

Et si quelqu'un me reproche,
Ou se tienne pour mal payé,
Que je mette ici nos écritures,
Aussi bien les douces que les amères,
Que l'on doit appeler épîtres
(C'est leur vrai nom et leur vrai titre),
Voilà ce que je réponds à tous:
Que c'est sur le doux commandement
De ma dame qui m'y invite;
J'ai donc bien raison de m'y appliquer,
Et de faire son doux plaisir,
Pour l'amour de son doux visage.
Je ne sais qui en parlera,
Mais, pour autant, il n'en sera pas [autrement,
Mais tout sera conforme aux ordonnances
De celles en qui git mon espérance.
Et si certaines choses sont dites

Deux fois en ce livre, ou écrites,
Mes seigneurs, n'en soyez pas étonnés,
Car celle sur qui l'Amour veille,
Veut que je mette en ce Dit Véridique
Tout ce que pour elle j'ai fait et dit,
Et tout ce qu'elle a fait pour moi,
Sans rien dissimuler de ce qui s'y [rapporte.
Dit Véridique je veux qu'on appelle
Ce traité que je fais pour elle,
Car je n'y mentirai en rien.
Je vous parlerai des autres morceaux:
Si vous les cherchez avec soin
Vous les trouverez sans faille,
Avec les pièces notées
Et les ballades non chantées
À propos desquelles j'ai eu de [nombreuses idées
Que tout le monde ne connaît pas.

            Pour préparer l'étude du texte:
            - Quel est le projet littéraire annoncé dans ce «prologue»? En quoi diffère-t-il de celui de la poésie d'amour traditionnelle?
            - Est-ce qu'une nouvelle relation s'installe entre le poète et son public? Laquelle?
            - À quelle mutation fondamentale du langage poétique renvoie la distinction entre «pièces notées» et «ballades non chantées»?

            Le baiser
            Les amants se sont retrouvés pour quelques jours. Ils se trouvent dans un jardin, espace privilégié de la courtoisie, favorable à l'amour.

Là, maintes paroles déismes
Que je ne vueil pas raconter,
Car trop long seroit à conter;
Mais sur mon giron s'enclina
La belle, qui douceur fine a.
Et quant elle y fu enclinée,
Ma joie fu renouvelée.
Je ne say pas s'elle y dormi,
Mais un peu sommeilla sur mi.
Mes secretaires qui fu là
Se mist en estant[90], et ala
Cueillir une verde fueillette,Et la mist dessus sa bouchette:
Et me dist: «Baisiés cette fueille.»
Adont Amours, vueille ou ne vueille,
Me fist en riant abaissier
Pour cette fueillette baisier
Mais je n'i osoie touchier,
Comment que[91] l'éusse moult chier.
Lors Desirs le me commandoit,
Qu'à nulle riens plus ne tendoit;
Et disoit que je me hastasse,
Et que la feuillette baisasse:


Mais cils tira la fueille à li,
Dont j'eus le viaire[92] pali;
Car un petit fus paoureus
Par force du mal amoureus.
Nonpourquant à sa douce bouche
Fis lors une amoureuse touche;
Car je y touchay un petiot,
Certes, onques plus fait n'i ot[93]:
Mais un petit me repenti.
Pour ce que quant elle senti
Mon outrage et mon hardement,
Elle me dist moult doucement:
«Amis, moult estes outrageus:
Ne savés-vous nuls autres jeus?»
Mais la belle prist à sourire
De sa tres-belle bouche, au dire;
Et ce me fist ymaginer,
Et certainement esperer
Que ce pas ne li desplaisoit,
Pour ce qu'elle ainsi se taisoit.

            Pour préparer l'étude du texte:
            - La situation dans laquelle se trouvent les personnages est-elle représentative pour la tradition de l'amour courtois? Y a-t-il un écart par rapport à cette tradition? En quoi?
            - Quel est le ton du passage?

            Ballade
Dame, de qui toute ma joie vient,
Je ne vous puis trop aimer ni chérir,
N'assez louer, si com il apartient,
Servir, douter, honorer n'obéir;
Car le gracieux espoir,
Douce Dame, que j'ai de vous voir
Me fait cent fois plus de bien et de joie
Qu'en cent mille ans desservir* ne pourrais.                         *mériter.

Ce doux espoir en vie me soutient
Et me nourrit en amoureux désir,
Et dedans moi met tout ce qui convient
Pour conforter mon coeur et réjouir;
N'il ne s'en part* matin ni soir,                                              *sépare
Ainçois* me fait doucement recevoir                                    *au contraire
Plus des doux biens qu'Amour aux siens octroie,
Qu'en cent mille ans desservir ne pourrais.


Et quand Espoir qui en mon coeur se tient
Fait dedans moi si grande joie venir,
Lointain de vous, ma Dame, s'il advient
Que votre beauté voie, que moult désire,
Ma joie, si comme j'espère,
Imaginer, penser ni concevoir
Ne pourrait nul, car trop plus en aurais
Qu'en cent mille ans desservir ne pourrais.

            Pour préparer l'étude du texte:
            - Étudiez l'usage qui y est fait des personnifications allégoriques. Y a-t-il des différences par rapport au fonctionnement traditionnel de l'allégorie?

            Si par amour n'aimiez
Si par amour n'aimiez autrui ni moi,
Ma grief douleur en serait assez mendre*                                     *moindre
Car m'espérance aroye* en bonne foi,                                         *mettrais
Si par amour n'aimiez autrui ni moi.
Mais quant amer autre, et moi laissier vois[94],
C'est pis que mort. Pour ce vous fais entendre
Si par amour n'aimiez autre ni moi
Ma grief douleur en serait assez mendre.

            Pour préparer l'étude du texte:
            - Quelle pourrait être la signification de la prédilection de Machaut pour la forme fixe?

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Comments to: Mihaela VOICU; Text editor: Laura POPESCU; Last update: July, 2002